«Frère de silence»: poésie, parabole, réalité - Forum protestant

«Frère de silence»: poésie, parabole, réalité

Ce que dit la poésie n’est «pas exactement la même chose que ce qu’elle veut dire». Qui écrit de la poésie et lit ensuite ce qu’en a tiré un commentateur «a l’impression d’être percé à jour et il s’en étonne. Par ailleurs, il remarque des idées nouvelles qui semblent surgir de son œuvre sans qu’il ait eu conscience de les y placer». Ainsi du recueil Frère de silence, où l’avant-propos de Julien Nathanaël Petit voit Béthanie et «Lazare, taiseux définitif» qui «meurt et ressuscite sans une parole».

 

 

Les mystères poétiques

La poésie parle toujours d’expériences très personnelles dont elle ne se sent pas autorisée à dévoiler explicitement la nature, ni en capacité de le faire; mais elle donne des clés de lecture pour ouvrir le sens et partager les émotions. Ces caractéristiques sont d’autant plus avérées lorsqu’il s’agit de poésie de la foi, car le discours se place alors sur le terrain de l’indicible. Tout poète attend donc des lecteurs attentifs, et prêts à entrer en sympathie. C’est la seule condition requise. En tout cas, point n’est besoin d’une culture ou d’une formation particulières. La seule bonne volonté suffit, avec le souci de rejoindre l’humain. Beaucoup de gens n’osent pas aborder ce genre littéraire qui leur paraît s’illustrer à travers des œuvres trop sibyllines. Mais il faut se défaire de ces craintes, en se disant qu’un poète parle toujours, avec des mots humains, de questions essentielles à la vie de chacun. Il faut se faire confiance à soi-même, car chacun est capable de saisir et de partager l’expression d’une sensibilité qui crée des relations privilégiées et une communion réconfortante, face aux mystères et aux épreuves de l’existence.

 

Le rôle des commentateurs

Un des principes des éditions Jas sauvages consiste à accompagner tout texte poétique d’une lecture produite par un commentateur, comme pour ouvrir la voie des multiples chemins d’interprétation offerts par l’œuvre littéraire. Un tel exégète n’a pas vocation à délivrer et imposer un sens unique, mais à montrer qu’il est possible de s’aventurer dans l’élucidation des mots, et éventuellement à initier une discussion entre divers types de compréhension appelés à germer.

Généralement, si l’interprète s’acquitte bien de sa tâche, quand un auteur découvre ce genre d’analyse il a l’impression d’être percé à jour et il s’en étonne. Par ailleurs, il remarque des idées nouvelles qui semblent surgir de son œuvre sans qu’il ait eu conscience de les y placer et même si ces développements lui paraissent astucieux, il ne peut manquer de se dire qu’ils ne lui appartiennent pas et que le commentateur a investi l’œuvre en y ajoutant des éléments étrangers, ce qu’il a parfaitement le droit de faire, dans une lecture subjective et à son tour créative.

 

Frère de silence: l’avant-propos de Julien N. Petit

En la circonstance, pour ce qui me concerne les effets sont un peu différents: Julien Nathanaël Petit vient de rédiger un avant-propos pour mettre les lecteurs en condition, face à mon recueil Frère de silence (1), qui paraîtra dans quelques jours. En l’occurrence, ce qui se passe, c’est que cette introduction me permet de trouver de nouveaux modes pour parler de ce livre. Autrement dit, Julien N. Petit a inventé une deuxième version possible pour ce recueil. C’est un phénomène plutôt rare, je pense, et il atteste d’une appropriation juste et objective de la signification profonde du texte.

Avant de lire son avant-propos, j’aurais eu du mal à donner des éclaircissements sur l’intention de mon propre écrit autrement qu’en reprenant les deux mots du titre qui évoquent une expérience de fraternité dans le silence. Même si les poèmes sont incarnés ici et là par les notations des lieux où les faits se déroulent (Pétra, Èze, le Vercors, Chartreuse et Belledonne…), le propos aurait sans doute semblé ainsi bien abstrait. Car fraternité, silence, ce ne sont que des notions; elles ne construisent pas un récit susceptible d’être confié à l’amitié d’un lecteur ou d’une lectrice. Pour être juste, il faut malgré tout tenir compte du fait que le titre mentionne d’emblée un personnage, ce frère qui demeure anonyme dans le recueil, parce que les poètes préservent toujours une part d’intimité. Mais s’il est tellement difficile d’en dire plus, comment entrer alors en dialogue avec un public éventuellement prêt à s’intéresser à cette œuvre? Faut-il l’inviter seulement à lire et renoncer à communiquer? L’objectif de ce livre consiste pourtant à dépasser le silence.

 

L’élucidation d’un recueil en parabole

Voici le moyen offert par cet avant-propos: après avoir analysé les enjeux vitaux du silence, ses effets révélateurs d’une vérité qui apparaît lorsque la réalité quotidienne bruyante est fracturée par la contemplation muette de ses profondeurs, après avoir aussi souligné le rapport entre silence et nouvelle naissance, Julien N. Petit a illustré sa réflexion par l’exemple biblique de Lazare, qui m’incite désormais à résumer la teneur du livre comme en parabole. Puisqu’il est question dans ce texte d’un face-à-face, puis d’un cheminement côte à côte entre deux personnages fraternels, l’un féminin, l’autre masculin, effectivement pourquoi ne pas proposer d’imaginer la dramatique du recueil comme la quête de Marie, sœur de Lazare, pour ramener son frère vers la santé des vivants? Julien N. Petit cherche des repères pour identifier le dénommé «frère de silence» et il suggère:

«Comment ne pas tourner les yeux vers Béthanie où Lazare, taiseux définitif, meurt et ressuscite sans une parole?»

Oui, voilà sans doute une clé pour rendre compte de la problématique poétique. Pour la suivre, il faut donc entrer dans le souffle d’un homme désespéré qui a traversé la mort; il n’est qu’un homme, le Christ le ranime, mais comment pourrait-il exprimer désormais ce qu’il a vécu et ce qu’il continuera à vivre? Mais d’autre part, comment sa sœur Marie, si avide de mots, si heureuse et légère dans l’existence, pourrait-elle l’abandonner à ce mutisme? Elle que l’Évangile nous montre buvant les paroles de Jésus pourra sans doute y trouver les ressources nécessaires pour accompagner son frère même à travers son silence. Mais c’est un long chemin que de frayer une voie dans un paysage sans écho.

 

La poésie et la résolution de la douleur

La poésie se croit capable de s’émanciper de tout schéma de représentation. Elle se lance dans ses propres aventures verbales parce qu’elle a besoin de se croire originale pour se sentir vivante. Mais quand un pasteur, qui sait rêver la réalité des sensations de Lazare, réfère le sens d’un recueil à la spiritualité d’un modèle biblique à la fois singulier et universel, elle réussit à s’expliquer à elle-même et peut-être à expliquer aux autres ce qu’elle veut dire.

Ce qu’elle dit n’est cependant pas exactement la même chose que ce qu’elle veut dire, parce que la réalité sensible de l’expérience poétique est irréductible à des mots. Il y faut aussi des silences, et des rythmes, et une musique, parfois lancinante.

À travers tout cela, le lecteur est invité à partager non pas un exercice artistique, mais l’apprentissage de relations humaines, parce que Lazare, frère silencieux, existe parmi nous et que s’exercer à l’accompagner au fond de son mutisme, ne serait-ce que dans la prière, résout un peu de la douleur dans le monde.

 

Illustration: La résurrection de Lazare, peinture de Jan Lievens en 1630 (Museum and Art Gallery, Brighton).

(1) Jacqueline Assaël, Frère de silence, éditions Jas Sauvages (collection Prièmes), 2021.

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