Déconcerter par nature - Forum protestant

Déconcerter par nature

«Sans être nécessairement abscons, les textes poétiques sont en effet souvent déconcertants; et même, telle est fondamentalement leur nature. Leur différence avec la prose consiste précisément en cela.» Réflexions sur l’écriture poétique à l’occasion de la parution du recueil Il existe une faim, et en dialogue avec son auteur Gérard Scripiec.

 

Toutes les modalités de l’échange poétique

«Le poème et la prière en miroir s’adressent à Dieu, au lecteur, à l’auteur lui-même.» Telle est la présentation de la collection Prièmes, aux éditions Jas sauvages, pour signifier globalement que cette collection concerne des auteurs de poésie de la foi, que ce genre de littérature est appelé à susciter un dialogue entre le livre et son lecteur et que les poètes sont des personnes en recherche de leur expression, pour qui l’écriture constitue une espèce d’interrogation intime, une mise au point tout au moins provisoire de leur état d’esprit.

Pour que la réalisation du deuxième point soit favorisée et que la rencontre entre les textes et les lecteurs soit facilitée, chaque ouvrage publié dans cette collection comporte, à côté de l’œuvre poétique, des documents annexes qui visent à apporter des éclairages sur l’œuvre. Sans être nécessairement abscons, les textes poétiques sont en effet souvent déconcertants; et même, telle est fondamentalement leur nature. Leur différence avec la prose consiste précisément en cela. Chaque auteur invente en effet son originalité, son univers personnel, son langage, ses images. Il faut donc que le lecteur de poésie accepte de s’intéresser à l’autre, à travers l’étrangeté de son mode d’expression, qu’il s’apprête à entendre un langage qu’il lui faudra déchiffrer parce qu’il vise à dire quelque chose de très intime, en particulier lorsqu’il s’agit de la foi. Les auteurs de poésie émaillent volontairement leurs écrits d’indices qui permettent de comprendre, parce qu’ils souhaitent ardemment être entendus. Mais il faut tout de même une certaine habitude ou une certaine disponibilité pour trouver les clefs. Il faut aussi accepter de passer du temps sur un livre, de le relire, et de ne découvrir forcément qu’une partie de sa signification, parce que le mode poétique étant allusif, seulement suggestif, ouvert, de multiples interprétations s’offrent à l’esprit et chacun privilégiera peut-être, dans un premier temps, celle qui correspond le mieux à sa propre sensibilité. Donc, dans les volumes des éditions Jas sauvages, des commentaires accompagnent les textes, de manière à présenter une première tentative de lecture qui en appelle d’autres et peut aussi ouvrir des discussions.

Pour que le troisième point soit rempli et que «le poème s’adresse à l’auteur lui-même», il faut que ce dernier soit capable de prendre suffisamment de recul par rapport à ses textes pour leur demander ce qu’ils disent de lui, pour discerner en quoi ils ont pris leur propre liberté et ne reflètent pas exactement, ou pas uniquement, l’intention première. Car, en poésie, les mots toujours employés avec quelque écart par rapport à leur usage courant entraînent parfois l’écrivain lui-même sur des chemins auxquels il ne s’attendait pas. Quand on n’est pas rompu à l’acte d’écrire, que l’on débute en poésie, on éprouve souvent une réaction d’attachement viscéral à ses propres textes et on a du mal à jeter sur eux ce regard critique. On a du mal à les analyser et à plus forte raison à les commenter. Alors, l’auteur s’exprime à travers ses poèmes, mais lui-même ne les entend pas vraiment s’adresser à lui et souvent il se refuse à en parler aux autres, sur le fond.

Tel n’est pas le cas de Gérard Scripiec. Il vient de faire paraître un très beau recueil dans la collection Prièmes, intitulé Il existe une faim, et il a accepté, de plus, de partager un entretien, à la suite des poèmes, et d’y répondre à des questions pour éclairer, voire expliciter le sens de ses textes (1). Ce faisant, il accepte aussi d’entendre la manière selon laquelle son œuvre a commencé à être lue et le dialogue fonctionne dans tous les sens.

 

Pratiquer la poésie pour être pleinement humain

En fait, Gérard Scripiec se révèle non pas seulement désireux de dire sa volonté de se nourrir de la présence de Dieu:

Il existe une faim
Qui creuse notre ventre jusqu’à nous faire trembler
Jusqu’à nous faire crier
Nos yeux alors n’ont plus de paupières
Effrayés par la faim qui appelle la nuit
Et révèle alors notre charpente vide
Il existe une faim inouïe

mais il est aussi avide d’occasions de proclamer sur tous les tons la nécessité de pratiquer une parole qui ne prétende exercer aucun pouvoir sur ceux auxquels elle s’adresse. Dans la seconde phase du volume, il définit donc ainsi la motivation de son élan poétique :

… Comme un appel à prendre ma part dans ce temps qui est le mien (avec mes moyens modestes, autant que je le peux) par la parole du poème, et ceci, au moment même où les langages qui disent notre monde ont perdu tout sens de l’humain. Je ressens cette perte de sens du langage aujourd’hui très fortement. Je sais que nos paroles créaient le monde autour de nous et qu’il y a alors grande responsabilité dans ce que nous disons. J’ai confiance dans cette parole des poètes pour dire une terre possible, apaisée, retrouvée, attentive à la vie qu’elle sait fragile et belle. C’est une parole humble.

J’ai toujours écrit, mais avec le rythme des phrases courtes, répétées, celles des textes destinés à la parole publique, à la prédication. J’avais écrit quelques poèmes, quelques chansons aussi, des nouvelles, des prières. J’aime écrire. Je sais qu’il y a dans chaque mot un pays; j’aime la musique du poème, de la phrase poétique, comme une danse sans contretemps, ou alors avec des contretemps voulus, des ruptures. J’aime ce travail de tissage ou encore ce travail de la forge (cher à René Char) pour, «avec la main au marteau», arriver à provoquer «les étincelles» éphémères d’une émotion, d’une rencontre. Le travail du texte biblique m’a appris cela, la richesse d’un récit où se cachent une parole, une promesse, une joie.

L’unité de son discours, entre écriture poétique, écriture de la prédication et réponses (également poétiques) à une interview est un phénomène rare. De l’ensemble de ses propos se dégage l’idée que notre écoute doit en toute circonstance être affinée, pour entendre les sens multiples du réel et les aspirations de l’autre.

À notre époque, l’impatience gagne devant les obscurités d’une parole, l’exigence d’une immédiateté du sens est de règle, la plaisanterie est recommandée pour attirer ou raviver l’attention de l’auditoire et la superficialité simplificatrice est pratiquée pour éviter le danger des nuances qui nous laissent à mi-chemin, encore en route et en recherche. Dans ce contexte, la publication d’un recueil de poésie pourrait apparaître comme un pari risqué pour un pasteur qui n’a pas envie de s’enfermer dans une solitude artistique uniquement flatteuse pour son orgueil, mais qui est avant tout avide de diffuser un message.

Plutôt qu’un pari risqué, dans sa perspective qui est forcément celle de l’espoir, on pourrait parler d’un brin de révolte et de provocation. À la question, fondée sur la lecture d’un passage de son recueil:

votre écriture se définit explicitement comme un acte de résistance, ce qui s’inscrit bien dans l’esprit du protestantisme:

Beauté à la beauté mêlées
Force à la force mêlées
Sève au sang mêlés alliés
Et nous résisterons

il répond par un appel à développer en soi un esprit de liberté :

Il me semble que, dans ce temps où la parole est un instrument de pouvoir, la poésie nous rappelle que la parole du poète est vibrante de liberté. Il me semble que si nous devions recréer une parole qui donnerait du sens aujourd’hui, il nous faudrait apprendre des poètes.

En tant qu’éditrice, cette esthétique poétique ne peut que me donner le sentiment d’une profonde convergence de pensée. En effet, c’est précisément sur le Forum protestant que j’ai publié le 17 août 2019, un article visant à expliquer le projet des éditions Jas sauvages en termes de résistance: Une nouvelle manière de «register». Pour moi, le protestantisme ne saurait être attractif que par l’audacieuse et simple profondeur de sa spiritualité.

Je ne crois pas, finalement, que le pari de publier la poésie de Gérard Scripiec soit risqué, en termes de succès éditorial, parce que son écriture a le charme irrésistible d’une expression simple et maîtrisée de la foi, à hauteur d’homme:

Mais juste alors le souffle courbant la moisson
Aucun chemin aucune trace
Aiguilles bloquées aux boussoles

Seulement ta main gantée de promesses
Éparpillant les mots
Comme une nuit d’été le fait aux étoiles

 

Illustration : circuit des étoiles au cours d’une nuit australe de l’été 2016 dans le désert d’Atacama au Chili (photo A. Duro/European South Observatory, CC BY 4.0).

(1) Gérard Scripiec, Il existe une faim, Marseille, Éditions Jas sauvages, 2022. Le recueil est suivi d’un Entretien, intitulé: «Il y a un pays, il a la couleur des bruyères» et c’est notre salut !, pp. 35-56. Les citations ci-dessous en sont extraites.

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