«La crise a dévoilé de nouvelles poches de pauvreté»
« Bien qu’au contact des plus fragiles, nous pensions que mourir de faim n’était plus possible en 2020 ». Porte-parole de la Fondation Armée du Salut, Samuel Coppens explique ici ce que le confinement contre la pandémie de coronavirus change au jour le jour dans l’action auprès des plus démunis et ce qu’elle révèle comme nouveaux besoins.
Entretien publié par Une plume et des gens.
Maisons pour les enfants, les handicapés, les personnes âgées, les personnes en grande pauvreté … L’Armée du Salut, c’est 200 établissements et services. C’est à peu près 10 000 personnes accueillies tous les soirs dans l’ensemble de nos structures par 2 500 salariés et 4 500 bénévoles.
Pour faire face à cette crise sanitaire majeure, nous avons accentué nos actions en fonction de nos publics. Au sein de nos Ehpad, le confinement a été instauré avant même que le gouvernement exige que nous le fassions. Confinement oui, mais sans pour autant priver nos seniors de lien social. Pour nous, il est hors de question que les personnes âgées perdent leur bonne santé. Nous sommes vigilants au syndrome du glissement (1) et autres pathologies liées au grand âge. Utilisation de tablettes, tchats réguliers via WhatsApp avec les enfants et petits-enfants … Très rapidement, nous avons trouvé des astuces, valables aussi pour les personnes en situation de handicap. Afin de rompre l’isolement, des brigades de courtoisie sont en train de se mettre en place. Il s’agit de groupes de bénévoles qui font le tour des chambres pour discuter avec chacun à travers la porte. Pour l’instant, nos établissements sont plutôt protégés puisque nous ne déplorons que 15 décès (2). C’est une bonne nouvelle pour nous tous !
Du côté du champ de l’exclusion, nous avons ouvert environ 500 lits supplémentaires aux quatre coins de la France pour accueillir des personnes à la rue. En raison de cette période de confinement, l’État a réquisitionné différents lieux comme des hôtels, puis nous les a mis à disposition. Par exemple, à Lyon, c’est un établissement pour l’insertion dans l’emploi (3), actuellement inoccupé, qui accueille des grands marginaux. Des distributions alimentaires à domicile ont également été mises en place de façon massive car il n’est plus possible de distribuer des repas dans la rue. A Paris, chaque jour, nous servons plus de 2 000 repas à des personnes en situation difficile dans les bidonvilles, des hôtels, des squats, etc. Au nord de Paris, à Aubervilliers, toujours dans la rue, tous les matins, des milliers de petits-déjeuners continuent également d’être distribués à celles et ceux qui n’ont pas encore de toit pour se protéger. Les personnes font la queue. Nous leur demandons de respecter les distances de sécurité. Par ailleurs, le siège de la Fondation s’est immédiatement mis en télétravail. Nous travaillons avec nos directeurs locaux en visioconférence et nous éditons une lettre hebdomadaire destinée à l’ensemble de nos salariés pour leur permettre d’être en lien les uns avec les autres. C’est extrêmement important dans un moment anxiogène où la dépression guette tout à chacun y compris les professionnels.
Le tout sans moyen bien entendu ! Pour pallier le manque de masques, une équipe de combat est partie immédiatement en rechercher. La débrouille était de mise ! Des entreprises fabriquant du tissu ont été démarchées. Des directeurs du siège sont partis jusqu’à Valence pour aller récupérer des milliers de masques, puis ont fait le tour de France … Ils ont déposé dans l’ensemble de nos établissements 500 masques par ci, 600 masques par là … L’Armée du Salut étant un mouvement international, nous avons demandé à nos équipes présentes en Angleterre de nous en fournir car à l’époque, nos voisins d’Outre-Manche étaient moins touchés par le virus. Aujourd’hui, des personnes sans papier établies dans un de nos établissements à Paris fabriquent environ 500 masques avec des bouts de tissu récupérés que l’on redistribue dans nos structures. Ivoirien, Sri-lankais … Ils étaient couturiers dans leur propre pays et participent actuellement à l’effort général.
Nous sommes admiratifs des professionnels et de leur engagement. Ils ont un tel sens du dévouement, de l’humanité … Quand je parle de professionnels, j’évoque toutes ces petites mains : ceux qui ont de très faibles salaires, les aides-soignants, les infirmiers et autres qui vont au charbon. Pour eux, le soin et la vie sont fondamentales. Ensuite, nous remercions bien-sûr nos bénévoles et nos nouveaux bénévoles. Car les plus âgés d’entre nous, plus vulnérables, ne pouvaient évidemment plus continuer leurs actions. Sur les réseaux sociaux, un appel au bénévolat a reçu un nombre important de réponses. Ce qui montre que l’Armée du Salut est un acteur social engagé crédible aux yeux de la société.
L’une de nos préoccupations pour demain, pour le jour où le confinement sera levé est : comment va-t-on se désengager des nouvelles missions que l’on accomplit dans ce contexte particulier ? Car cette crise sanitaire nous a révélé de nouvelles poches de pauvreté sur lesquelles il va falloir que l’on continue de poser notre regard. Parmi les personnes que l’on sert à domicile, certaines nous disent qu’elles n’ont pas mangé depuis 48 heures. Au sein de l’Armée, ce type de témoignage nous surprend : bien qu’au contact des plus fragiles, nous pensions que mourir de faim n’était plus possible en 2020. Allons-nous retourner demain dans les bidonvilles dans lesquels nous déposons des repas ? Avec les autres associations et les réseaux, nous allons aussi nous battre pour que les lits supplémentaires réquisitionnés par l’État soient maintenus après le confinement. Car tout le monde doit avoir un toit sur sa tête, que l’on soit susceptible de contracter un virus ou non. Cette crise sanitaire a aussi révélé l’état dans lequel se trouvent les établissements pour personnes âgées et les conditions dans lesquelles elle vivent. On le savait : depuis de nombreuses années, on dénonce un manque de moyens et de personnels. Fort heureusement, au sein de nos Ehpad, nous avons beaucoup d’aidants, des bénévoles issus du voisinage qui nous épaulent. Et cette solidarité est essentielle à la vie !
Illustration : distribution alimentaire à Paris fin mars 2020 (photo Armée du Salut).
(1) Détérioration rapide de l’état général d’un sujet très âgé avec refus de s’alimenter et désir d’en finir. Il « survient typiquement chez un sujet âgé, voire très âgé, aux antécédents médicaux chargés et dont l’état somatique déjà précaire a été fragilisé récemment par un épisode somatique aigu dont il se remet à peine. Après souvent un intervalle libre de quelques jours, s’installe rapidement une altération de l’état général majeure avec déshydratation, dénutrition et les troubles biologiques et somatiques en rapport » (N. Bazin).
(2) Entretien téléphonique réalisé le 9 avril 2020.
(3) L’Établissement pour l’insertion dans l’emploi (EPIDE) a été créé en 2005 et fonctionne aujourd’hui en 19 centres. D’inspiration militaire mais dépendant des ministères de la Cohésion du territoire et du Travail, il a pour mission de « permettre aux jeunes les plus éloignés de l’emploi de s’inscrire dans une dynamique positive d’insertion et de les conduire à construire leur place, de façon durable, dans le monde du travail et dans la société ». Sa particularité est qu’il « exige des jeunes un fort engagement : volontariat, contrat de huit mois minimum, internat de semaine, uniformes, etc.». Tous les centres EPIDE ont été fermés pour la durée du confinement.