Goldman à la belle étoile
«Fait rare dans le show-biz, l’éthique s’est mariée à l’esthétique.» Quand un historien s’intéresse à un chanteur: le livre d’Ivan Jablonka sur Jean-Jacques Goldman est le portrait rigoureux d’un artiste qui répond aux questions «par d’autres questions» et «console sans prendre la pose».
Chronique publiée sur Le blog de Frédérick Casadesus.
Dire en deux minutes une aventure collective, poser des interrogations fondamentales en donnant l’impression de chanter des ritournelles, tel est le grand art de Jean-Jacques Goldman, auteur-compositeur-interprète. Ivan Jabllonka, de son côté, n’a pas vraiment le profil du comique d’opérette: il a publié depuis près de vingt ans nombre d’ouvrages des plus sérieux (notamment sur l’enfance), il enseigne à l’Université Sorbonne Paris-Nord et fait partie de l’Institut universitaire de France. En publiant Goldman (1), il ne se contente pas de rendre hommage à un artiste populaire dont il aime les chansons depuis l’adolescence. Il analyse le parcours d’un Français juif, amoureux des trois couleurs et attentif à la défense des opprimés.
Tout a commencé le 6 mars 1982. Ce soir-là, le gérant d’un magasin d’articles de sports de Montrouge, qui depuis dix ans chantait en parallèle dans de petits galas, des bals, enregistrait des disques sans succès, s’est révélé vedette. Il est émouvant que l’événement se soit déroulé sous les auspices de Michel Drucker, dans une émission de télévision baptisée Champs-Elysées: le journaliste-animateur était déjà l’emblème d’une génération pour qui la bonne humeur et le divertissement pouvaient soutenir un projet démocratique, une forme de traduction médiatique du proverbe yiddish «Heureux comme Dieu en France». Il reste qu’une histoire a pris naissance à ce moment et que les Français continuent aujourd’hui de placer Jean-Jacques Goldman au premier rang de leurs personnalités préférées, lors même que l’artiste n’a pas publié le moindre disque depuis plus de vingt ans.
«Goldman n’est pas seulement un chanteur qui a réussi, souligne Ivan Jablonka dans son livre. Son succès est redoublé par l’estime morale que les gens lui portent, comme si sa générosité et sa modestie avaient sublimé son talent. Fait rare dans le show-biz, l’éthique s’est mariée à l’esthétique. Dès lors, la ‘goldmania’ doit être considérée comme le résultat d’une alchimie qui associe un don musical à une manière d’être, ou, plutôt de ne pas être – pas une star, pas un prétentieux imbu de lui-même, pas un richard étalant son fric, pas un VIP qui se croit au dessus de la piétaille.»
On ne saurait cependant comprendre le triomphe de cet homme par un paradoxe hors-norme. On ne vend pas plus de 30 millions d’albums uniquement parce que l’on continue d’adopter le comportement d’une personne ordinaire.
Les amateurs d’Isaac Bashevis Singer se souviennent que dans son récit Le certificat (2), le romancier rappelle qu’au début du vingtième siècle, face aux pogroms, les juifs d’Europe orientale disposaient de deux solutions: l’exil dans un pays démocratique, ou la Révolution. Pierre Goldman, enfant de la Shoah, bercé par les exploits de ses parents résistants, est passé de la geste contestataire au banditisme, s’est perdu dans l’idée que la violence était la seule voie possible pour abolir les injustices. Jean-Jacques, son demi-frère cadet, a toujours pensé le contraire, estimé qu’il est souhaitable de respecter la loi, la fraternité, la solidarité pour faire advenir une société meilleure.
«Il est deux groupes qui contreviennent absolument à l’éthique de Goldman, observe Ivan Jablonka: d’un côté les puissants, jeunes loups, traders, businessmen et top managers avec, parmi eux, celui que Jean-Jacques serait devenu s’il avait suivi une carrière conforme à son diplôme; de l’autre, les faux-rebelles, les boutefeux en toc, les soi disant maudits parfaitement intégrés, tous ces rats de la misère qui jouent le rôle qu’on leur fait jouer.»
Ouvert aux autres parce que fidèle à son histoire
Jean-Jacques Goldman n’est pas un béni oui-oui. Ses chansons abordent au contraire des sujets difficiles: qu’aurions-nous fait si nous étions nés ailleurs, dans la peau d’un autre ? Est-il facile d’élever seul un enfant ? Pourquoi sommes-nous faillibles ? À chaque fois, l’artiste répond par d’autres questions, suivant l’antique tradition rabbinique. Il ne donne pas de leçons, joue de la simplicité musicale, choisit le rythme et la danse pour transmettre un message plus complexe qu’il n’y paraît. C’est aussi pour cela qu’il touche le grand public. Il console sans prendre la pose.
«La nécessité de se battre est à la fois sociale (faire des études, avoir un bon métier) et culturelle (ne pas avoir honte de ses origines, résister à l’absorption), souligne Ivan Jablonka dans son ouvrage. Dans un État-nation aussi fanatiquement assimilateur que la France, il est difficile d’être minoritaire – juif, protestant, musulman– c’est-à-dire seulement toléré. Face à a cela, le reniement n’est pas la bonne réponse. Quand toute la société considère les différences comme un défaut, il est nécessaire de rappeler qu’elles sont au contraire une chance. Ce mélange d’humilité et d’orgueil, de fierté et d’optimisme, se cristallise dans l’audace d’être soi.»
Chacun voit bien qu’aujourd’hui pareil projet se trouve menacé par le fondamentalisme, de façon radicale. C’est aussi la raison pour laquelle le nouveau livre d’Ivan Jablonka mérite d’être lu pour ce qu’il est. Non pas une évocation des années quatre-vingts, mais le portrait d’un Français juif des plus représentatifs: ouvert aux autres parce que fidèle à son histoire.
Illustration: Jean-Jacques Goldman en concert en 2002 (photo Sandrine Joly, CC BY-SA 2.0).
(2) Gallimard (Folio), 1995, 336 pages, 9,20€.
