Réforme des retraites: la ressource du protestantisme
«Privé de voix ou d’oreilles attentives, le peuple devient foule.» Pour François Dermange (interrogé par Frédérick Casadesus), dans l’actuel conflit des retraites, «camper sur le droit et refuser le dialogue» peut être dangereux, l’exécutif ayant «pris le risque du retour refoulé des passions», bien loin des principes de collégialité du protestantisme.
Chronique publiée sur Le blog de Frédérick Casadesus.
Le refus de négocier de nouveau la réforme des retraites, exprimé ces derniers jours encore par Elisabeth Borne, est justifié par le fait que le texte a franchi toutes les étapes démocratiques de façon parfaitement légale. On voit mal ce qui pourrait, soudain, conduire le Président de la République et le gouvernement à changer d’attitude. On le voit mal et pourtant, quelque chose dans l’air incline à considérer qu’il faudrait, précisément, que le pouvoir exécutif adopte un autre ton, suive un autre chemin. François Dermange, professeur d’éthique à la faculté de théologie de Genève, nous explique pourquoi.
«Il faut distinguer la légalité de la légitimité, remarque en préambule cet intellectuel protestant. Vis-à-vis de la première, le gouvernement est irréprochable, mais la légalité n’épuise pas tout. On le sait, la légitimité a son fondement dans la République. Mais qu’est-ce qu’une République? C’est le régime, nous disent Cicéron et saint Augustin, où le peuple n’accepte d’être soumis qu’aux lois dont il est lui-même l’auteur. Comme le rappelle Philip Pettit (1), Ulysse, qui se fait lier au mât pour ne pas succomber au chant des sirènes, est libre parce qu’il l’a voulu, mais l’esclave que son maître laisse se promener au marché n’est pas libre, puisqu’il dépend de la volonté de son maître. Certes, le 49.3 a bien une origine démocratique, mais nous le sentons tous, camper sur le droit et refuser le dialogue donne l’impression qu’on est sourd à la voix du peuple.»
Nous l’avons souligné voici quelques jours, les protestants sont, par une fidélité viscérale au respect de la loi, rétifs à toute forme de violence de rue. Mais ils n’en demeurent pas moins attachés au Contrat social, une notion qui dépasse de beaucoup le simple refus de toute forme d’absolutisme.
«Pour Calvin, le Magistrat ne domine légitimement le peuple que s’il est lui-même doublement dominé par lui, par sa propre élection et par le vote des lois, rappelle François Dermange. La démocratie indirecte en France crée de la distance. Le peuple se trouve privé de parole dès le moment des élections passé et il ne se reconnaît bientôt plus dans ses ‘représentants’. Où s’exprimer ailleurs que dans la rue? Privé de voix ou d’oreilles attentives, le peuple devient foule et s’enivre à nouveau du mythe national de la Révolution (la seule qui porte en français une majuscule!)»
Comme la plupart des politistes actuels, François Dermange estime que la France n’a jamais rompu avec sa structure d’Ancien Régime, en dépit des changements de régime dont elle fut le théâtre. Cette filiation, pour mieux dire cette impossible coupure, se retrouve même dans le langage employé par le chef de l’État.
«Coupé du peuple, le président ne sait pas lui parler avec ses mots à lui et ses tournures de phrases, analyse notre éthicien. Il donne à voir un monde parallèle, dont on soupçonne – à tort ou à raison – qu’il est fermé sur ses préjugés de classe. La réforme des retraites, de toute façon, ne le concernerait pas vraiment. Ce qui est perçu comme une attitude condescendante du pouvoir a des relents monarchiques. Le peuple, toujours en quête de l’homme providentiel, porte un moment aux nues son héros qu’il rêve ensuite de décapiter.»
«Le risque du retour refoulé des passions»
Le 24 avril dernier, à peine réélu, Emmanuel Macron avait pourtant promis de présider la République d’une façon plus collégiale. La réforme des retraites aurait pu symboliser cette volonté nouvelle: un grand nombre de nos concitoyens, convaincus de la nécessité de faire évoluer le système actuel, auraient sans doute soutenu un processus auquel, d’une manière ou d’une autre, ils auraient été associés. Le succès des deux conventions citoyennes, l’une au sujet du climat, l’autre à propos de la fin de vie, le laisse penser. Force est de constater qu’il n’en a rien été, ou presque. Les protestants peuvent le regretter.
«À l’opposé de la centralisation, le protestantisme a toujours plaidé pour la subsidiarité, souligne François Dermange: prendre les décisions au niveau le plus décentralisé possible, ne remontant plus haut que si cela est nécessaire. Le gouvernement comme les parlementaires auraient dû s’en inspirer bien en amont de la contestation de la rue et ils auraient dû faire preuve de plus de pédagogie sur la nécessité d’une réforme. Faute d’avoir su créer l’espace délibératif d’une discussion argumentée, rationnelle, usant d’une communication peu claire – apparue soudain autoritaire, partisane, méprisante et injuste –, le pouvoir exécutif a pris le risque du retour refoulé des passions, aussi envoûtantes qu’incontrôlées.»
De l’impasse il faudra bien sortir. En toute conscience.
À lire: François Dermange, L’éthique de Calvin, Labor et Fides, 320 pages, 19 €.
Illustration: le président Emmanuel Macron à Pékin le 5 avril 2023.
(1) Philosophe irlandais spécialiste de la tradition républicaine.