L’Académie française, la grammaire et l’antiféminisme sexiste
«C’est ainsi que les choses fonctionnent: dans 90% des cas, le discours dominant devient ridicule quelques décennies plus tard.» L’Académie française s’était scandalisée au début du gouvernement Jospin que l’on puisse écrire «la ministre» et en avait appelé au président de la République. La réponse écrite (ci-dessous) pour la ministre Ségolène Royal en appelait elle à Charles de Gaulle et fut jugée impubliable. Vingt-six ans plus tard, elle montre que les discours dominants n’ont qu’un temps, ceux d’hier (contre la féminisation des fonctions) comme ceux d’aujourd’hui des «fervents partisans de la laïcité».
Texte publié le 19 octobre sur le blog de Jean Baubérot-Vincent.
«Je crains que nous n’arrivions jamais à nous débarrasser de Dieu / Puisque nous croyons encore à la grammaire»
F. Nietzsche, Le gai savoir
Rangeant de vieux papiers, je retrouve un texte que je me rappelais avoir écrit mais dont j’avais oublié le contenu. Mon propos date des années 1997-1998 (1). J’étais au Cabinet de Ségolène Royal, alors ministre déléguée à l’Enseignement scolaire du gouvernement Jospin. Les membres de l’Académie française avaient vivement attaqué Royal en rédigeant une «Adresse solennelle» destinée au Président de la République, Jacques Chirac. Une «Adresse solennelle», bigre ! Quel blasphème, quel crime celle-ci avait-elle pu commettre ? Rien moins que de signer «Madame la ministre» et non, comme le voulait la grammaire française (du moins selon les Immortels), «Madame LE ministre» ! Effectivement, vous conviendrez avec moi qu’un tel forfait, une telle «ségrégation» (sic les Académiciens !), valait bien un recours emphatique devant la plus haute autorité de l’État.
Royal m’avait demandé de lui préparer une réponse. J’ai rédigé alors le texte ci-après. Selon mon souvenir, il provoqua trois réactions. D’abord, il mit en joie le Cabinet et tout le monde (surtout les femmes, of course) se régala à sa lecture; ensuite, de façon quasi unanime, il fut considéré comme impubliable, beaucoup trop provoquant et mettant la ministre en danger, il fallait donc qu’un autre conseiller rédige un nouveau texte nettement moins offensif; enfin, Ségolène Royal, considérant qu’un autre texte constituerait, à mon égard, une sorte de désaveu, décida que, finalement, elle s’abstiendrait de toute réponse.
Un quart de siècle plus tard, il y a maintenant prescription et je publie ce projet de réponse pour deux raisons:
D’une part, en ces temps d’attaques à tout va contre le (supposé) wokisme, contre le féminisme MeToo (Caroline Fourest et Cie), etc, il n’est sans doute pas inutile de donner une piqure de rappel concernant le discours dominant d’il y a 25 ans; rappel sur l’évidence de la domination masculine qu’il connotait, sur son universalisme patriarcal et sur les mises en causes qui lui paraissaient insupportables. Il est des propos, des attitudes qui sont (significativement) totalement oubliées (2) aujourd’hui: j’ai tenté d’effectuer une petite recherche au sujet de cette Adresse sur Internet; quels que soient les mots clés que j’ai proposés, je n’ai rien trouvé. Le ridicule de ce qu’elle prônait est, maintenant, j’ose l’espérer, manifeste: qui se scandaliserait aujourd’hui de ce «Madame la ministre» ? Répliquer en s’adressant solennellement au Président de la République, il fallait quand même oser !
Mais c’est ainsi que les choses fonctionnent: dans 90% des cas, le discours dominant devient ridicule quelques décennies plus tard (ou cent, deux cent ans après, peu importe): que l’on pense aux propos contre le mariage pour tous et aux bêtises crasses qui ont pu être énoncées comme des vérités premières ! Pourtant, cette forme de discours continue de dominer, il est toujours aussi arrogant, pontifiant, sûr de lui et de ses préjugés. Il fustige, injurie, méprise, écrase celles et ceux qui ne se soumettent pas, urbi et orbi, à sa loi.
D’autre part, ce qui est arrivé à mon texte m’apparait très révélateur de ce qui advient à des milliers de paroles: mon propos a été apprécié… et, en même temps, jugé totalement impubliable car, loin de constituer une réponse efficace, il allait induire une polémique où les dominants feraient feu de tout bois, où la ministre prendrait de nouveaux coups, ne pourrait pas s’en sortir à son avantage. Et il m’apparait clair, à la réflexion, que ce diagnostic était réaliste, aussi bien socialement que politiquement.
Mais cela me semble d’autant plus significatif: décrypter le ridicule de la position des Académiciens, leur envoyer dans les dents celle du général de Gaulle (le Secrétaire perpétuel de l’Académie, Maurice Druon, était un fervent admirateur du général) ne pouvait être exprimé sans péril pour l’énonciatrice.
Ce simple fait montre à quel point le discours dominant actuel sur la liberté d’expression, notamment, malheureusement, celui qui est diffusé par l’institution scolaire, est hors sol, à côté de la plaque (j’en connais qui pérorent doctement sur la question sans jamais prononcer le nom de Vincent Bolloré). Il s’avère logique qu’il n’obtienne guère d’acquiescement chez beaucoup d’élèves car, même si ceux-ci ne disposent pas des outils intellectuels pour le contrecarrer, ils ressentent bien que quelque chose cloche.
Faire comme s’il pouvait exister une égale liberté d’expression, comme si la parole rationnelle n’était pas journellement piétinée, comme si les choses pouvaient être décryptées à égalité de chances avec l’énoncé des stéréotypes éculés, c’est vraiment pipeau, c’est se mouvoir dans le pur ciel des idées et propager des faux semblants. Quand on parle, quand on écrit, on doit constamment, pour pouvoir être audibles, tenir le plus grand compte d’un air du temps forgé par des structures dominantes et qui constitue le référentiel implicite à partir duquel chacune et chacun se trouve obligé de se déterminer. Non, la parole n’est pas libre. Pour la libérer un tant soit peu, le combat est quotidien et les ongles saignent. Il en est ainsi dans les pays démocratiques; la situation est pire encore dans les pays autoritaires. Mais il faut résister opiniâtrement et, malgré tout, des batailles sont gagnées: preuve en est que mon texte, vous le constaterez, est devenu assez ordinaire ! Mais la lutte continue, encore et toujours, car de nouveaux lieux communs, cocasses dans cinquante ans, s’imposent par une violence symbolique aussi bête et méchante aujourd’hui qu’hier.
Tout cela est également éclairant pour analyser les propos dominants sur la laïcité: ceux-ci permettent le blanchiment, la mise en respectabilité de détritus mal odorants, qui trainent dans de nombreuses poubelles. Mais, écoutez les médias, même ceux qui nous paraissent, relativement à d’autres, de qualité: cette imposture langagière, c’est la laïcité et les gens qui les profèrent, qui les radotent, sont des gens «attachés à la laïcité», «fervents partisans de la laïcité», etc. Le discours dominant se veut discours unique, broyant sur son passage ce qui lui résiste et prétendant, ironie suprême, «qu’on ne peut plus rien dire».
Et maintenant que j’ai (un peu) énoncé ce que j’avais sur le cœur, ce qui me révolte depuis tant d’années, voilà le texte en question, alors impubliable, aujourd’hui assez banal:
De Gaulle contre l’Académie française
À propos d’une «Adresse solennelle» au Président de la République
En 1881, une jeune fille, Blanche Edwards, demande à s’inscrire au concours de l’Externat [en médecine] de Paris. On lui refuse de pouvoir le faire, au motif que le libelle de ce concours indique «tout étudiant (…)». Cela implique, à l’évidence, qu’aucune femme ne peut concourir. D’ailleurs, à la même époque, la Grande Encyclopédie (dirigée par Marcellin Berthelot) affirme: «L’encéphale [du cerveau] de l’homme est plus lourd (…), le cerveau féminin moins plissé, avec des circonvolutions moins belles, moins amples, qui se détachent avec moins de relief…». Autant de signes manifestes d’infériorité ! Blanche ne doit pas s’inscrire: elle ne pourrait finalement qu’échouer. Le ministre de l’Instruction Publique, Paul Bert, intervient: qu’on la laisse tenter sa chance. Nous verrons bien… Blanche Edwards effectue ses études sous les quolibets des professeurs et des étudiants. Elle réussit son concours dans un très bon rang. Cela lui vaut d’être brûlée en effigie…
Nous n’en sommes plus là. La preuve: exactement un siècle après (1981), l’Académie française a admis, pour la première fois, une femme dans ses rangs. Ce beau libéralisme est resté, cependant, conditionnel. Madame Marguerite Yourcenar devenait… «un Académicien», et non «une Académicienne», au motif que cette dernière appellation aurait offensé la grammaire. Curieuse grammaire: elle ne semble pas prendre ombrage, pourtant, qu’une petite fille soit «une élève»; le contraire serait même sanctionné par… «une enseignante» comme étant une faute grammaticale. La langue française serait-elle donc, à ce point, à géométrie variable ?
Aujourd’hui, nos Immortels en appellent au Président de la République. La grammaire française serait menacée par l’appellation «Madame la ministre». Et d’argumenter avec gravité [je les cite]: le genre masculin est un «genre non marqué» ou «extensif», le genre féminin est un «genre marqué» qui «institue, entre les deux sexes, une ségrégation». Conclusion anxieuse des Académiciens: «Est-ce cette ségrégation que les femmes ministres veulent établir dans le gouvernement ?».
On permettra à une «femme ministre» de remercier d’abord ces illustres Académiciens de leur grande sollicitude envers la cause de l’égalité des sexes. Il est vrai qu’ils montrent l’exemple: en vingt ans, ils ont doublé le nombre de femmes dans leur noble assemblée. Il atteint maintenant le pourcentage sulfureux de 5%. Mais on permettra aussi peut-être à cette femme ministre de faire respectueusement remarquer que, parfois, «le mieux est l’ennemi du bien» et que ce n’est peut-être pas sans raison, qu’en 1998, une femme croit pouvoir être ministre sans pour autant abandonner son genre.
Les mésaventures de Blanche Edwards rappellent qu’il n’existe nulle évidence grammaticale intemporelle qui fixerait au genre grammatical masculin le caractère intrinsèque d’être «non marqué». Au contraire. Historiquement, la «ségrégation» entre sexes s’est trouvée régulièrement favorisée par l’ambivalence du «genre masculin» qui, suivant les situations, inclut ou exclut les femmes, sans que cela paraisse perceptible au niveau du langage. Ainsi, sous la Troisième République, on apprenait aux écolières que le vote constitue un droit essentiel de tout «citoyen», en gardant un silence total sur le fait que l’ensemble des citoyennes, privées de ce droit, n’étaient donc pas des «citoyens» au même titre que ceux qui appartenaient au «genre non marqué». Notons, d’ailleurs, que nous trouvons là une spécificité française dont nous n’avons pas à être fiers. Alors que, dans la plupart des pays démocratiques, les femmes ont obtenu le droit de vote environ trente ans après les hommes, en France, le différentiel entre le vote masculin (1848) et le véritable suffrage universel (1944) atteint presque un siècle. Mais cela, aussi, on le cache en prétendant encore, dans les livres d’histoire, que le suffrage est devenu «universel» dès que le «genre masculin» a pu voter.
Chacun sait que le droit de vote des femmes est intervenu quand le général de Gaulle exerçait le pouvoir. À l’inverse des Académiciens d’aujourd’hui, de Gaulle percevait tout à fait la profonde ambiguïté de l’emploi du «genre masculin» comme genre unique. Aussi a-t-il instauré l’adresse «Françaises, Français» [au début de ses discours], adresse reprise ensuite par tous les présidents de la République. Pourtant, grammaticalement, il effectuait une tautologie puisque le terme de «Français» incluait les Français des deux sexes. Parfois, voyez-vous, chers Immortels, le respect de la dignité humaine passe par une évolution des usages de la langue française. Nul doute que l’actuel Président de la République retiendra la leçon du général, plutôt que d’écouter les sirènes d’un purisme qui n’est peut-être pas que grammatical.
Car, enfin, sur le plan de la grammaire elle-même, il convient de mieux distinguer les emplois dits génériques des emplois spécifiques. Dans les usages génériques, le genre féminin est aussi apte que le masculin à désigner un ensemble d’êtres des deux sexes: quand on affirme que la séance peut commencer parce que «toutes les personnes sont présentes», cela ne signifie nullement que l’accès de la salle a été interdit aux hommes ! On sait, également, que la souris peut être mâle ou femelle. Et, pourtant, «Dame souris trotte…» nous déclare la poésie. Qui aurait écrit: «Monsieur souris trotte» ? Le langage, si abstrait, si arbitraire soit-il, induit un imaginaire. Nous sommes là dans un univers culturel, un univers symbolique qui déborde le plan grammatical. C’est pourquoi, il y a tout intérêt à ne pas donner de désignation masculine à des référents féminins spécifiques.
Sans en être autorisés par l’Académie française, les protestants disent de plus en plus: «Madame la pasteure». La première fois que l’on entend cette appellation, cela choque un peu l’oreille mais, paraît-il, on s’y accoutume très vite. Cette petite difficulté n’existe même pas dans l’emploi de «Madame la ministre». Une semblable nomination passe très bien au niveau de la forme comme à celui du fond et, depuis six mois, l’usage s’en répand très vite. Dans cette France que l’on prétend moralement déprimée, voilà un signe encourageant. Si tant d’homme acceptent sans problème le féminin grammatical, c’est peut-être parce qu’ils ont assez de confiance en eux-mêmes pour ne pas se sentir menacés par l’égalité des sexes, même si celle-ci induit une évolution de l’usage de notre langue.
***
Ne croyez-vous pas que si les Académiciens se montraient un tant soit peu fair play, ils feraient résipiscence et m’éliraient, à l’unanimité plus une voix, sans que je fasse acte de candidature (et donc d’allégeance), membre de leur si glorieuse assemblée ? Ce n’est pas que cela me plairait énormément d’y siéger, mais je serai vraiment content de devenir immortel: je n’ai pas écrit le dixième de ce qui sourd en moi.
Illustration: réception d’Hélène Carrère d’Encausse à l’Académie française en 1991.
(1) J’ai un problème: je croyais que ce projet de réponse avait été la première tâche qui me fut confiée à mon arrivée au Cabinet, au tout début de l’automne 1997 – la ministre étant en fonction depuis le 4 juin (donc ce serait assez logique que l’Académie ait réagi peu de temps après). Oui, mais le texte, lui, se réfère à l’année «1998». Alors qu’en est-il exactement ? Toute personne en mesure de me fournir un renseignement sur cette «Adresse solennelle» serait la bienvenue.
Commentaire d’Éliane Viennot (29 octobre 2024):
«Cher Jean Baubérot-Vincent,
L’Adresse dont vous parlez a été publiée dans Le Monde du 9 janvier 1998, signée du bureau de cette institution (Druon, Carrère d’Encausse, Bianciotti). Le journal l’avait précédée du titre «L’Académie veut laisser les ministres au masculin». Elle s’adressait à Chirac, premier président de droite à cautionner la reféminisation (ou la démasculinisation) du français – après De Gaulle bien sûr, mais celui-ci s’était contenté de restaurer la pratique des doublets (pour que les femmes votent pour lui, ce qui avait parfaitement marché). Peu avant Noël, Chirac avait fait connaitre son accord avec le gouvernement socialiste, décidé à utiliser des noms féminins pour les femmes qu’il venait de nommer au Conseil des ministres du 17 décembre. Le pouvoir reconnaissait ainsi la validité de la demande exprimée au lendemain de la formation du gouvernement Jospin, en juin 1997, par quatre de ses principales ministres (Guigou d’abord, puis Aubry, Buffet et Voynet): être appelées «Madame LA ministre». Royal, connue de plus longue date pour être mobilisée sur ce terrain, ayant fait savoir qu’elle en était. Cette demande avait motivé une première diatribe, ultra misogyne, de Druon («Madame le Ministre, Monsieur la souris», Le Figaro, 15 juillet 1997).
Toute cette histoire peut être retrouvée dans le livre que j’ai dirigé, L’Académie contre la langue française: le dossier “féminisation” (Éditions iXe, 2017). L’Adresse en question ici y est reproduite in extenso, de même que dix autres articles d’académiciens publiés dans la grande presse entre 1984 et 2005. Sont reproduites aussi les Déclarations de la compagnie sur le sujet. Le tout est annoté par nos soins… et nos propres piques, car les propos de cette maison valent souvent leur pesant de cacahuètes en sottises, approximations, erreurs, sans parler des propos racistes et sexistes. Nous signalons aussi, dans la bibliographie, les articles que suscita la colère académicienne tout au long de ces années, et notamment ceux des femmes qui répliquèrent à cette Adresse. La première est bel et bien Ségolène Royal, qui répondit à une interview de Libération (10 janvier). La seconde est Josette Rey-Debove («Madame “la” ministre», Le Monde du 14 janvier), et la troisième Michelle Coquillat («Académie et misogynie», Le Monde du 20 janvier). Je vous renvoie au livre pour la suite – copieuse, jusque dans la presse québécoise.»
(2) Accord grammatical effectué avec le dernier mot et non avec la prévalence du masculin.