Même plus peur?
Les signaux sont contradictoires mais on constate désormais une «forme d’insouciance acquise» sans encore déceler si c’est «que la découverte de notre vulnérabilité et la peur de la mort auraient disparu à nouveau du paysage» grâce aux espoirs de «toute-puissance technologique» ou que cette peur serait «maintenant moindre que la peur d’une mort sociale liée au confinement». Il ne faudrait pas toutefois qu’il s’agisse en fait d’une «forme de lâcheté» qui nous fasse sacrifier nos espoirs à nos peurs.
À l’heure où j’écris ce texte, et en dépit des alertes inquiètes du Comité scientifique de la Covid 19, le gouvernement vient d’annoncer un non-renforcement des mesures de restriction de liberté de déplacement (à l’exception toutefois de quelques départements particulièrement atteints par le virus)… au grand soulagement de la population: même plus peur?
La perception du danger du virus, et même de ses mutants réputés plus contagieux, serait-elle plus raisonnable qu’il y a un an? Une forme d’insouciance acquise, parce que le virus est mieux connu, mieux tracé, que les traitements sont mieux codifiés, que la distanciation sociale est intégrée à la vie quotidienne, que ce sont essentiellement les gens âgés avec co-morbidités qui sont victimes des formes graves, épargnant jusqu’à présent enfants et jeunes adultes?
Est-ce à dire que la découverte de notre vulnérabilité et la peur de la mort auraient disparu à nouveau du paysage, faisant place à un sentiment renouvelé de toute-puissance technologique, sous la forme des tests rapides de dépistage (contournant éventuellement les contraintes en cas de positivité, ou même se pensant hors de danger parce que un test était négatif le mois précédent!), du traçage des personnes, de la recherche mondialisée et au pas de charge de nouveaux traitements, de la découverte et la mise en œuvre de plusieurs types de vaccins efficaces, éventuellement ajustables aux variants?
Est-ce à dire plutôt que la peur de cette maladie (qui se révèle somme toute plus mortelle qu’une simple grippe, mais moins létale que d’autres épidémies et guerres du passé, voire qu’être à la rue par grand froid), est maintenant moindre que la peur d’une mort sociale liée au confinement? Lors des derniers conflits mondiaux, la jeunesse, essentiellement masculine, était envoyée au front, payant de sa vie la défense de la patrie et de ses sujets les plus vulnérables… pour finir sur les listes des monuments aux morts dans chaque village de France. Dans cette guerre sanitaire, la jeunesse n’a pas grand-chose à craindre pour sa vie physique (et d’ailleurs, elle se plait volontiers à transgresser les consignes simples de port du masque ou de couvre-feu, d’attroupement de collègues, cigarette et verre à la main sur le trottoir)… Elle est sur un autre front: perte de visibilité concernant son avenir, précarité et peur d’une aggravation de la situation économique, impossibilité de faire des projets (trouver un stage, un emploi, voyager, construire une vie affective…), manque de vie culturelle, relationnelle et affective (isolement des étudiants, violences intra-familiales, chômage), télé-travail subi… tout cela entraine des sentiments de peur de l’avenir, de mort psycho-sociale, de la dépression et des pensées suicidaires qui sont le tribut payé par cette jeunesse-là… On est bien loin du champ d’honneur.
Pour toutes ces raisons, on comprend l’impatience voire l’engouement de la population vis-à-vis du vaccin… Même plus peur? Mais alors, le refus d’un pourcentage non négligeable du personnel soignant, cependant en première ligne de l’épidémie, serait-il le symptôme d’une bravade? D’une contestation du système sanitaire plus que du danger du virus? De la peur irraisonnée, comme au sein de la population, d’un vaccin suspect d’avoir été mis au point trop vite? Ce qui pose bien sûr la question de l’accès à la bonne information, suffisamment claire et loyale, de la volonté et capacité de critiquer les fake news et autres propos complotistes pour passer du déni à la peur, pour conserver un niveau de peur humaine, saine et normale, permettant d’analyser le danger et de continuer à prendre les mesures proportionnées: se masquer (dans la rue, pas dans les bois!), s’isoler (si cas contact), se faire vacciner (dès que possible!), et même sourire (avec les yeux)…
Est-ce à dire enfin que nous serions prêts à tous les sacrifices pour aboutir à ce même plus peur, presque une forme de lâcheté et non de courage réel? Je veux parler de toutes ces restrictions de libertés, de tous ces abandons de nos données personnelles aux géants du numérique capables de nous tracer, de la mainmise autoritaire de l’État (via l’état d’urgence sanitaire) sur la situation épidémique, «quoi qu’il en coûte»! N’en va-t-il pas de la réflexion vigilante de chacun, de s’alarmer avec Hans Jonas (1) que «ce qui devrait faire peur ne fait pas peur…» dans une société devenue trop sécuritaire?
En fin de compte, effectivement, ce «même plus peur»… serait au profit de quoi? D’un courage d’être, ouvrant à la perspective d’un à-venir collectif qui ne serait pas un retour au monde d’avant, mais qui serait peut-être plus enviable, plus soucieux de son environnement, plus conscient de sa vulnérabilité? «Fais des choix qui reflètent tes espoirs et non tes peurs…», disait Nelson Mandela. Retrouver une confiance envers les institutions (qui ne seraient plus a priori suspectes de manipulation) et une sollicitude envers autrui (qui ne serait plus considéré comme un danger de contamination) pour une reprise de vie collective ayant appris à évaluer les risques et à réfléchir aux solutions justes… Même plus peur de rêver!
Illustration: sur la ligne 13 du métro parisien (photo CC-Jacques Paquier).
(1) Hans Jonas, Le Principe responsabilité, Flammarion (Champs), 2013. Traduction de Das Prinzip Verantwortung, 1979.