Dévoiler l’homme
L’œuvre, les amis (Charbonneau, Bosc, Pouyanne), la sociologie, la théologie et puis les «deux impératifs»: la foi chrétienne, l’honneur. Dans ce bref regard en arrière délivré un an avant sa mort en 1994 (il y a 30 ans ce 19 mai), Jacques Ellul résume ainsi son «sillon»: «dévoiler sur l’homme de ce temps et de cette société, des réalités dont apparemment personne ne semblait tenir compte et qui me paraissaient décisives».
Texte publié dans Foi&Vie 1994/5-6 (dans le numéro Le siècle de Jacques Ellul).
Voir le dossier Jacques Ellul, un homme visionnaire, sur Regards protestants.
… J’ai acquis la certitude qu’il faut faire tout ce qui est à faire, comme le dit l’Ecclésiaste: «Tout ce que ta main trouve à faire avec la force que tu as, fais-le» (1). Par contre, que ça réussisse ou ne réussisse pas, ce n’est plus mon affaire, c’est Dieu qui fera pousser les choses ou ne les fera pas pousser. Si cela ne doit pas pousser, eh bien tant pis, c’est tout ce que je peux dire avant d’essayer autre chose.
Toute ma vie j’ai essayé autre chose.
Mesdames, Messieurs, Chers amis,
Il me faut d’abord vous dire bien évidemment que je suis plein de reconnaissance envers les organisateurs de ce colloque (2), envers ceux qui ont tant travaillé à sa mise en place et que je suis surpris quand de telles marques d’estime et d’honneur me sont données.
Je n’ai jamais eu le sentiment de faire une œuvre si importante. Je me suis toujours vécu, à l’image de ce que Bossuet disait de lui-même: Bos suetus aratro (3) – le jeu de mot en moins – C’est vrai: j’ai toujours vécu comme le bœuf soucieux seulement de tracer un sillon bien droit. Mais finalement guidé par d’autres –, et sans évoquer celui qui, en dernière instance pouvait guider cette charrue, je veux sur le plan humain, en tout cas, citer ceux sans qui je n’aurais rien accompli – c’est-à-dire mes amis. Je suis un homme d’amitié: et sans eux, je n’aurais rien su faire. Ils m’ont orienté dans chacune de mes voies.
Il me faut citer Bernard Charbonneau dont je peux dire qu’il m’a appris à penser ! Mais aussi à regarder le réel de la société au lieu de m’en tenir à mes livres. Il m’a appris à considérer activement le fait social, «ce qui se passait», à l’analyser, le critiquer, le comprendre !
Puis, il y a eu le témoin de la foi chrétienne, Jean Bosc. Ce n’est pas par son témoignage que j’ai été converti à la foi chrétienne mais, après ma conversion, il m’a montré ce que pouvait être un intellectuel chrétien, et appris le sens de la théologie. Enfin, je tiens à citer mon ami Henri Pouyanne qui, lui, m’a fait sortir de la sphère intellectuelle pour me faire saisir l’importance du vivant dans chacun, et que chaque vie est essentielle, que j’avais à être proche de chaque prochain, avec humilité ! Ceci dit, ma formation étant esquissée, il s’agissait pour moi de tirer un sillon bien droit, rien de plus.
J’avais à labourer une partie du monde politique, social, pour permettre d’autres voies peut-être que celles traditionnelles du monde où je vivais !
J’ai ainsi travaillé, sans génie mais avec persévérance, sans inspiration transcendante mais avec la conviction qu’il s’agissait pour moi de dévoiler sur l’homme de ce temps et de cette société, des réalités dont apparemment personne ne semblait tenir compte et qui me paraissaient décisives.
Ces diverses orientations expliquent aussi que mon travail se situait dans deux domaines, ce qui a conduit à deux volets de mes livres: sociologique et théologique.
Quelle relation ?
D’abord, une scrupuleuse séparation – je me suis efforcé de faire que ma théologie n’influence pas une recherche sociologique (calvinisme !) et que ma compréhension de ce monde ne modifie pas ma lecture de la Bible. Il y avait deux domaines, deux méthodes, deux intérêts bien distincts ! Mais ensuite, on peut apercevoir une relation.
D’abord, la proclamation évangélique s’adresse à cet homme vivant dans cette société – et pas à n’importe qui: Message ciblé. Mais aussi bien expression du respect pour l’autre et pour le Message !
Ensuite, c’est l’élément clé: le constat sociologique du monde dans lequel nous vivons est assez désespérant; alors, à l’homme moderne – sans espérance, livré au bonheur immédiat et à l’angoisse inconsciente du lendemain –, de proclamer l’espérance dans la foi en Christ et dans la possibilité d’un amour véridique.
C’est une fonction majeure qui a orienté toute ma vie.
Ainsi, j’ai fait ce que j’avais à faire, sans trop me poser de questions, et sans me prêter au jeu des réussites, des honneurs et des modes !
On a pris cela pour de l’orgueil, ou parfois du mépris, loin de là, mais de l’indifférence à l’égard de tout succès.
Avec ou sans succès, j’avais à faire un certain travail – et je dirai seulement que ce que j’ai fait, je l’ai fait ! C’est tout.
J’avais cependant des points de repères, je n’allais pas au hasard – la rectitude de ce sillon dépendait de deux impératifs (qui d’ailleurs peuvent paraître contradictoires): il y avait fondamentalement ce qui dérivait de la foi chrétienne, de la Révélation, reçue et méditée dans la Bible – et ceci n’a pas besoin d’être explicité.
Et puis la valeur que j’avais reçue de mon père, dans une éducation assez rigoureuse – l’honneur ! – Pour lui, agnostique, l’honneur était la règle de toute sa vie. Mais sait-on encore ce que c’est ?
L’honneur, cette notion si périmée, dans lequel j’ai été formé, comportait quatre règles: ne jamais mentir aux autres, ne jamais se mentir à soi-même, être miséricordieux envers les faibles, être inflexible devant les puissants.
Et j’ai eu à me débrouiller entre ce qui dérivait de la Révélation chrétienne et ces quatre impératifs.
C’est dans ce cadre, selon ces orientations que mon travail s’est fait. Après tout, «je ne pouvais faire autrement». Vous voyez que ma part personnelle est faible, et que l’hommage qui m’est rendu doit revenir à mes amis et à mes parents; je n’ai été que le lien qui unissait ce faisceau, et c’est pourquoi je reçois avec gratitude, mais pour eux tous, ce que vous avez dit et accompli aujourd’hui. Merci à tous et croyez à ma grande reconnaissance.
Illustration: Jacques Ellul dans sa maison de Pessac en 1993 (image du film Jacques Ellul, l’homme entier, de Jacques Steyer).
(1) Ecclésiaste 9,10.
(2) Allocution de clôture prononcée lors du colloque tenu à l’Institut d’études politiques de Bordeaux (12 et 13 novembre 1993).
(3) Un bœuf attelé à sa charrue (NDLR).