Bref, cet article 28 est assez limpide et il a permis la paix publique pendant des décennies. Il en va autrement depuis le début de ce siècle, où certains cherchent à mettre des crèches dans les bâtiments publics, à ériger des monuments religieux… Souvent, ce sont les même qui pourfendent (et tentent d’interdire) l’existence de signes religieux portés par des individus privés (qui n’engagent donc personne d’autre qu’eux-mêmes) dans l’espace public. On pourrait voir là l’expression d’une incohérence, d’une laïcité à deux vitesses. En fait c’est beaucoup plus grave que cela car il s’agit d’une double négation de la laïcité, qui possède (malheureusement) une forte cohérence interne. D’un côté comme de l’autre, on fait bon marché de la liberté de conscience (en effectuant ce qu’elle interdit et en voulant interdire ce qu’elle permet) et l’on se moque de la loi de 1905 comme de sa première chemise: il s’agit de recatholiciser l’espace public, de redonner une identité religieuse officielle à la France tout en rendant la plus invisible possible la présence des musulmans.
Bien sûr la droite dure et l’extrême droite sont à la manœuvre (ainsi Ciotti a proposé, il y a quelques années, d’ajouter la laïcité à la trilogie de devise républicaine, tout en mettant dans la Constitution les «racines chrétiennes de la France»: on voit bien de quelle laïcité il s’agit!), mais, hélas !, ils trouvent des alliés dans certains catholiques désorientés par la perte d’emprise de leur religion. Faute de la rendre attractive pour les jeunes générations, faute de savoir comment résister à la sécularisation, aussi bien de la société française que d’un grand nombre d’individus qui la composent, on croit trouver la solution par une ré-officialisation feutrée du catholicisme, voire du christianisme, voire, dit-on, du judéo-christianisme.
Cette dernière invocation m’apparait, d’ailleurs, être une instrumentalisation particulièrement pernicieuse car l’article 28 de la loi de 1905 (comme la loi elle-même) a été combattu avec des arguments antisémites: le quotidien La Croix du 27 juin 1905 dénonçait cet article en y voyant «la traduction en un texte de loi du cri des juifs: Tolle! Tolle! Enlevez! le peuple juif subit à travers les siècles son châtiment. Quel sera le nôtre?». Sympa!! Et, aujourd’hui, si jamais on interdisait les signes religieux individuels dans l’espace public, la kipa serait visée au même titre que le voile.
La Libre Pensée effectue une distinction nette entre sa conviction propre – antireligieuse (c’est son droit le plus strict) – et la règle commune de la laïcité, avec, en premier lieu, la liberté de conscience pour toutes et tous. Ainsi, elle n’a nullement demandé l’interdiction des ostensions limousines – processions très ostensibles de mon Limousin natal – mais qu’il soit mis fin à leur financement public, ce que faisaient des municipalités (y compris de gauche!), en contradiction flagrante avec l’article 2 de la loi de 1905. Elle a obtenu gain de cause, en 2013, et, depuis lors, certains ne le lui pardonnent pas!
En 2006, une statue monumentale de Jean-Paul II surmontée d’une gigantesque croix a été installée sur une place publique de Ploërmel (Morbihan). Suite à l’action engagée par la Libre-Pensée, et après diverses péripéties judiciaires, le Conseil d’Etat a tranché, en 2017, en acceptant le maintien de la statue mais en ordonnant l’enlèvement de la croix (on peut y voir une analogie avec les propos de Briand en 1905). L’ensemble du monument a été finalement déplacé dans un lieu proche, appartenant au diocèse de Vannes. Mais il a fallu un effort tenace de plusieurs années pour que le bon sens laïque triomphe.
D’autres affaires analogues ont eu lieu, comme celle de la crèche de Béziers ou des statues de la Vierge, installées sur le Mont-Châtel (Haute-Savoie), à Cogolin (Var), à Flotte-en-Ré (Charente Maritime). La Libre-Pensée a dessiné une carte de France des infractions à l’article 28: la plus grande partie d’entre elles sont géographiquement situées dans des régions, comme l’Ouest, «historiquement liées à la contre-révolution» ou dans le Sud, c’est-à-dire, dans des régions «naguère riches en combattants de l’Algérie française».
La dernière affaire en date concerne une statue de saint Michel, installée sur une place publique aux Sables d’Olonne. Le Conseil d’État vient d’ordonner son déplacement (7 avril 2023), provoquant la fureur du maire divers-droite dénonçant «le grand effacement», version vendéenne, sans doute, du «grand remplacement»!, ce «vandalisme d’État, cette inquisition wokiste» (comme d’hab, le wokisme est mis à toutes les sauces! Aristide Briand devait être woke!). Bruno Retailleau l’a soutenu, au nom de la défense de «notre identité», prétendant que «laïcité et laïcisme» se trouvent confondus. Les murs de la librairie de la Libre-Pensée ont été tagués et dégradés, une vitre a été brisée; des rassemblements agressifs ont été organisés devant ses locaux. Voilà où on en est, dans la France de la loi séparatisme, quand on veut simplement faire respecter la loi de 1905 et vivre ainsi en bonne intelligence avec ses concitoyens.