Juin 1905: la défaite de la Russie face au Japon
Il y a 120 ans, la Russie reconnaissait sa défaite face au Japon «après un terrible conflit de seize mois». Ce conflit, qui «constitua un tournant civilisationnel et politique» et «commença à transformer le rapport de force entre monde blanc et monde non blanc» contribua aussi (et «ce n’est pas un des moindres paradoxes de cette année 1905») à «l’aspect conciliateur de la loi française de séparation» des Églises et de l’État…
Texte publié sur le blog de Jean Baubérot-Vincent.
Face à une actualité très dépressive, voire sidérante, sur tous les plans, il est important de savoir prendre un peu de recul. Les commémorations constituent habituellement l’occasion de rappels permettant de contextualiser le présent.
Un évènement qui pèse encore sur notre aujourd’hui
Or, en cette année 2025, un événement échappe à cet enjeu commémoratif et semble constituer un angle mort de la mémoire collective: la défaite russe de 1905 face au Japon. Pourtant, à l’époque, ce fait fut considéré comme de première importance, pour plusieurs raisons et il est possible de faire l’hypothèse de cet événement pèse encore sur notre aujourd’hui.. Voyons cela d’un peu plus près.
12 juin 1905, il y a cent vingt ans donc, une note du gouvernement russe indiquait que «la Russie serait disposée à nommer des représentants pour écouter les propositions du Japon». Par cette formule condescendante, l’empire du tzar reconnaissait indirectement sa défaite face aux armées japonaises, après un terrible conflit de seize mois. Cette «grande guerre», selon l’expression de Jaurès, aujourd’hui masquée par celle de 1914-1918, avait focalisé l’attention du monde entier. Elle changea le destin de la Russie. Des soviets s’étaient constitués sur le chemin de fer transsibérien qui transportait les troupes en Extrême-Orient. Les défaites montraient la fragilité du régime tsariste et la guerre s’avéra très impopulaire. Une première Révolution éclata en 1905 (avec le Dimanche rouge de Saint-Pétersbourg et l’épisode fameux du cuirassé Potemkine), répétition générale de celle de 1917.
De façon plus générale, la guerre constitua un tournant civilisationnel et politique, qui commença à transformer le rapport de force entre monde blanc et monde non blanc, donna espoir aux colonisés de différents continents, et déplaça le centre du monde de la Méditerranée au Pacifique (les États-Unis jouant le rôle de médiateurs). Les théories racistes furent impactées. Pour certains, tel le savant dreyfusard et futur prix Nobel Charles Richet, le risque de domination des Jaunes sur l’Occident constituait un «retour à l’animalité» (La Revue, 15 mars 1904). L’écrivain, très populaire à l’époque, Anatole France, se moque d’un tel propos:
«En vain le docteur Charles Richet représenta aux Japonais, un squelette à la main, qu’étant prognathes (…), ils se trouvaient dans l’obligation de fuir dans les arbres devant les Russes qui sont brachycéphales, et comme tels éminemment civilisateurs. (…) ‘Prenez garde que vous êtes des intermédiaires entre le singe et l’homme, leur disait obligeamment M. le professeur Richet, d’où il résulte que si vous battiez les Russes, ce serait exactement comme si les singes vous battaient. Concevez-vous ?’ Ils ne voulurent rien entendre» (18 juin 1904).
«S’il faut un million d’hommes, nous l’avons»
Certes, gardons-nous de l’anachronisme par une comparaison avec l’invasion de l’Ukraine. Pourtant, deux aspects m’ont frappé en étudiant le dossier. D’abord, l’envoi important de soldats de la périphérie de l’empire russe: Polonais, habitants des actuelles républiques de l’Ouest-Asie… stratégie que l’on retrouve maintenant. Ensuite, une filiation peu douteuse quant à l’imaginaire impérial russe et à son refus de la démocratie. La bureaucratie tzariste croyait ne faire qu’une bouchée du petit Japon, malgré l’occidentalisation rapide de ce pays à la fin du 19e siècle. En janvier 1904, peu avant le début des hostilités, un de ses membres déclarait au quotidien nationaliste français La Patrie:
«Notre pays est immense, nos soldats ne coûtent presque rien, et, sur un signe de l’Empereur, se font tuer là où on les envoie. S’il faut un million d’hommes, nous l’avons, s’il en faut deux, c’est tout aussi facile. Chez nous, pas de Parlement, pas de discussions, le tzar commande et tout le monde obéit».
Le tsar, Staline, Poutine: même combat et c’est une donnée de la guerre actuelle que le peuple russe n’ait jamais connu de démocratie !
Cependant, à la différence de son lointain successeur, l’empereur Nicolas II se voulait le champion de la paix, le père du tribunal de La Haye, instauré quelques années auparavant, qui allait permettre de résoudre les conflits entre nations par l’arbitrage. La guerre russo-japonaise marque la fin du «conte de fée» (Le Matin) d’un établissement de «la paix par le droit».
L’ampleur des massacres terrifie:
«Les ruines s’accumulent des deux côtés; c’est un carnage comme on n’en avait encore jamais vu; les plus récentes inventions d’explosifs font disparaitre les hommes par milliers en quelques minutes»,
écrit le journal Le Radical dès l’automne 1904. Et le pire était encore à venir: du 19 février au 10 mars 1905, la longue bataille de Mukden devient l’affrontement le plus meurtrier de l’Histoire: 50000 tués et plus de 100000 blessés. Ancien ministre de l’Instruction publique, Hector Depasse se montre sensible à ce changement de paradigme. Les «progrès de la science et des Lumières» devaient aboutir à un progrès moral et augmenter le bien être; or, non seulement ils rendent la guerre plus meurtrière, mais ils multiplient le nombre des blessés, sauvés grâce à des «hôpitaux hygiéniques»: désormais, ces derniers vivront «une longue vie», sans «bras ni jambes» et n’ayant plus qu’un «tronçon de langue et des lèvres déchiquetées».
Les récits de l’époque ressemblent à ceux qui, dix ans plus tard, témoigneront des horreurs de la Première Guerre mondiale. La guerre russo-japonaise marque le début d’un développement de l’incroyance au Progrès et, aujourd’hui, les discours apocalyptiques fleurissent.
«L’homme blanc se voit arrêter par l’homme jaune»
Peu de temps avant la défaite de Mukden, la reddition russe à Port-Arthur (2 janvier 1905), pourtant citadelle réputée imprenable, stupéfie le monde entier, donnant espoir aux colonisés de renverser un jour la domination de l’Occident. Clemenceau prend la mesure du choc ressenti:
«La chute de Port-Arthur est un événement capital dans l’histoire des rencontres de l’Europe et de l’Asie. L’homme blanc se voit arrêter par l’homme jaune dans son mouvement de conquête sans fin».
La droite fulmine; elle récuse «l’illusion» de considérer les Japonais comme «acquis à nos idées européennes»: ils sont d’une «autre race et ne penseront jamais comme nous». Elle dénonce l’imminence d’un très grave «péril jaune» où le Japon victorieux deviendra l’instructeur de quatre cent millions de Chinois, dont les produits inonderont l’Europe et l’armée innombrable tiendra tête à ses forces militaires.
Dans L’Humanité, Jaurès ne nie pas l’existence d’un tel «péril». Néanmoins, d’après lui, seuls «deux moyens» peuvent le conjurer. D’une part, il faut traiter «les peuples jaunes avec équité et modération» pour ne pas «éveiller en eux des haines inexpiables», et, d’autre part, on doit «hâter l’entente européenne», afin que «la force collective de l’Europe unie» décourage «le monde jaune de toute pensée d’agression» et puisse mettre le vieux continent en état de soutenir «l’inévitable concurrence économique d’un continent nouveau». Dans cette optique, les progrès du Japon et de la Chine, loin de menacer l’Europe, pourraient, au contraire, favoriser son «essor industriel» en offrant à ses producteurs de nouveaux débouchés.
Reste que l’opinion publique française se montre de plus en plus inquiète au fur et à mesure des défaites des troupes tzaristes. La France se trouve très directement concernée car l’affaiblissement de la Russie l’affecte de plusieurs manières. D’abord, comme «nation blanche», en affinité civilisationnelle avec la Russie. Ensuite, la guerre menace une de ses plus riches possessions, l’Indochine. Le «panasiatisme» des Japonais va favoriser, redoute-t-on, les désirs d’émancipation à l’égard de la domination française. Enfin, le rapprochement franco-russe, amorcé au début des années 1890, est devenu, pendant les sept années où Théophile Delcassé (surnommé Delkassoff !) a été ministre des Affaires étrangères, le pivot de la politique extérieure de la France. L’Allemagne se trouvait prise en tenaille; or désormais libérée sur son front Est, elle relève la tête. Une crise éclate alors à propos du Maroc et Delcassé doit partir, au moment même où la Russie accepte les pourparlers avec le Japon.
D’autre part, l’anticléricalisme d’État autoritaire d’Émile Combes, en exacerbant le conflit des deux France, supposait un environnement international pacifique. C’était le cas en 1903, où le petit Père pouvait déclarer: «Nous n’apercevons au-delà des frontières que des visages souriants». Ce n’est plus du tout, bien sûr, le contexte de l’hiver 1904-1905. Alors le projet libéral de Briand, déposé au Parlement dès le 30 juillet 1904, promettant d’opérer la séparation «presque sans rupture, de telle manière qu’il n’en résulte aucun trouble dans le pays», contrastant avec les métaphores guerrières de Combes, devient nettement plus audible. Le débat parlementaire commence en mars 1905. Ce n’est pas un des moindres paradoxes de cette année 1905 que l’aspect conciliateur de la loi française de séparation soit dû, en partie, à la défaite russe en Extrême-Orient !
La guerre russo-japonaise fut donc la véritable entrée dans le 20e siècle et le début du déclin de la suprématie occidentale sur le monde. Aujourd’hui cette fin du monde blanc dominateur n’est toujours pas acceptée et engendre un racisme systémique. Il se manifeste en France même, comme dans d’autres pays – deux assassinats récents nous le rappellent. Il est présent en arrière-fond dans l’attitude envers les crimes perpétués à Gaza: l’Occident n’accepterait pas l’entreprise de destruction systématique de ce territoire s’il faisait partie de sa zone géographique. Une fois de plus le dicton «l’avenir (et le présent) vient de loin» se vérifie.
PS : Le Monde du 12 juin consacre une page à une statue de «Notre Dame des Innocents» qui veut symboliser «l’amour maternel envers tous les enfants spécialement ceux qui ne sont jamais nés». Cette statue, commente le quotidien, «hérisse les associations féministes et de défense des droits humains». On le comprend et on le partage. À la lecture de l’article, la dame responsable de son érection a vraiment tout pour déplaire. Cependant, la statue, même visible de l’espace public, est sur un terrain privé. Briand, dans la discussion de l’article 28 de la loi de 1905 (qui interdit l’érection d’emblèmes et de monuments religieux dans l’espace public) précise qu’un grand calvaire, bien visible de la rue, installé dans un jardin privé n’est pas concerné par l’interdiction car il ne prétend pas symboliser une croyance collective. La loi de 1905 est une loi de paix publique car, bien appliquée, elle s’avère frustrante pour toutes et tous !
Illustration: prisonniers de guerre russe avec des blessés de guerre japonais après la bataille de Liao Yang (photographie publiée dans La Illustración artistica).