Teilhard de Chardin et Trinh Xuan Thuan: l'univers entre science et théologie - Forum protestant

Teilhard de Chardin et Trinh Xuan Thuan: l’univers entre science et théologie

«Principe régissant originel» (Trinh Xuan Thuan) ou «point ultime de convergence et d’accomplissement» (Teilhard de Chardin) ? En réponse à la thématique Dieu, le monde… et la théologie des Rendez-vous de la pensée protestante, «voyage mental aux confins d’une Création aux faux airs de chaos» avec ces deux penseurs sachant faire dialoguer science et foi.

Texte publié sur le blog JFB-Des mots en phase.

 

Dans cet article, j’aborde la relation entre la science, la foi et la philosophie à travers les pensées de Teilhard de Chardin et Trinh Xuan Thuan, éloignés dans le temps mais reliés par la mise en exergue de la complexité macro- et microcosmique qui sous-tendent le réel observable: du cosmos au cerveau pour Trinh Xuan Thuan et de la paléontologie à l’univers pour Teilhard de Chardin. En examinant leurs propos sur la Création et l’évolution cosmique, je me suis intéressée à leurs idées sur le sens de l’univers, le dialogue entre science et foi, ainsi que sur la complexité et l’ordre cosmique entre ordre et chaos. Leurs analyses invitent à repenser les rapports entre le monde manifesté et l’invisible du divin. Les deux penseurs offrent des perspectives intéressantes sur le sens de l’existence et les mystères de la création.

Plus que ce concept de complexité croissante à deux échelles, c’est l’extrapolation du théologien chrétien d’une part et de l’astrophysicien bouddhiste d’autre part qui interroge sur l’articulation entre perception objective du monde existant et compréhension intime de la Création.

 

Teilhard de Chardin: quand le scientifique et le théologien dialoguent

Teilhard de Chardin était un prêtre jésuite, paléontologue et philosophe français du 20e siècle. Il est surtout connu pour sa théorie de l’évolution théologique, où il a tenté de concilier la science et la foi en intégrant la spiritualité dans le processus évolutif. Sa vision de l’univers était marquée par la notion d’un point d’aboutissement, le point Omega, vers lequel l’univers tend, caractérisé par l’unité spirituelle et la plénitude de conscience.

Alors que sa démarche scientifique s’arrête au constat qu’il y a une évolution qui va dans un sens, sa réflexion théologique s’avance jusqu’à proposer qu’il y a une finalité que Teilhard nomme point Omega, qui attire la Création vers lui. Cet horizon d’attente instauré par le théologien implique une dynamique d’évolution qui dans mon esprit n’est pas sans évoquer Bergson.

J’aurais pu m’interroger plus avant sur les corrélations entre l’élan vital tel que Bergson le conçoit et la force décrite par Teilhard dans Science et Christ (1) comme élément du revers de la tapisserie qu’est l’univers:

«La vie ne s’est pas diversifiée au hasard en tout sens mais laisse voir une direction absolue de marche».

En causalisant à rebours (par sa finalité) «la dérive cosmique», Teilhard oppose au principe de hasard ou nécessité celui d’une logique qui nous échappe encore à nous, observateurs humains, mais que le scientifique peut observer. Comment ? Par la manifestation des effets de ce que le théologien décrit comme «une puissance souverainement maîtresse des éléments qui le [l’univers] composent».

Je préfère m’attarder sur la question de finalité donnant un sens à l’univers et niant le chaos et la comparer avec le postulat de Trinh Xuan Thuan.

 

Trinh Xuan Thuan: Pascal et le sens de l’univers

Trinh Xuan Thuan est un astrophysicien vietnamo-américain renommé, également écrivain. Sa carrière académique a été marquée par des contributions significatives dans des domaines tels que la cosmologie et la formation des galaxies. Il est également connu pour ses travaux explorant les relations entre la science et la spiritualité.

Dans Le Chaos et l’harmonie (2), il promeut une vision cosmique qui intègre à la fois les connaissances scientifiques modernes et les perspectives philosophiques et spirituelles, notamment en puisant dans la tradition bouddhiste. Véritable épopée scientifique, l’ouvrage contient une synthèse philosophique des connaissances scientifiques du siècle, couvrant des domaines tels que l’astronomie, la biologie et la physique des particules. Trinh Xuan Thuan est porté par la conviction que la science peut aider à donner un sens à l’univers et à atténuer les souffrances humaines.

Trinh Xuan Thuan a pris le même parti que Teilhard avec sa propre vision bouddhiste et postule d’emblée que «l’Univers a un sens». Démarche qui s’inscrit aussi dans la lignée du pari de Pascal auquel il se réfère dans une version spiritualisée de l’observation de l’univers.

Pour rappel, le pari de Pascal est une idée philosophique développée par Blaise Pascal, penseur et mathématicien du 17e siècle. Selon ce pari, même si l’existence de Dieu ne peut être prouvée de manière rationnelle, il est rationnel de croire en Dieu car les avantages d’une telle croyance (comme le salut éternel) l’emportent sur les coûts (comme le sacrifice des plaisirs terrestres).

Ainsi, malgré l’incertitude scientifique sur la question du sens de l’univers, l’astrophysicien choisit de croire en une vision bouddhiste qui lui donne une perspective significative sur l’univers et sa place en tant qu’être humain.

Démarche qui interpelle et soulève des questions, d’autant que l’auteur n’affirme pas donner de solution mais partage des convictions personnelles. Comme dans le cas de Teilhard de Chardin, le scientifique et l’homme de foi dialoguent.

 

Un principe justifiant: à l’origine ou au final ?

 

Trinh Xuan Thuan et le principe créateur initial

À notre gauche, nous avons l’astrophysicien bouddhiste proposant un principe régissant originel, sorte de moteur de l’univers à traction arrière dirais-je, propulsant devant lui les possibles.

Trinh Xuan Thuan exprime un profond rejet de l’idée du hasard, même en dehors de son impact potentiellement désespérant. Il considère ce refus comme un choix personnel, une sorte de pari sur le sens de l’existence. Malgré la reconnaissance que la science ne peut pas définitivement trancher cette question, l’auteur affirme que chaque élément de l’univers possède une signification et une beauté qui vont au-delà du simple hasard.

Rappelons que le hasard en science se réfère à l’absence de toute cause déterminée dans un événement ou un phénomène. Il implique une incertitude fondamentale et une impossibilité de prédire avec certitude le résultat d’une situation donnée. Le hasard est souvent utilisé dans les modèles probabilistes pour décrire des phénomènes complexes, mais il reste un concept discuté et parfois controversé dans le contexte de la philosophie de la science.

Trinh Xuan Thuan affirme l’idée d’un principe créateur qui a établi les conditions initiales permettant à l’univers de prendre conscience de lui-même. Cependant, il souligne que tout n’est pas prédéterminé dès le début. Bien que l’univers semble être orienté vers la vie et que la conscience y soit intrinsèquement présente, il reste de la place pour la contingence, c’est-à-dire pour des événements qui ne sont pas nécessairement prédéfinis ou prévisibles.

Je me permets de considérer ce principe créateur comme un point Alpha par opposition à l’expression point Oméga de Teilhard de Chardin.

 

Teilhard de Chardin et le principe régisseur final

À l’autre bout de la corde, à notre droite se tient le paléontologue chrétien Teilhard de Chardin, qui envisage un principe régisseur final, sorte de traction avant, tirant à lui la course des possibles, le point Oméga.

Point ultime de convergence et d’accomplissement de l’évolution cosmique. Pour Teilhard de Chardin, le point Oméga représente le but final vers lequel l’univers se dirige, caractérisé par l’unité spirituelle et la plénitude de conscience. C’est une notion complexe qui intègre à la fois des éléments scientifiques, philosophiques et théologiques, et qui exprime une vision de l’évolution comme un processus conduisant à l’émergence d’une conscience collective et d’une union cosmique.

 

Le sens de l’univers et le sens du chaos ?

 

Trinh Xuan Thuan: chaos et imprévisibilité continue, rien n’est prédéterminé

Trinh Xuan Thuan utilise la notion de chaos pour expliquer l’imprévisibilité dans le fonctionnement de l’univers. Il aborde le concept de chaos comme étant très précis et signifiant l’imprévisibilité. Il illustre cette idée avec l’exemple célèbre de l’effet papillon: de petites variations dans les conditions initiales peuvent entraîner des conséquences catastrophiques à grande échelle. Par exemple, un battement d’ailes de papillon au Brésil pourrait, selon cette théorie, déclencher un orage à Paris. Ainsi, Trinh Xuan Thuan montre que les conséquences dans l’univers ne sont pas toujours proportionnelles aux causes, ce qui souligne la complexité et l’imprévisibilité des phénomènes cosmiques.

 

Teilhard de Chardin: chaos et transformation perpétuelle, tout reste possible

Le concept de chaos chez Teilhard de Chardin diffère quelque peu de son utilisation dans d’autres contextes. Pour Teilhard de Chardin, le chaos n’est pas réductible au désordre ni à la confusion, il constitue plutôt un état primordial de potentialité et de transformation. Il voit le chaos comme une étape préliminaire dans l’évolution de l’univers, où la matière et l’énergie sont en mouvement constant et où de nouvelles formes et structures émergent progressivement. Dans sa perspective théologique et cosmologique, le chaos représente un stade nécessaire pour atteindre l’ordre et la complexité croissante observés dans l’univers.

 

Deux chaos, un concept de potentialités

La comparaison entre le chaos selon Trinh Xuan Thuan et le chaos selon Teilhard de Chardin présente un intérêt philosophique et théologique en mettant en lumière les similitudes et les différences entre deux perspectives sur la nature de l’univers et son évolution.

D’un côté, Trinh Xuan Thuan aborde le chaos comme un concept scientifique, mettant en avant l’idée d’imprévisibilité et de complexité dans le fonctionnement de l’univers. Pour lui, le chaos représente l’incertitude et l’imprévisibilité des phénomènes naturels, où de petites variations dans les conditions initiales peuvent entraîner des conséquences significatives à grande échelle.

D’un autre côté, Teilhard de Chardin utilise le concept de chaos dans un contexte plus théologique et philosophique. Pour lui, le chaos est un état primordial de potentialité et de transformation dans l’évolution de l’univers, où de nouvelles formes de complexité émergent progressivement. Il voit le chaos comme une étape nécessaire dans le processus d’émergence de l’ordre et de la complexité dans l’univers, et le relie à sa vision d’une évolution dirigée vers un point d’aboutissement appelé le point Oméga.

La comparaison entre ces deux perspectives peut donc aider à enrichir notre compréhension de la relation entre la science, la philosophie et la théologie, en montrant comment différents penseurs abordent la question de l’ordre et du désordre dans l’univers et son rôle dans l’évolution cosmique.

 

Un sens global sans prédestination ?

En lisant Teilhard de Chardin et Trinh Xuan Thuan, vers où peuvent se porter nos pensées ? Voici le chemin emprunté par les miennes.

Actuellement, les avancées scientifiques nous fournissent, entre autres, deux concepts modernes, le chaos dans le monde macroscopique et le flou quantique, qui ont émergé au 20e siècle. Ces concepts ont révolutionné notre compréhension de la nature en libérant celle-ci des contraintes déterministes imposées par les lois de Newton. En effet, ces nouvelles notions permettent d’expliquer comment des systèmes apparemment chaotiques peuvent générer des structures et des formes complexes tout en conservant un certain ordre sous-jacent. Au lieu de suivre des trajectoires prévisibles et déterminées, la nature s’est révélée capable d’innover !

Le tableau cosmique et terrestre se redessine sous nos yeux à mesure qu’émerge dans notre compréhension du monde le concept d’un univers, d’une Création, apte à improviser et à créer de la complexité, sans pour autant être assimilable à du désordre, et ceci à différentes échelles.

 

Conclusion provisoire (selon le principe d’innovation continue précité !)

Ma promenade réflexive touche à sa fin pour le moment concernant une Création qui dans son épanouissement déploierait ses divers potentiels d’expression. Libre au niveau de la contingence, sans déterminisme entravant et soutenue par un canevas ordonné et complexe. Il ne serait pas superflu selon moi de se fendre d’un article distinguant prédétermination et prédestination !…

D’un chaos initial qui n’est ni néant ni désordre mais qui, prolifique, signifie le possible, la Création emprunte toute voie praticable de sorte que d’une cause surgissent une série de conséquences à développement exponentiel.

Ce voyage mental avec Teilhard de Chardin et Trinh Xuan Thuan aura mené aux confins d’une Création aux faux airs de chaos, imprévisible, multi-potentielle et en transformation constante faisant sens.

Un sens que nos penseurs tentent de cerner, trouver, donner en le prenant par un bout ou l’autre de l’univers. Moteur, à l’alpha ou à l’oméga de la Création, qu’il justifie sans la restreindre, soit par l’élan initial qu’il lui donne, soit par la justification finale qu’il lui confèrera… une fois le parcours de complexification achevé.

Teilhard de Chardin et Trinh Xuan Thuan nous disent un monde significatif reflétant une immanence de l’Esprit au cœur de la matière.

 

Illustration: «Image composite montrant le proche et visible spectre lumineux infrarouge rassemblé par les téléscopes Hubble ACS et WVC3 pendant 9 ans» (NASA, 2014).

(1) Le Seuil (Œuvres de Theilhard de Chardin, 9), 1965.

(2) Le chaos et l’harmonie, La fabrication du Réel, Fayard (Le temps des sciences), 1998 (Gallimard (Folio Essais), 2000).

2 Commentaires sur "Teilhard de Chardin et Trinh Xuan Thuan: l’univers entre science et théologie"

  • Bruno

    Merci pour cet article permettant d’approfondir cette « tension » entre la notion de « principe régissant originel » et la notion de « point ultime de convergence et d’accomplissement ». Votre réflexion, en mettant en parallèle ces deux notions apparemment opposées de Trinh Xuan Thuan et de Teilhard de Chardin, loin de les opposer, permet de rendre plus claire notre compréhension de « l’invisible divin » dans l’histoire de notre univers et de notre monde.

    Si l’évolution de l’univers a un sens dépassant la notion de hasard, le point Oméga pouvant correspondre à « l’unité spirituelle et à la plénitude de conscience », je reste néanmoins en réflexion et réservé par rapport à l’optimisme d’une évolution foncièrement positive qui serait le signe d’une « création empruntant toute voie praticable de sorte que d’une cause surgissent une série de conséquences à développement exponentiel ». En effet, je ne vois de courbes exponentielles qu’entre des points de rupture. S’il y a « immanence de l’Esprit au cœur de la matière », pourquoi a-t-il fallu, par exemple, passer par la destruction et l’éradication des dinosaures pour voir apparaître la possibilité d’un développement de certains mammifères et en bout de course, l’apparition de l’homme, homme d’ailleurs de plus en plus menacé de disparition également !

    Une autre notion risque d’être marginalisée dans notre réflexion, c’est celle de la souffrance collée à toute l’histoire de l’évolution du monde vivant et au maintien de son équilibre nécessitant la présence de prédateurs. Que de cruauté peut se cacher derrière la beauté du monde, comme au travers de l’éclat esthétique d’une toile d’araignée !!
    En tant que penseur chrétien, nous avons cependant la possibilité de croire en un Dieu qui n’est pas tout-puissant, qui s’est incarné dans la réalité de notre monde parce qu’il n’avait pas d’autres possibilités que de partager notre souffrance pour donner une réalité à notre espérance, pour renforcer notre confiance dans son Amour et pour nous accompagner vers la Vie.

  • Josepha FABER BOITEL

    Merci Bruno pour votre remarque pertinente.

    Un deuxième article vient compléter le premier au sein duquel il aurait été long, et peut-être confus, de tout mettre.

    J’y aborde le thème de la rédemption dans la pensée de T. de Chardin.

    Un troisième article (je l’espère selon ma disponibilité à rédiger) abordera divers textes critiques sur la problématique du Mal interne, le péché originel, traitée par T. de Chardin

    Mes articles ne se veulent pas exhaustifs, entreprise impossible selon moi : un article, ou une série, ne peut faire le tour d’une pensée comme celle de Chardin.

    J’espère « mettre le pied du lecteur à l’étrier », j’ose prétendre susciter la discussion ouverte (et vos propos sont totalement dans cette dynamique enrichissante) ainsi que la réflexion personnelle pour que chacun prenne quelque temps à s’interroger sur ses propres convictions et concepts à la lecture de ceux d’auteurs comme Chardin.

    Je ne manquerai pas de garder en tête cette « teinte » spécifique du penseur protestant que vous avez très bien expliquée.

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