Retraites: le pouvoir exécutif à la peine face aux manifestations - Forum protestant

Retraites: le pouvoir exécutif à la peine face aux manifestations

«Dialoguer suppose de comprendre ses interlocuteurs.» Pour Pierre Larrouy, économiste et essayiste (interrogé par Frédérick Casadesus), il était pour le moins risqué de lancer «une réforme qui touche la perception de l’avenir quand, précisément, les citoyens ont une peur bleue de l’avenir».

Chronique publiée sur Le blog de Frédérick Casadesus.

 

L’embarras, plus que le mépris. Depuis le 19 janvier, quatre manifestations massives ont occupé les rues de nos villes. En réponse, le pouvoir exécutif a choisi de prononcer quelques phrases, guère plus. On a attribue cette attitude à des impératifs tactiques: en espérant que le mouvement s’épuise, Emmanuel Macron, Élisabeth Borne et les ministres concernés par la réforme veillent à ne pas envenimer le débat, préserver leurs chances de succès. Mais ce comportement reflète aussi la perplexité de nos dirigeants, la difficulté de la plupart d’entre eux, individualistes à l’extrême, à comprendre le sens d’un des derniers rites collectifs de notre temps.

Que l’on ne se méprenne pas. Ce n’est pas la majorité présidentielle que cette hypothèse met en cause; le Président, la première ministre et les membres du gouvernement ne sont pas plus égoïstes que les autres. Non, bien sûr. En revanche, ils appartiennent à une génération de responsables politiques dont les références et l’imaginaire tranchent avec ceux des plus anciens. Solides quand ils doivent résoudre des questions catégorielles, des problèmes techniques, ils peinent à percevoir les enjeux qui touchent à la sensibilité générale. Emblématique est la remarque adressée par Astrid Panosyan-Bouvet, députée Renaissance, à nos confrères du Monde: «On a peut-être une lecture parfois un peu trop économiciste de la société». Presque naïve, elle révèle que nos élus sont aujourd’hui mal armés pour écouter la colère de nos concitoyens.

 

L’avenir en question

Pierre Larrouy, économiste, essayiste explorant la sémantique du champ politique, nous propose quelques éléments d’analyse:

«Les responsables actuels oublient que la politique ne se fonde pas sur des arguments comptables ou techniques. Dialoguer suppose de comprendre ses interlocuteurs, en d’autres termes d’en avoir une appréhension subjective. Il est inepte de présenter une réforme qui touche la perception de l’avenir quand, précisément, les citoyens ont une peur bleue de l’avenir, Tant que cette anxiété ne sera pas prise en compte et, sinon résolue, du moins apaisée, les Français ne supporteront pas ce type de projet».

Suivant notre interlocuteur, une grande part de cette angoisse face à l’avenir provient, d’une façon que l’on pourrait croire paradoxale, du fait que nos concitoyens ont le sentiment de pouvoir vivre une liberté sans limite, qui refuse toute forme de hiérarchie instituée. Cette dérive se reconnaît facilement dans le champ médiatique, où les plus violents hurluberlus se déchaînent. Elle touche en vérité toutes les strates de la société.

«Je viens d’étudier le pitch de toutes les pièces qui ont été jouées au festival off d’Avignon depuis quinze ans, nous explique Pierre Larrouy. Ce qui en ressort de façon majeure est la mise en scène d’un individualisme que l’on peut qualifier de viscéral puisque le nombril y tient les premiers rôles. L’avenir se résume au quotidien; ce qui est en jeu, c’est le rejet de tout ce qui peut faire obstacle à l’épanouissement d’un moi tout puissant. La recherche constante de la pureté de l’instant se traduit par une jouissance narcissique permanente. Le wokisme en est le prolongement idéologique: en affirmant qu’elle a des droits supérieures à la majorité, toute minorité fait preuve d’un narcissisme exacerbé, réclamant tout et tout de suite pour elle, au risque de tordre la vérité historique – ici se trouve le lien qui la rattache à la cancel culture.»

Comme nous l’enseigne depuis longtemps la psychanalyse, une telle pulsion, régressive, ne fait qu’engendrer des angoisses nouvelles, qui conduisent les individus à retourner contre eux-mêmes les obstacles qui pourraient se dresser devant eux.

Sous cet angle, on peut accueillir les manifestations qui se déroulent depuis le 19 janvier comme une très bonne nouvelle, car elles sonnent le retour d’un mouvement collectif organisé, qui respecte une discipline, connaît donc ses propres limites – à quelques dérapages près –, qui formule des demandes précises. Il est permis d’espérer que la majorité présidentielle, passées quelques semaines de désarroi, sache leur donner des réponses constructives. Nul doute que ce serait une joie. Pas une jouissance.

 

A lire: Pierre Larrouy, Le cabinet noir, Entremises éditions, 200 pages, 15,95€.

Illustration: manifestation du 31 janvier 2023 à Bordeaux (photo Anthony Baratier, CC BY-SA 4.0).

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