Fondements et catégories d'une éthique évangélique: constance et contingence - Forum protestant

Fondements et catégories d’une éthique évangélique: constance et contingence

«Dans la Bible, Dieu institue la permanence des normes par la nouveauté des situations.» Dans cette conférence prononcée en 1972, André Dumas analyse d’abord les ressources apparemment inconciliables de l’éthique normative («éthique de la limite comme barrière et comme tremplin») et des éthiques de situation («fidèles au caractère toujours personnel de Dieu»). Et appelle à dépasser cette opposition entre constance et contingence lorsque l’on tente une éthique chrétienne puisque «découvrir leur double existence en Dieu nous incite à en éviter le divorce en nous-mêmes».

Texte présenté par Stéphane Lavignotte dans le numéro André Dumas, une éthique pour aujourd’hui (Foi&Vie 2015/2).

 

 

Alors qu’André Dumas fut critiqué par la gauche du protestantisme – organisée autour de Georges Casalis – comme trop engagé dans les institutions ecclésiales, André Dumas fut paradoxalement fragile dans son ancrage universitaire. S’il obtient deux années de suite – en 1957 et 1958 – son admissibilité en doctorat à Strasbourg, il est nommé à Paris en 1961 à la chaire de morale et de philosophie en tant que maître de conférences, ce qui ne l’empêchera pas d’en être doyen entre 1973 et 1975. Il n’obtient son doctorat d’État à Strasbourg que le 22 octobre 1982 sur ‘Dieu et la réalité’, à deux ans de sa retraite. Beaucoup sollicité pour des articles et des conférences, il ne prend pas le temps d’écrire ‘sa’ dogmatique ou ‘son’ éthique. En dehors de son livre sur Bonhoeffer, ses principaux ouvrages (aujourd’hui épuisés et difficiles à trouver) sont des recueils de textes ponctuels, qui n’en sont pas moins passionnants. Les deux textes que nous publions ci-après (1) – comme les ouvrages évoqués – montrent cette vraie cohérence de sa pensée. L’œuvre de Dumas est ainsi: elle doit se lire dans une respiration entre des textes d’interventions et des moments de concentration de sa pensée théologique. N’est-il pas ainsi fidèle à son projet d’un Dieu au cœur de la réalité et non aux confins… pas même ceux de la pensée universitaire? Il nous semble que c’est même pour cela qu’il est à redécouvrir. (Stéphane Lavignotte)

 

L’éthique normative et l’éthique de situation ressemblent aux célèbres antinomies de Kant. Chacune d’entre elles a pour se défendre tellement d’arguments valables qu’elles deviennent inattaquables en leur logique, indispensables en leurs affirmations et inconciliables en leur coordination. Avant même de chercher si des déclarations de l’Écriture pourraient les départager ou les harmoniser, il n’est pas mauvais de se rappeler a priori cette opposition antinomique, car il se peut toujours que nous nous servions des citations bibliques pour surmonter artificiellement des impasses rationnelles. Il se peut que nous usions de l’argument scripturaire pratique, pour éviter de réfléchir à l’alternative théorique et qu’ainsi nos solutions courtcircuitent les questions, sans leur avoir laissé vivre leur radicale ampleur. Certes il ne convient pas de soumettre l’éthique théologique aux impératifs de l’éthique philosophique, car la parole de la foi n’est pas postérieure aux données de la réalité, s’il est vrai que la réalité elle-même provient de Dieu, qui parle à la foi. Mais il ne faut pas contraindre le réel à se plier à des schémas déduits de la foi, car c’est dans les contraintes et les contradictions du réel que la foi peut se mettre à parler, non comme conclusion mais comme éclosion, non comme terme mais comme origine, non comme explication mais comme implication. Rappelons donc d’abord la logique inexorable de ces deux éthiques qui s’affrontent aujourd’hui, avant de voir si les rapports de théologie biblique entre décision événementielle et plan de Dieu dans l’histoire, entre ponctualité et linéarité, ont des chances de projeter sur ce débat une sûre lumière.

 

Trois précieuses ressources de l’éthique normative

L’éthique normative – on peut aussi l’appeler objective ou positive – me paraît offrir trois précieuses ressources.

Elle est d’abord extérieure à celui qui la reçoit comme à celui qui la transmet et cette extériorité peut être gage d’une dépersonnalisation salutaire, au sens où la Bible nous dit de Dieu qu’il est, bien que le Dieu du choix, de l’élection, un Dieu non partisan, non affecté par des privilèges, des caprices et des faveurs, un Dieu juste, qui ne fait pas acception de visages (prosopolepsia: Romains 2,11 ; Éphésiens 6,9 ; Colossiens 3,25). La norme, en effet, n’est fonction ni des circonstances, ni des tempéraments. Sa froideur formelle est le garde-fou de son impartialité secourable. En elle est le réconfort du non pragmatique. Elle est sécurisante, parce qu’elle se refuse à cette immédiateté, où le destinataire risque toujours de déteindre sur le message, où la pastorale envahit la dogmatique, au point que l’équivoque du vécu obscurcit l’univoque du à vivre.

Cette éthique se dit objective, pour favoriser la participation à un acte qui survient et commande, au lieu de s’épuiser en un comprendre qui incessamment autoanalyse ses possibles, c’est-à-dire à la limite ses impossibles. La norme en effet est posée comme une donnée irréformable, justement pour qu’il nous soit donné de nous réformer à son approche. Elle est impersonnelle pour constituer ce tuteur de la personne, qui sans elle retombe en mollesse, complainte ou propre justification.

Nous voici déjà amenés à évoquer la seconde ressource de toute morale objective: après son extériorité formelle, sa fermeté pédagogique. Elle résiste aux tentatives de l’ajustement du penser comme l’on vit, puisqu’on ne vit point comme l’on pense. Non pas qu’elle soit par principe corrective, ni pessimiste. Elle s’affirmerait volontiers au contraire, en ses effets, structurante, édifiante et donc optimiste par sa conviction que la bonté se manifeste plus en la rigueur qu’en l’indulgence, plus en l’exigence qu’en la pitié. Selon elle, il n’y a de rencontre que par l’affrontement, et de promesse qu’au jour où les refus mûrissent de la frustration à l’adhésion.

L’éthique, qui pourrait ainsi n’être étymologiquement que la sociologie des mœurs à l’indicatif, mériterait son nom seulement avec l’adjonction de cet adjectif normative, qui l’élève du constat à l’invocation impérative. La norme serait ainsi le squelette nécessaire à la chair de la vie. Elle redresserait l’homme sans cesse tenté de s’incurver sur le pourrissement ou le durcissement de son être naturel. Supprimer la norme, ou seulement la dissoudre en un amour inconditionnel, serait ainsi desservir la croissance de l’être humain, abandonné aux impulsions changeantes, aussi bien de son bon vouloir que de son mauvais vouloir, tous deux dépourvus de savoir comme de pouvoir.

D’où la troisième affirmation qui sous-tend les éthiques normatives: un savoir transcendant sur notre conduite nous est accessible. C’est à lui que doit s’ordonner notre volonté et c’est aussi lui qui nous procurera notre effectivité, même si entre la normativité nouménale et l’historicité phénoménale demeurent toujours cette distance scrupuleuse et parfois ce gouffre obscur, par lesquels nous découvrons justement que notre situation ne s’égale jamais à notre vocation et qu’entre la norme et le réel demeure la fécondité éprouvante de la tension. Toute morale objective suppose donc que le schéma objet-sujet est indépassable, davantage qu’il crée la réalité du sujet par la transcendance de l’objet. C’est une éthique de la limite comme barrière et comme tremplin. Des éléments bibliques sur la souveraineté de Dieu voisinent ici avec des éléments kantiens sur l’inaccessibilité empirique des noumènes. En tout cas l’intangibilité et la pérennité des normes apparaissent signes de l’existence de régulations transcendantes. Toucher aux normes serait porter atteinte à ce dont elles témoignent, disons-le d’un mot, à l’extériorité, à la Seigneurie et à l’immutabilité de Dieu, en lequel, comme le dit l’épître de Jacques: «Il n’y a ni changement, ni ombre de variation» (1,17).

On le voit, la logique des éthiques normatives paraît conforme à une théologie du dessein de Dieu préalable, englobant, récapitulatif à l’entour de la conduite humaine, qui est appelée à s’accorder à ce cercle extérieur, qui la surdétermine, en l’invitant à se déterminer elle-même comme imitation et confirmation du grand dessein divin. Si ces éthiques sont d’inspiration catholique, elles insisteront davantage sur les lois objectives inscrites par le Créateur dans la nature, lois dont l’Église a la charge universelle de clarifier, de maintenir et de faire observer la lecture. Si elles sont d’inspiration protestante, elles insisteront davantage sur les données objectives de l’Écriture, auxquelles la communauté de l’Église doit se soumettre et qui la lient dans sa prédication au monde. Cependant je soulignerai moins ici cette divergence, lois naturelles ou indications scripturaires, que la ressemblance entre ces deux types d’éthique objective. Dans les deux cas, en effet, le préalable normatif forme un bloc antérieur à la rencontre humaine. Il n’est guère susceptible d’exégèse, car sa formulation irréformable est fixée par Dieu qui demande à l’homme de s’attacher d’abord à l’observance, quitte à s’essayer ensuite à lui fournir des intelligibilités.

 

Les éthiques de situation «fidèles au caractère toujours personnel de Dieu»

Peut-on trouver une aussi forte logique dans les éthiques de situation? Sans aucun doute, et c’est bien là ce qui constitue l’antinomie entre deux perspectives dont chacune se nourrit des faiblesses de l’autre et pense d’ailleurs pouvoir s’établir en une cohérence particulière avec l’œuvre de Dieu. Pour les éthiques de situation, il ne saurait y avoir de morale impersonnelle, très particulièrement du côté de Celui qui l’enjoint. Il faut qu’il y ait présence, pour qu’il puisse y avoir réponse. Intercaler une norme objective entre deux sujets, c’est donc démoraliser la conduite, car on remplace la confiance par la conformité et la révolte par la transgression d’un règlement. Les médiations objectives deviennent des écrans. Au Dieu Parole, qui interpelle et répond, se substitue le dieu-regard qui surveille, ou le dieu-miracle qui submerge, mais qui tous deux se taisent. Une morale de situation maintient au contraire le caractère toujours personnel du rapport entre Dieu et l’homme, puisqu’elle atteste l’impossibilité de détacher une injonction d’une présence, un dire de Celui qui le prononce, une loi de la grâce qui est en son donateur. Avant même de se préoccuper de la situation de l’homme, elle se refuse d’oublier que Dieu lui-même est toujours en situation, c’est-à-dire en historicité et en avènement d’être. Par peur de notre incessante dégradation de l’indicible présence de Dieu en une impersonnelle disponibilité et finalement opacité de ses lois et de ses écrits, les morales de situation combattent contre l’intervalle que les normes instituent entre Dieu ordonnant et l’homme écoutant. Par là, elles sauvegardent le caractère même de Dieu, qui n’est ni l’architecte des lois naturelles, ni le législateur des lois scripturaires, mais le vis-à-vis personnel et contemporain de chaque homme, son immédiat Seigneur. Ainsi les morales de situation ont pour premier objectif l’attestation de la présence du Dieu vivant dans son ordre, présence qui risque de l’obscurcir dans la médiation impersonnelle des impératifs, qu’ils soient naturels ou scripturaires.

Pourquoi donc cet existentialisme de Dieu? Afin que la relation entre l’homme et Lui garde toujours son accent éminemment évangélique: Dieu préfère la miséricorde aux sacrifices. Autrement dit, Dieu poursuit le vœu inlassable de son cœur, qui est la redécouverte de l’homme, plutôt que Dieu ne défend le privilège de son droit, qui serait la sujétion de l’homme. Parce que Dieu est miséricorde, il est attaché au destin humain, comme un père et une mère le sont à celui de leur enfant, par le lien d’une grâce, qui n’a d’autre loi que d’être indestructible. La recherche de l’homme dans sa situation vécue est donc la finalité dernière du vouloir de Dieu et non la sauvegarde d’une loi objective non vécue face à cet homme. À la personne de Dieu, il faut la totalité de la personne de l’homme et non l’abstraction qui serait un commandement substitué à la personne de Celui qui le donne et indifférent à la conjoncture de qui le reçoit. Dans les Évangiles, Jésus manifeste cette éthique de situation, quand il préfère le service concret du malade et même la faim concrète de ses disciples à l’observation d’un sabbat, abstrait de son office de reconnaissance personnelle entre le Dieu libérateur et la peine humaine.

Enfin les éthiques de situation soupçonnent que les lectures effectuées de l’ordre de Dieu, qu’il s’agisse de l’Écriture d’ailleurs comme de la nature, se prétendent abusivement non situationnelles et intemporalisées. Car si le Dieu personnel n’a jamais parlé qu’à des hommes situés en un contexte historique, comment pourrions-nous soutenir que nous disposons aujourd’hui d’une éthique normative généralisée et éternisée à partir de ces rencontres, chaque fois signifiantes parce qu’elles furent justement particulières? Les éthiques de situation se croient ainsi conformes au mode biblique de l’apparition des normativités. En effet, la Bible ne contient pas des directives générales, que nous aurions à transposer dans des situations concrètes, comme le fait la jurisprudence à partir de la loi. Au contraire, elle fourmille de données circonstancielles, souvent étranges, d’où nous avons à dégager le sens pour nous de la présence de Dieu. Pour les Grecs, l’essence de la vérité s’obtenait par détachement du subjectif et du temporel. Pour les auteurs bibliques, il n’y a pas d’essence séparable des existences rencontrées, pas davantage que l’âme ne peut se détacher du corps, qui à la fois la cache et la manifeste. La Bible ne nous propose pas d’aller d’un catéchisme constant à nos histoires contingentes, mais de l’histoire de sa miraculeuse contingence à la constance de nos débats.

Les éthiques de situation se pensent donc logiquement fidèles au caractère toujours personnel de Dieu présent en son ordre, à sa miséricorde de Père et à l’historicité de sa Parole. Comme le dit excellemment O. Cullmann dans le dernier paragraphe de son récent ouvrage: «La norme éthique dans la Bible est une histoire» (2).

 

Des éthiques inconciliables?

Est-il possible maintenant de répartir les valeurs qui sous-tendent cette double logique: valeurs objectives de formalité impersonnelle, de fermeté régulatrice et de transcendance astreignante, valeurs existentielles de donation de présence personnelle, de miséricorde radicale et de rencontre événementielle, autour de deux lignes pareillement bibliques, disons autour de l’horizontalité permanente d’un plan divin et de la verticalité contingente de décisions humaines ? Ne s’agit-il pas là d’une conciliation imposée entre deux lectures antinomiques, conciliation tentée plus à la faveur d’une harmonisation souhaitée entre des valeurs jugées complémentaires que selon la rigueur d’exclusions réciproques ?

De fait les éthiques normatives ne permettent à la situation que l’invention des conditions de leur incarnation. La proposition y demeure intouchée par la disposition, à peu près comme dans une bataille il appartient aux échelons inférieurs d’aménager au mieux la mise à exécution d’un plan, dont la vision générale habituellement les dépasse. L’idée de plan implique la visée globale de celui qui l’a conçu et la réalisation parcellaire de ceux qui l’exécutent, avec plus ou moins de promptitude et de succès. Inversement, une éthique de situation entend que l’invention soit entière, nourrie certes des expériences qui la précèdent, mais jamais dépossédée par elles de la responsabilité, non seulement de ce qu’elle exécute, mais de ce qu’elle assume. Disons que la bataille se déroule sans plan préétabli, mais par l’affrontement constant de la liberté à la vérité, si bien que seuls les actes tracent au fur et à mesure l’itinéraire, la carte des opérations étant le compte rendu de ce qui fut vécu et non son préalable.

Au niveau des valeurs, ces deux éthiques sont inconciliables. Deux styles de convictions s’y affrontent, disons par exemple l’exemplarisme idéaliste de Platon et le projet existentialiste de Sartre. Mais nous n’avons pas tâche de résoudre à l’aide de la Bible des antinomies philosophiques. Nous avons, à l’aide sans doute des analogies de langage de la philosophie, à rendre compte de la façon particulière dont Dieu fait surgir son ordre pour l’homme.

 

Le double risque de l’éthique chrétienne

Il faut ici, à mon avis, éviter un double risque. Tout d’abord justement le risque des valeurs antinomiques, qui se répartiraient sur deux lignes, ligne divine de la constance, de la permanence, de l’objectivité, ligne humaine de la contingence, de la responsabilité, de la décision existentielle. Car Dieu et l’homme participent à ces deux lignes. Dieu en effet est aussi le Créateur du nouveau, Celui qui décide continuellement l’existence du monde, comme le second Ésaïe et Descartes à sa manière l’ont bien dit l’un et l’autre. Quant à l’homme, il est aussi cet être de continuité, de persévérance, que justement la décision de Dieu veut convertir de la captivité de la constance au renouvellement de l’imprévu. Pour décidément brouiller les cartes, on pourrait dire que les décisions existentielles de Dieu traversent les plans objectifs de l’homme et que l’événement divin du salut agresse l’institution humaine de la rechute. Gardons-nous donc, me semble-t-il, pour reprendre le titre de ces quelques pages, de solidariser Dieu avec la constance et l’homme avec la contingence, car nous consacrerions un divorce après lequel un mariage s’avérerait toujours aléatoire. Il en est ainsi, pour choisir un exemple de morale courante, quand on répartit l’amour entre la permanence d’une fidélité qui serait la parole orthodoxe de la foi, et la contingence d’une passion, qui devient la suggestion hérétique du désir. En ce partage, l’amour meurt, puisqu’il ne rencontre de soutien divin que pour le cadre de son espoir et non pour son contenu. Ces antinomies ne sont pas en Dieu, qui est à la fois élan et fidélité, spontanéité et mémoire, contingence et constance, rencontre et alliance, extériorité et intimité, irrévocabilité et miséricorde, éveil et vigilance, événement et durée. Parce que le Dieu concret de la Bible ne s’est pas réservé les attributs de l’immutabilité, laissant à l’homme en partage les contingences de l’accident, mais qu’Il se manifeste en Jésus Christ le suprême contingent de la permanence mondaine, l’homme qui l’écoute peut voir sa vie échapper aux valeurs antinomiques. Le premier risque d’une éthique chrétienne me paraît ainsi de transposer sur le rapport Dieu-homme les antinomies inconciliables de la norme et de la décision, alors que découvrir leur double existence en Dieu nous incite à en éviter le divorce en nous-mêmes.

Le second risque se lie au premier. La pente naturelle de l’esprit est soit d’adosser la situation à la norme qui la précède, soit d’exclure par la situation la norme qui pourrait la suivre. Or l’ordre de Dieu tel qu’il apparaît concrètement dans la Bible, ne déjoue-t-il pas cette pente avec son double piège? Dieu ne commence-t-il pas par changer des situations, changements d’où surgissent alors des normes ? Dieu ne procède-t-il pas à des rencontres libératrices, qui engendrent des normativités de maintien dans cette libération ? La contingence de la grâce ne s’accompagne-t-elle pas de la constance de la loi et la décision du salut n’inaugure-t-elle pas l’histoire de l’obéissance? Je verrais volontiers l’originalité de l’éthique chrétienne dans cette éthique de situation créatrice d’une éthique de normativité, au lieu d’une normativité s’adaptant à des situations ou d’une situation stérile de toute normativité. Jeux de mots, sera-t-on tenté de dire, puisque je rétablis des normes sous le nom de situations décisives et que je les nie pareillement, en les faisant apparaître au cœur des situations et non préalablement à elles. La sophistique est un mauvais usage du langage, si elle est l’art de s’échapper sans convaincre… Cependant il y a, je crois, de solides raisons pour soutenir cette vérité paradoxale que dans la Bible Dieu institue la permanence des normes par la nouveauté des situations. C’est la grande évidence, fort classique, du «Demeurez dans ce qui vous est advenu», lors de l’Exode, lors du baptême, lors de la foi et de l’amour. L’acte appelle à l’être et non l’être réclame l’acte, ni l’acte supprime l’être. La décision de Dieu crée l’histoire de l’homme et non la linéarité divine précède la décision existentielle, ni la ponctualité de l’événement de la foi fait s’évanouir la constance d’une éthique possible. Car le propre de l’homme est, avec l’indicatif de sa durée historique, de se tenir dans l’impératif de l’acte de Dieu.

Notre actualité culturelle a connu d’abord l’enthousiasme pour la liberté existentialiste, qui rappelait à l’homme qu’il n’est point répétition de nature, ni de culture, mais responsabilité plénière ; ensuite, la lassitude d’un existentialisme menacé par la perpétuelle évanescence en avant de ses projets, de ses espoirs comme de ses échecs. Aussi la belle discussion de O. Cullmann avec les tenants de l’existentialisme théologique survient-elle au moment où, de cet enthousiasme et de cette lassitude, naissent à la fois un certain doute sur l’adéquation des antinomies philosophiques, pour rendre compte de l’unité de Dieu, de l’acte et de l’être, ainsi qu’un grand espoir en cette théologie concrète où nous apprenons comment Dieu crée les normes en changeant les situations. Si «la norme éthique est dans la Bible une histoire», notre histoire rencontrée par le novum Dei, alors notre constance éthique peut vivre par la contingence souverainement salutaire de cette Divine décision.

 

Illustration: fresque du baptistère de Doura Europos (Syrie, 232) représentant la guérison du paralytique à la piscine de Bethesda.

(1) Ce texte qui suit (inédit, texte préparatoire pour une journée au Centre protestant d’études de Genève le 13 septembre 1972) et celui publié à la suite dans le numéro de Foi&Vie: Fondements bibliques d’une bioéthique.

(2) Heil als Geschichte. Heilgeschichte und Ethik, Tübingen, 1965, traduction en français chez Delachaux, p.306.

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