Les atteintes à la laïcité que l’on veut imposer - Forum protestant

Les atteintes à la laïcité que l’on veut imposer

La loi de 1905 interdit les emblèmes religieux dans l’espace public qui symboliseraient une pseudo-unité de croyance collective. En divers lieux, cette interdiction n’est pas respectée. Il s’agit souvent de recatholiciser l’espace public, de redonner une identité religieuse officielle à la France. Passage en revue de ces entorses à la laïcité.

Texte publié le 21 avril sur le blog de Jean Baubérot.

 

La loi de 1905 interdit les emblèmes religieux dans l’espace public (statues, etc.) qui symboliseraient une pseudo-unité de croyance collective. En divers lieux, cette interdiction n’est pas respectée. La Libre-pensée engage alors des poursuites et, naturellement, gagne. Elle se trouve, de ce fait, en butte à des manifestations agressives de plus en plus violentes.

L’article 28 de la loi de séparation des Églises et de l’État énonce:

«Il est interdit, à l’avenir, d’élever ou d’apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit, à l’exception des édifices servant au culte, des terrains de sépulture dans les cimetières, des monuments funéraires, ainsi que des musées ou des expositions».

Cet article est significatif de l’esprit de la loi de 1905. L’interdiction de ces emblèmes religieux est une conséquence de la liberté de conscience: la communauté nationale est plurielle, elle comporte des personnes se référant à diverses religions… ou à aucune d’entre elles (ce qui est, aujourd’hui, légèrement majoritaire en France). Il est, du coup, impossible, au nom de la liberté de conscience, de symboliser cette communauté par des emblèmes religieux. Donc, indique Aristide Briand, rapporteur de la loi, on ne peut

«permettre aux conseils municipaux de se servir des places et des rues de nos villes et de nos villages pour affirmer leurs convictions religieuses sous l’aspect d’emblèmes ou de signes symboliques».

Toutefois, et les débats parlementaires qui ont eu lieu alors l’indiquent clairement, il s’agit uniquement des emblèmes qui symboliseraient une pseudo-unité collective de croyance dans des emplacements publics, propriété de l’État, du département ou de la commune. Ces endroits étant à tout le monde ne peuvent connoter des «manifestations religieuses particulières» qui établiraient, implicitement, des discriminations entre les citoyens. Les emblèmes religieux individuels dans l’espace publique sont autorisés, en vertu de la même logique (la liberté de conscience). Les députés ont rejeté un amendement visant à interdire le port de la soutane (vêtement des ecclésiastiques catholiques) dans l’espace public, ils ont autorisé les processions, considéré comme un délit les atteintes au «libre exercice des cultes». D’autre part, lors de la discussion de l’article 28, Briand précise:

«Il n’est nullement question d’empêcher un particulier (…) de faire décorer sa maison de la manière qu’il lui plaira, même si cette maison a façade sur une place ou sur la rue».

De même, on peut ériger «un calvaire» très visible de la rue, dans son jardin.

Un député de centre-droit lui demande alors s’il est possible d’ériger des «statues d’hommes religieux» (il n’envisage pas cette possibilité pour des femmes!). Briand répond par un oui conditionnel:

«On peut honorer un grand homme, même s’il est devenu ‘saint’, sans glorifier spécialement la partie de son existence qui l’a désigné à la béatification [sic] de l’Église».

Le rapporteur reconnait volontiers que cela peut nécessiter une interprétation au cas par cas, mais, ajoute-t-il, «c’est le sort de toutes les lois».

Briand insiste aussi sur l’importance du terme «à l’avenir»: l’article 28 «respecte le passé: il laisse subsister les emblèmes religieux (…) existants». La loi de 1905 ne se veut pas iconoclaste, plus encore, elle assume la pesanteur de l’histoire (ainsi les jours fériés catholiques sont maintenus, même si cela crée un risque d’inégalité). De même les exceptions énoncées sont significatives: dans les musées et les expositions, les représentations religieuses sont exposées en tant qu’œuvre d’art, que chaque personne peut admirer quelles que soient ses propres convictions. La différence faite entre le cultuel et le culturel permet de rendre compte de cette distinction: la frontière entre les deux consiste à attester, ou non, une conviction particulière.

 

Recatholiciser l’espace public

Bref, cet article 28 est assez limpide et il a permis la paix publique pendant des décennies. Il en va autrement depuis le début de ce siècle, où certains cherchent à mettre des crèches dans les bâtiments publics, à ériger des monuments religieux… Souvent, ce sont les même qui pourfendent (et tentent d’interdire) l’existence de signes religieux portés par des individus privés (qui n’engagent donc personne d’autre qu’eux-mêmes) dans l’espace public. On pourrait voir là l’expression d’une incohérence, d’une laïcité à deux vitesses. En fait c’est beaucoup plus grave que cela car il s’agit d’une double négation de la laïcité, qui possède (malheureusement) une forte cohérence interne. D’un côté comme de l’autre, on fait bon marché de la liberté de conscience (en effectuant ce qu’elle interdit et en voulant interdire ce qu’elle permet) et l’on se moque de la loi de 1905 comme de sa première chemise: il s’agit de recatholiciser l’espace public, de redonner une identité religieuse officielle à la France tout en rendant la plus invisible possible la présence des musulmans.

Bien sûr la droite dure et l’extrême droite sont à la manœuvre (ainsi Ciotti a proposé, il y a quelques années, d’ajouter la laïcité à la trilogie de devise républicaine, tout en mettant dans la Constitution les «racines chrétiennes de la France»: on voit bien de quelle laïcité il s’agit!), mais, hélas !, ils trouvent des alliés dans certains catholiques désorientés par la perte d’emprise de leur religion. Faute de la rendre attractive pour les jeunes générations, faute de savoir comment résister à la sécularisation, aussi bien de la société française que d’un grand nombre d’individus qui la composent, on croit trouver la solution par une ré-officialisation feutrée du catholicisme, voire du christianisme, voire, dit-on, du judéo-christianisme.

Cette dernière invocation m’apparait, d’ailleurs, être une instrumentalisation particulièrement pernicieuse car l’article 28 de la loi de 1905 (comme la loi elle-même) a été combattu avec des arguments antisémites: le quotidien La Croix du 27 juin 1905 dénonçait cet article en y voyant «la traduction en un texte de loi du cri des juifs: Tolle! Tolle! Enlevez! le peuple juif subit à travers les siècles son châtiment. Quel sera le nôtre?». Sympa!! Et, aujourd’hui, si jamais on interdisait les signes religieux individuels dans l’espace public, la kipa serait visée au même titre que le voile.

La Libre Pensée effectue une distinction nette entre sa conviction propre – antireligieuse (c’est son droit le plus strict) – et la règle commune de la laïcité, avec, en premier lieu, la liberté de conscience pour toutes et tous. Ainsi, elle n’a nullement demandé l’interdiction des ostensions limousines – processions très ostensibles de mon Limousin natal – mais qu’il soit mis fin à leur financement public, ce que faisaient des municipalités (y compris de gauche!), en contradiction flagrante avec l’article 2 de la loi de 1905. Elle a obtenu gain de cause, en 2013, et, depuis lors, certains ne le lui pardonnent pas!

En 2006, une statue monumentale de Jean-Paul II surmontée d’une gigantesque croix a été installée sur une place publique de Ploërmel (Morbihan). Suite à l’action engagée par la Libre-Pensée, et après diverses péripéties judiciaires, le Conseil d’Etat a tranché, en 2017, en acceptant le maintien de la statue mais en ordonnant l’enlèvement de la croix (on peut y voir une analogie avec les propos de Briand en 1905). L’ensemble du monument a été finalement déplacé dans un lieu proche, appartenant au diocèse de Vannes. Mais il a fallu un effort tenace de plusieurs années pour que le bon sens laïque triomphe.

D’autres affaires analogues ont eu lieu, comme celle de la crèche de Béziers ou des statues de la Vierge, installées sur le Mont-Châtel (Haute-Savoie), à Cogolin (Var), à Flotte-en-Ré (Charente Maritime). La Libre-Pensée a dessiné une carte de France des infractions à l’article 28: la plus grande partie d’entre elles sont géographiquement situées dans des régions, comme l’Ouest, «historiquement liées à la contre-révolution» ou dans le Sud, c’est-à-dire, dans des régions «naguère riches en combattants de l’Algérie française».

La dernière affaire en date concerne une statue de saint Michel, installée sur une place publique aux Sables d’Olonne. Le Conseil d’État vient d’ordonner son déplacement (7 avril 2023), provoquant la fureur du maire divers-droite dénonçant «le grand effacement», version vendéenne, sans doute, du «grand remplacement»!, ce «vandalisme d’État, cette inquisition wokiste» (comme d’hab, le wokisme est mis à toutes les sauces! Aristide Briand devait être woke!). Bruno Retailleau l’a soutenu, au nom de la défense de «notre identité», prétendant que «laïcité et laïcisme» se trouvent confondus. Les murs de la librairie de la Libre-Pensée ont été tagués et dégradés, une vitre a été brisée; des rassemblements agressifs ont été organisés devant ses locaux. Voilà où on en est, dans la France de la loi séparatisme, quand on veut simplement faire respecter la loi de 1905 et vivre ainsi en bonne intelligence avec ses concitoyens.

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