Affronter l’incrédible laïcité victorieuse de 1905 - Forum protestant

Affronter l’incrédible laïcité victorieuse de 1905

On «raconte une histoire trop lisse» de la loi de séparation de 1905 «et surtout de son application, en la transformant en une construction raisonnable, crédible, en évacuant ses (apparentes) contradictions, en considérant comme évident le résultat atteint». Pour Jean Baubérot, qui vient de sortir le 3e volume de La loi de 1905 n’aura pas lieu (L’Église catholique légale malgré elle, 1905-1908), il faut au contraire creuser les paradoxes d’une victoire républicaine qui n’a pas voulu être «excessive».

Texte publié sur le blog de Jean Baubérot.

S’inscrire à la présentation de l’ouvrage avec Jean Baubérot et Mazarine M. Pingeot le 2 mai.

 

Il y a maintenant trois semaines que le dernier tome de mon étude sur La Loi de 1905 n’aura pas lieu. Histoire politique des séparations des Églises et de l’État (1902-1908) est paru. Le titre de ce troisième tome reprend une expression de l’époque: L’Église catholique «légale malgré elle». Ainsi s’achève un travail de huit années sur une loi que je croyais, pourtant, déjà bien connaitre. Mais, précisément, je la connaissais assez pour savoir qu’il existait des trous dans la raquette et que plusieurs pièces du puzzle ne s’emboitaient pas. Cependant, la recherche m’a entrainé vers des paysages, des horizons inconnus, bien au-delà de ce que j’avais prévu.

Il ne s’agit pas seulement d’érudition car la loi de 1905 présente aujourd’hui un double intérêt. D’abord, elle fait toujours loi: de valeur quasi-constitutionnelle, elle est source de jurisprudence, notamment du Conseil d’État. Ensuite, elle se trouve très régulièrement invoquée (et parfois sacralisée) dans le débat social et politique, mais, sauf exception, elle est tordue comme un nez de cire. Je n’insiste pas, ayant déjà consacré plusieurs Notes à opérer des rectifications. Mais j’ajoute que, contrairement à ce que croient les gens un peu au courant, elle reste encore largement ignorée. Un petit exemple: il y a quelques mois, au Jeu des mille euros, en question rouge (la plus difficile des six posées), Nicolas Stoufflet a demandé, aux deux candidat.e.s, qui était le père de la loi de 1905. Il a eu beau donner quelques indices, il n’a obtenu aucune réponse !

Sans doute, il y a quelques décennies, on lui aurait affirmé: «Émile Combes»; et, d’ailleurs, le nom du pourfendeur des congrégations est encore mentionné par des journalistes comme l’auteur de la loi. Néanmoins, un nombre non négligeable de ceux que l’on appelle le grand public cultivé savent maintenant qu’il s’agit principalement d’Aristide Briand. Le renouveau historiographique, opéré en gros de 1966 à 1974 et continué depuis lors, plus ou moins vulgarisé lors du centenaire de la loi en 2005, a permis une prise de distance avec la double légende mémorielle, catholique et républicaine, qui, avec des jugements de valeur opposés, racontait d’un seul tenant l’anticléricalisme d’État combiste et la séparation (un ensemble d’exactions d’un côté, d’émancipations de l’autre).

Ce gain de scientificité incontestable a rencontré deux limites. D’une part, on a assisté à une récupération idéologique. La dissociation des deux événements a permis de conclure à une sorte de match nul entre les deux camps. La laïcité française aurait été, en même temps, spoliatrice dans son combat contre les congréganistes, contraignant 30000 d’entre eux à l’exil, et émancipatrice de tout surplomb de la société par la religion. Cette vulgate, un peu trop lisse pour être scientifiquement honnête, convient très bien à la réconciliation opérée entre des Français de convictions diverses, persuadés qu’il n‘existe plus aucun problème entre laïcité et judéo-christianisme. En revanche, entre laïcité et islam, les avis divergent…

… Et cela amène, seconde limite, à ne pas complètement accepter le changement historiographique: Sarkozy, en exposant au Latran sa «laïcité positive», a émis l’idée que la loi de 1905 n’avait été libérale qu’après coup (et, quand j’ai contesté cette version, son entourage m’a filé dans les pattes la lutte anticongréganiste, preuve que l’idée d’une continuité subsistait) et, ces dernières années, on assiste au développement de discours qui énoncent que, quand même !, la loi n’était pas si libérale que cela, et qu’il n’y existe donc pas de rupture entre cette loi et la laïcité (dominante) actuelle.

 

L’importance du récit historique

Un petit livre, par ailleurs excellent, est très représentatif du meilleur de ce courant. Il s’agit de La laïcité de Gwénaële Calvès (1). La partie juridique est, dans les limites des 128 pages de l’ouvrage, impeccable. Sa façon de raconter l’histoire, en revanche… Ainsi, l’autrice ne dit pas un mot sur l’échec des projets de monopole de l’État laïque sur l’enseignement (et des vifs conflits à ce sujet). Pour majorer le conflit, elle cite, de façon substantielle, la déclaration antireligieuse énoncée au Parlement par René Viviani (8 novembre 1906), sans indiquer que le lendemain, Briand, approuvé par Clemenceau, l’a réfutée. Elle ne mentionne pas le discours du même Briand, en février 1907, contre les «victoires excessives» qui «laissent après elles des rancœurs»… et des «haines». D’une manière générale, ses citations de Briand sont très unilatérales. Rien, d’autre part, sur les trois lois de 1907 et 1908 pour rendre l’Église catholique «légale malgré elle» face aux quatre refus du pape (non mentionnés),  etc. Tout cela la conduit, in fine, à reprendre à son compte la thèse du Printemps républicain: en 1905, «la neutralité confessionnelle de l’État n’a pas été affirmée par un État ‘libéral’ au sens que revêt ce terme dans la philosophie politique contemporaine».

Sans s’étendre sur ce très anachronique pseudo-refus de l’anachronisme, et en rappelant que l’article 4, article clef de la loi de 1905, est un emprunt à la législation anglo-saxonne (ce qu’elle se garde bien d’indiquer !), deux leçons peuvent être tirées de la lecture de son livre. D’une part, une juriste écrivant sur la laïcité actuelle ne peut pas se dispenser de retracer son histoire (ce qui montre bien toute l’importance du récit historique); d’autre part, autant le livre est brillant (sans jeux de mots !), autant l’historique est faible. Pourquoi ? On ne peut exclure un certain parti pris. Mais il serait réducteur de n’y voir que cela, puisque l’autrice se montre rigoureuse (à une exception près où elle se contredit (2)) quand elle traite de la situation juridique. On peut donc supposer qu’outre sa stratégie discursive biaisée, elle dépend d’une historiographie déficiente.

 

«Désapprendre certaines choses que je croyais savoir»

De fait, si on prend un historien éminent comme Émile Poulat, celui-ci cite aussi assez longuement le discours de Viviani… Sans dire un mot de la réponse de Briand (3). De même, le discours de Briand contre les «victoires excessives», salué, à l’époque par tous du socialiste-révolutionnaire Maurice Allard au quotidien catholique intransigeant La Croix, n’est pas cité. De manière plus générale, les spécialistes de la loi de 1905, quand ils traitent du refus du pape Pie X, se focalisent sur l’encyclique Gravissimo en aout 1906 alors qu’en fait, c’est moins ce texte qu’une Note du 7 décembre qui fut considérée comme une «déclaration de guerre» à la République. Au total, de 1906 à 1908, il y a eu quatre refus pontificaux, ce qui n’est pas mis en lumière.

Par ailleurs, la persistance d’une version continuiste entre le combisme et la loi de 1905 est due, en partie, au fait que les historiens n’expliquent pas vraiment les raisons du changement structurel qui s’est opéré. Faute d’une telle analyse, l’affirmation qu’une loi libérale a succédé à un anticléricalisme radical peut manquer sa cible: c’est, en effet, la même majorité parlementaire qui a soutenu Combes et voté la loi de 1905. Une des (nombreuses) raisons de mon entreprise a consisté à se coltiner cette difficulté, à tenter de la résoudre. J’ai l’immodestie de prétendre y être parvenu. Mais aucun travail n’est définitif et je salue, à l’avance, les recherches ultérieures qui nous ferons encore progresser dans la compréhension de cette loi fondamentale.

En fait, je l’ai déjà indiqué à propos du livre de Genin (4), les historiens de la République ont abandonné aux historiens du catholicisme l’histoire du processus de la préparation, de la fabrication et de l’application de la loi de 1905. Le trio d’historiens Larkin-Mayeur-Poulat s’est situé en rupture avec une historiographie catholique victimaire et ce fut son immense mérite. Il n’empêche, «Nobody is perfect», même pas la divine, la sublime Marilyn dans Certains l’aiment chaud. Encore moins, nous autres historiens, êtres humains ordinaires ! Il était donc urgent d’apporter une nouvelle pierre à l’édifice d’une approche scientifique de la loi de 1905 et de ses suites.

Au cours de mon travail, je me suis surpris à plus d’une reprise à avoir rédigé une première version qui, à la réflexion, ne collait pas vraiment avec mes documents. Je me suis dit: «Mais tu restes encore imprégné par les biais d’une histoire cathocentrée de la séparation. En fait, tu es en train, à ton insu, de privilégier ce qu’ont raconté tes devanciers sur ce que te montrent les documents que tu as dépouillés. Reprends-toi». Il a fallu obstinément, progressivement désapprendre certaines choses que je croyais savoir, me désintoxiquer du réseau d’évidences qui structure la culture catholique et forme le fond socio-culturel à partir duquel les historiens du catholicisme, par ailleurs catholiques, ont effectué un travail on ne peut plus sérieux.

En fait, ce n’est pas seulement de cela qu’il a fallu se désintoxiquer, mais également (et peut-être surtout) de la culture du logique, du cartésien, du sensé. J’ai parlé tout à l’heure d’une vulgate trop lisse; en fait, c’est l’historiographie elle-même de la loi de séparation qui raconte une histoire trop lisse de la loi, et surtout de son application, en la transformant en une construction raisonnable, crédible, en évacuant ses (apparentes) contradictions, en considérant comme évident le résultat atteint, en minimisant, voire évacuant l’ampleur des peurs républicaines qu’il a fallu surmonter (les peurs catholiques, elles, sont exposées), les dilemmes qui se sont posés, l’aspect inextricable ressenti à plusieurs reprises. L’attention portée aux fake-news qui ont surabondé, le recours à une histoire contrefactuelle (ce qui serait arrivé si… ), à des fictions plausibles (la suite des événements envisagée par les acteurs à chaque moment clef) m’a permis de mettre en lumière les paradoxes en général non retenus par les historiens.

 

La séparation comme «force comique»

Pourtant, deux acteurs catholiques ont, dès cette époque, saisi à quel point la situation était on ne peut plus paradoxale. Le premier est un académicien, le comte d’Haussonville, critiquant l’attitude d’une bonne part de de ses coreligionnaires et les avertissant que cette attitude était celle de gens qui, tel Gribouille, «se jettent à l’eau par peur de la pluie».

Le second est un journaliste au Figaro (déjà quotidien conservateur, mais pas toujours conformiste), Julien de Narfon, Il vaut la peine de le citer un peu longuement: Narfon affirme regretter, «comme catholique et comme Français» de ne pas pouvoir assister «en spectateur intéressé uniquement par l’originalité du spectacle», à «la force comique» du «drame qui se déroule sous [ses] yeux» («drame» car il appréhende une fin qui ne se produira pas).

La séparation comme «force comique»: je doute que vous en ayez déjà entendu parler ainsi. Pourtant, indique Narfon, «qu’y a-t-il de plus drôle, en soi, que l’attitude respective des [différents] partis» à l’égard de la «fermeture éventuelle des églises» (on est après la Note du 7 décembre 1906, second et décisif refus de Pie X, et c’est logiquement ce qui devait arriver):

«D’une part, un gouvernement areligieux avec M. Briand, antireligieux avec M. Viviani, athée avec M. Clemenceau» qui entasse «les circulaires sur les lois et les lois sur les circulaires à la seule fin de pouvoir légalement, ou presque légalement, laisser les églises ouvertes, dans quelque situation que se placent les catholiques vis-à-vis de ces circulaires et de ces lois; d’autre part, des gens qui se réclament de la religion ou tout au moins de la liberté contre ce gouvernement, et dont toute la politique tend à l’acculer à fermer ces mêmes églises».

Narfon poursuit: «Croyez-vous que j’exagère ? Je n’ai pourtant pas rêvé», et il rappelle les principaux faits.

Déroutante réalité ! Mieux que beaucoup d’historiens, c’est un humoriste qui sait en rendre compte: Guillaume Meurice (Dans l’oreille du cyclone, Seuil, 2024, à lire), faiseur de vannes le dimanche vers 19 heures sur France Inter, dans l’émission de la talentueuse Charline Vanhoenacker. À propos de l’une d’entre elles, il a été la victime de ce qu’il a appelé le «Prépucegate»: «J’aime la réalité, écrit-il. Car elle ne fait pas que dépasser la fiction. Elle la sublime». Et, commentant sa mésaventure (qui en dit beaucoup sur le fait que la défense de la liberté d’ expression est, en fait, à géométrie on ne peut plus variable), il ajoute: «Quel scénariste aurait pu imaginer une chose pareille ? À quel moment cela pouvait-il être crédible ? Cela ne l’était pas. La réalité n’est pas crédible».

De manière analogue, j’ai dû me désintoxiquer du crédible pour pouvoir approcher «la réalité» du processus qui a donné lieu aux quatre lois de séparation des Églises et de l’État. Une preuve, entre mille, que cette réalité s’avère très difficilement crédible se trouve dans l’ouvrage déjà cité de Poulat. Celui-ci met en doute la réalité du mot d’ordre «L’Église [catholique] légale malgré elle»: «On en prête le mot à Briand», écrit-il. Non, personne ne «prête le mot à Briand» car, à quatre reprises, celui-ci a répété cette formule au Parlement (2 fois à la Chambre, 2 fois au Sénat), et cette expression circulait dans les milieux libres-penseurs, fut reprise dans des journaux; elle fut même prônée par un des chefs du camp laïque intégraliste, Charles Dumont, qui s’était pourtant opposé, lors de la fabrication de la loi, à Briand et à Jaurès qu’il trouvait trop conciliateurs.

Mais il est difficile d’admettre que ce fut là la politique du gouvernent républicain et de la grande majorité du camp laïque. Rendre un groupe, une collectivité «légale malgré elle»: a-t-on connu dans l’histoire de la République d’autres cas d’une semblable politique ? Pourtant ce fut cette politique d’esquive qui permit à la République de vaincre l’intransigeantisme catholique. Et Jaurès donna le cap à suivre: dans un discours, lui aussi non cité, il affirme: «C’est l’honneur des régimes de liberté» que «si une des formes vient à défaillir par l’opposition de nos adversaires (…), une autre voie s’ouvre à elle, qui laisse passer le flot». La République n’est pas un «dogme» ni même une «doctrine», c’est une «méthode»: la «plus haute efficacité» par la «plénitude de la liberté». Waouh !

Il est, dès lors, fort significatif que les historiens de la République se soient défilé, qu’on raconte colle sur colle sur la loi de 1905 et les lois qui l’ont complétée (que, généralement, d’ailleurs on préfère ignorer !). Et pourtant quelle leçon pour aujourd’hui de savoir comment la laïcité fut victorieuse: en 1908, la séparation fonctionne dans le calme, et le Vatican en est furieux, pestant contre les catholiques français qui n’ont pas su la mettre en échec.

 

Une victoire qui inclut un manque

Dans un essai très stimulant que je vous recommande (5), Mazarine Pingeot explore la façon dont la société marchande «retourne le manque en plein», la manière dont «le marché» fait en sorte que le «manque» (présent «au cœur des relations humaines et de la pensée, de l’économie et de la recherche, du désir et de la quête, de l’attente et de l’espoir») est «appelé à être comblé par une série infinie de biens». Réduit à n’être qu’un «manque d’objet», il devient seulement un «désir illimité de la consommation», alors qu’il «rend possible le symbolique et le lieu du sens». La philosophe nous appelle à «réinvestir le manque comme faille ontologique pour faire face aux défis écologiques et renouveler la pensée politique phagocytée par l’économie».

Nous voilà loin de la séparation des Églises et de l’État, me direz-vous. Je n’en suis pas si sûr. Quand Briand indiquait:

«Il y a certaines victoires qu’il ne faut pas désirer excessives, il y a certaines victoires qu’on peut se féliciter d‘avoir remportées mais il ne faut pas souhaiter qu’elles soient si entières qu’elles laissent après elles des rancœurs, des tristesses qui peuvent se transformer en haines»,

n’effectuait-il pas un plaidoyer pour une victoire qui inclut un manque, qui l’assume, qui refuse d’être pleine, totale pour ne pas écraser l’autre et lui permettre de vivre en respectant (ce mot de respect se trouve au cœur des débats sur l’article 4) ses croyances, que l’on juge pourtant superstitieuses, voire fanatiques ? Mais il s’agira de convaincre et non de contraindre. La République cherchant à être «la plus haute efficacité» par «la plénitude de la liberté».

Bref, dans cette perspective, j’ai le plaisir d’inviter celles et ceux qui le veulent et le peuvent à venir participer au débat pour lequel voici le lien d’inscription.

 

Illustration: loi de séparation des Églises et de l’État (Archives nationales).

(1) Gwénaële Calvès, La laïcité, La Découverte (Repères 785), 2022.

(2) Elle affirme que la loi de 2004 n’est nullement un «tournant» dans l’extension de la neutralité… avant de donner, dans les pages suivantes, de nombreux exemples qui montrent précisément le contraire !

(3) Cf. Notre laïcité publique, Berg International, 2003, p.109.

(4) Vincent Genin, Histoire intellectuelle de la laïcité de 1905 à nos jours, PUF, 2024. Et à ce propos, Jean Beaubérot, Une histoire intellectuelle de la laïcité, 16 février 2024.

(5) Mazarine M. Pingeot, Vivre sans. Une philosophie du manque, Climats, 2024.

 

2 Commentaires sur "Affronter l’incrédible laïcité victorieuse de 1905"

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