Le silence... en paroles et en musiques - Forum protestant

Non pas le silence de Dieu mais «le silence d’un autre être humain qu’il s’agit d’essayer de briser, tout comme Jésus rend la parole aux muets pour les délivrer de leur enfermement intérieur»: échos de la soirée du 6 avril dernier à l’IPT de Montpellier autour du recueil Frère de silence de Jacqueline Assaël, introduit par Chrystel Bernat, commenté par Jean Alexandre et accompagné musicalement par Laurence Aune.

 

Tout un dialogue de compréhension poétique

Depuis quelques années, le rendez-vous des éditions Jas sauvages avec la bibliothèque de l’Institut protestant de théologie de Montpellier est devenu régulier, grâce à l’intérêt que manifestent notamment Marie-Christine Griffon et Chrystel Bernat pour le type d’expression poétique de la foi qui émane des recueils ou des livres publiés dans les diverses collections de cette maison d’édition.

L’an dernier le Covid lui-même n’avait pas pu contrecarrer les habitudes qui se sont installées, car une visio-conférence avait été organisée pour parler de la foi de Jean de La Fontaine, à l’occasion de la parution de la pièce d’Alain Piolot, Je m’appelle Jean de La Fontaine, pour le quatre-centième anniversaire de la naissance du poète. Et il n’est pas indifférent que les sphères de la théologie et de la spiritualité entrent quelque peu au diapason des calendriers culturels du pays, ne serait-ce que pour partager les élans de la parole commune et faire partager la tonalité de leurs propres mots.

Cette année, compte tenu de l’actualité littéraire des éditions Jas sauvages au moment où la programmation de cette journée a été fixée, l’intérêt s’est focalisé sur mon recueil, Frère de silence, autour duquel s’est construit tout un dialogue de compréhension poétique avec les commentaires de Jean Alexandre, et se sont élaborées des résonances entre les textes et les choix musicaux de Laurence Aune venant leur faire écho au piano.

La soirée a réuni des professeurs de l’Institut, Dany Nocquet et Chrystel Bernat qui s’est prêtée à la lecture des poèmes avec Marie-Christine Griffon; des étudiants de l’IPT parmi lesquels Karine Michel et Simon Vianou de la Commission Bibliothèque qui ont participé aux lectures, des habitués des activités culturelles de la Bibliothèque, organisées avec Marie-Christine Griffon, et des auditeurs en visio-conférence. Les diverses notes reproduites ci-dessous peuvent encore élargir l’auditoire en donnant aux lecteurs du Forum protestant une idée du contenu de cette soirée. Nous sommes convaincus en effet qu’il est capital de diffuser largement une pratique culturelle en relation avec l’expression de la foi.

Retrouvons donc, dans un premier temps, les mots d’accueil de Chrystel Bernat:

 

Une «perturbation féconde» (Chrystel Bernat)

Bienvenue à toutes et à tous.

Quelques mots d’ouverture pour dire combien nous nous réjouissons de ce partenariat avec les Éditions Jas Sauvages, et combien la Commission Bibliothèque et Archives, qui chaque année organise ce rendez-vous culturel, a à cœur de célébrer le Printemps des Poètes en faisant place à une écriture rare, à une écoute curieuse.

D’aucuns se demandent peut-être pourquoi accueillir la poésie à l’Institut? À ceux-là je retournerai volontiers la question: la poésie n’est-elle pas déjà au long du texte biblique qui, chaque jour, s’étudie en ses murs, dans les psaumes redécouverts et arpentés en tous sens?

Pourquoi l’accueillir? À l’évidence parce que la poésie à laquelle s’adonne Jacqueline Assaël a ceci de spécifique qu’elle fait place à la théologie et s’écrit avec elle: le recueil de poèmes Frère de silence dont nous allons lire ce soir divers fragments appartient à une collection au titre éloquent – «Prièmes» – où s’énoncent en miroir prière et poème et se prolonge la réflexion théologique. Plus fondamentalement encore parce que la poésie est un mode d’expression à part, qui fait rupture dans le flot de nos discours, qui suspend nos récits, refonde les mots et nous confronte à la beauté. Or la beauté, le beau, nous le savons depuis Victor Hugo, n’est pas affaire d’esthétique subjective (ou pas seulement) mais réside dans ce qu’il produit en chacune et chacun de nous. Il n’est pas de l’ordre du goût. Le beau est, pour le dire avec le Poète, un effet de l’art en l’homme; à l’appui de l’émotion qu’il soulève, de la pensée qu’il génère, de la brèche qu’il entrouvre. «Le Beau, écrit Hugo, civilise les hommes par sa puissance propre, même sans intention, même contre son intention» (1).

Je ne résiste pas, pour introduire cette soirée poétique, à la couler dans l’ouverture hugolienne sur l’Utilité du Beau:

«Un homme a, par don de nature ou par développement d’éducation, le sentiment du Beau. Supposez-le en présence d’un chef-d’œuvre, même d’un de ces chefs-d’œuvre qui semblent inutiles, c’est-à-dire (…) dégagés de toute préoccupation de conscience et de faits (…): c’est une statue, c’est un tableau, c’est une symphonie, c’est un édifice, c’est un poème. En apparence, cela ne sert à rien; à quoi bon une Vénus? À quoi bon une flèche d’église? À quoi bon une ode sur le printemps ou l’aurore, etc. avec ses rimes? Mettez cet homme devant cette œuvre. Que se passe-t-il en lui? Le Beau est là. L’homme regarde, l’homme écoute; peu à peu, il fait plus que regarder, il voit ; il fait plus qu’écouter, il entend.» (2)

Alors mettons-nous à l’écoute. Laissons agir les mots, les rimes, le rythme, le silence, puisqu’il s’agit de lui ce soir, et sachons par la lecture de ce recueil nous ouvrir à la pensée du poète qui toujours redistribue nos idées. La poésie est une façon d’arrêter notre course folle, de retrouver l’épaisseur du temps et la puissance du geste désintéressé, de saisir un peu de l’intensité de l’humanité.

Inattendue, encore trop inhabituelle, la poésie est de par sa forme et sa profondeur une «perturbation féconde». Une conscience de soi, de l’autre, du pourtour, de l’ailleurs. Une façon pour l’esprit, dit Hugo, de «renouveler sa provision d’infini» (3).

Prenons donc ce livre, ouvrons-le et affirmons-le: lire de la poésie n’est pas affaire de rhétorique mais d’horizons.

Bon printemps des poètes à toutes et à tous!

 

«Une écriture capable de faire ressentir physiquement le silence» (Jean Alexandre)

Ensuite, nous n’avons pas lu directement les poèmes que nous avions retenus pour cette présentation du livre, mais nous avons donné la parole à Jean Alexandre, pasteur et poète, pour qu’il nous explique comment il avait abordé le recueil. La poésie apparaît en effet souvent comme une écriture un peu mystérieuse, ce qui est logique puisqu’elle tente de dire l’indicible, alors il est bon de pouvoir bénéficier du guidage, voire de l’initiation apportée par des connaisseurs.

Il a révélé quelques-unes de ses méthodes d’interprétation pour élucider le sens d’un ouvrage dans lequel un personnage féminin se heurte au silence d’un être défini comme fraternel à travers son titre:

La première question qui me vient à l’esprit quand je rencontre une écriture poétique pour la première fois, c’est comment c’est fait, non ce que ça dit.

C’est en ce sens que j’ai été impressionné dans la première écoute: je découvre une écriture capable de faire ressentir physiquement le silence parce qu’elle se fabrique sans métalangage, sans tissus conjonctifs, pure, nette. Quels sont ses moyens? Des vers courts, des groupages de fort peu de vers, etc., ce qui signifie beaucoup de blancs et, justement, de silence. C’est un premier aspect. Cela paraît simpliste mais ne l’est pas, car cette économie est difficile à tenir longtemps lorsqu’il s’agit de sensations, pulsions, affects profonds, vitaux.

Car c’est le cas, et c’est un autre aspect. J’ai coutume de commencer une lecture par la fin. J’aime ces mots de Cohélèt, «Le bon d’une chose est dans sa fin». Cela dit où l’on va. Le début dit qui l’on est, du moins quand on ne ment pas. Les premiers mots du livre sont «Elle ne voulait pas», et le dernier, «justifié de douleur». Un non qui se termine en oui.

Le premier mot, «elle», et le dernier, «douleur». Ce «elle» me parle. Et le dernier mot fait entendre ce dont il sera question, quoi que l’on dise. Telle est la ligne de fond que j’ai suivie d’un bout à l’autre. La question est de savoir si ce parcours, «elle en douleur», sera tenu. Et justement, c’est le cas, du moins pour moi. J’ai affaire à une histoire, qui va d’une «approche du silence» à une «conversion du silence» en passant par une «germination» et des «accords de silence»… sans rien savoir des événements qui lui ont donné lieu. Je m’en tiens au livre, je ne veux rien savoir d’autre de leur histoire. Mais c’est le poème qui me parle. Cette aura de mystère en fait partie, elle est un élément fort de ce monde où gît ou se meut le silence. Elle crée – poiésis – ce silence-là aussi bien que ne le font l’écriture et la mise en page. La densité de l’écriture répond à la densité du silence et la poésie devient une parole trouant de façon aléatoire l’étendue du silence…

Bien sûr il devient alors important d’essayer de situer ce silence. La poésie ne traite pas volontiers les questions couramment abordées. Sa vocation correspond en effet à susciter l’émergence de nouveaux aspects de la réalité que nous vivons, à enrichir la palette de nos sensations et de nos modes d’existence. Peut-être est-il bienvenu, dans l’Église, d’évoquer le silence de Dieu, pour s’en consoler. Peut-être est-il évident d’admirer de l’extérieur le silence des vies monacales. Mais le recueil propose de traverser d’autres formes du silence. Non pas le silence de la plénitude de la prière; non pas le silence de Dieu, puisque le texte affirme:

Le silence de Dieu
Ne saurait être aussi grand
Que celui des hommes,

mais le silence d’un autre être humain qu’il s’agit d’essayer de briser, tout comme Jésus rend la parole aux muets pour les délivrer de leur enfermement intérieur.

Sur ce point les commentaires de Jean Alexandre ont été aussi fort éclairants. Tout d’abord à travers la référence à un passage de Chaïm Potok qu’il a choisi de citer pour illustrer sa lecture du mouvement tout entier qui se déploie dans le recueil:

«J’ai commencé à me rendre compte qu’on peut écouter le silence et en apprendre beaucoup. Le silence a une qualité et une dimension qui lui sont propres. Je me sens vivre en lui. Il parle. Et je peux l’entendre. (…) Il faut que tu veuilles l’écouter, alors il te parle. Il a une nature étrange et merveilleuse. Il ne parle pas toujours. Parfois… parfois il pleure, et on peut entendre en lui toute la douleur du monde.» (4)

Ensuite à travers ses remarques personnelles, et leur finesse:

Le silence peut être perçu comme envers de la mort dans la relation qu’entretiennent les deux personnages. Ceux qui sont sortis de l’horreur de la Shoah ou des guerres sont très souvent muets. À sa manière ce doit être le cas de notre «frère de silence». Tout se passe comme quand la mort rôde et qu’on fait silence pour la tenir plus loin, comme complices. Car parfois le silence est un pont, parfois il est une faute.

Le silence existe ici comme élément, comme sang qui circule, dans une vie fraternelle et commune. Dans ce sens le personnage muet devient un «frère de silence» comme on parle d’un frère de sang.

Paradoxalement, dans le recueil, quand manquent les ponts de paroles, c’est avec le silence que l’un et l’autre sont plus proches. Le silence entre eux, le silence en eux, le silence autour d’eux. Le silence se propage comme un frère.

Dans son verjus
Elle allumait des feux de camp
Tout autour de l’attente

Elle rinçait toutes ses volontés
– Sauf une –
Dans l’âpre étang de son silence

Faisant d’apnée
Un souffle

Et des sursauts
Des soubresauts ténus de la conscience
– Reliefs de vie en filigrane –
Les poumons réguliers
Par lesquels tout respire

Au loin
Par elle ne savait quelle étreinte
Il colmatait son cri

 

«Percer le mur du silence pour connaître l’autre» (Laurence Aune)

Cette soirée poétique à l’Institut protestant de théologie s’est déroulée autrement qu’une conversation littéraire autour d’un livre. Elle a été le fruit d’une longue préparation de la part de tous les participants: bien sûr Jean Alexandre a mûri son interprétation du texte, mais les lecteurs aussi ont répété souvent ces mots dans leur tête et dans leur bouche avant de venir les prononcer devant l’auditoire. Certains ont retravaillé le texte en détachant, réitérant, s’appropriant les formules qu’ils en retenaient pour eux-mêmes. Quant à la pianiste, Laurence Aune, dans son désir de trouver les pièces musicales susceptibles de communiquer au mieux les émotions poétiques, elle s’est forcément avancée très loin dans l’empathie artistique, jusqu’à adapter son jeu aux modulations du texte:

Pour accompagner la lecture du recueil de Jacqueline Assaël, Frère de silence, j’ai choisi des morceaux de Claude Debussy et Erik Satie.

En préambule, le Clair de lune de Debussy s’est tout de suite imposé à moi car il me semble illustrer parfaitement le parallèle que Julien N. Petit établit dans son avant-propos au recueil: «À propos de sa musique, Claude Debussy formait le souhait ‘qu’elle eût l’air de sortir de l’ombre et que, par moments, elle y rentrât’. Ce souhait s’applique, me semble-t-il, à l’écriture poétique de Jacqueline Assaël, prise dans un mouvement qui la pénètre de silence, puis l’en dégage, si bien qu’avec elle on s’y trouve plongé ou assis à son bord, contemplant.» (5)

J’ai choisi un autre morceau de Claude Debussy pour prolonger les «accords de silence» de l’avant-dernière partie du recueil, c’est «La fille aux cheveux de lin», dont les accords harmonieux traduisent bien l’état d’esprit des personnages à ce moment précis de leur recherche.

Erik Satie est lui aussi un musicien du début du 20e siècle, légèrement postérieur au premier. C’était un personnage solitaire et original, croyant et mystique. Dans sa musique, selon lui, chaque note compte et se trouve à sa place. J’ai choisi d’interpréter certaines de ses gnossiennes, forme par laquelle il tente d’atteindre la Connaissance, comme l’indique l’étymologie du mot. Cette entreprise me semble bien en accord avec celle de Frère de silence qui tente de percer le mur du silence pour connaître l’autre.

Les trois gnossiennes que j’ai sélectionnées illustrent à mon sens différentes parties du recueil. La première, après la lecture du préambule, traduit bien dans son écriture musicale la remarque formulée p.18: «Il y a des diapasons et des discordances du silence qui échafaudent les échappées, l’architecture, l’indignation et le drame du poème. Car le silence, comme une houle, s’anime de mouvements.»

Les accents poignants de la troisième gnossienne montrent la douleur que peut éprouver le premier personnage dans ses tentatives d’abord infructueuses d’élargir son silence à celui de l’autre.

Enfin la tonalité à la fois rassurante et triomphante de la cinquième gnossienne exprime bien la parole de Dieu qui surgit à la fin du recueil, inspirant la confiance.

Ainsi, tous les participants ont transmis leur recueillement au public, très attentif. Cette sympathie vive et active, cette écoute de leurs mots rares et maladroits sont précisément ce qu’espèrent les poètes. Quand elles se produisent, ils les ressentent comme une communion bienfaisante. Dans ce sens, la célébration du Printemps des poètes de la foi à l’Institut protestant de théologie peut participer, sur le mode spirituel, à un progrès en humanité.

 

Illustration: Le silence (Johann Heinrich Füssli, 1799-1801, Kunsthaus de Zurich).

(1) Victor Hugo, Utilité du Beau et autres textes, Éditions Manucius, 2018, p.16.

(2) Ibid., p.11 sq.

(3) Ibid., p.14.

(4) Chaim Potok, L’élu (The chosen, 1967), Éditions 10/18, 1969, pp.352-353.

(5) Jacqueline Assaël, Frère de silence, Jas sauvages, 2021, Avant-propos de J. N. Petit, p.9.

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