Le sens du travail selon Calvin (3): évaluation
Si Calvin «rappelle que le travail n’est pas d’abord un paramètre économique auquel il faut se soumettre» mais avant tout «un lieu du déploiement de ses capacités et de ses moyens» permettant d’«entrer en relation» et expérimenter «l’interdépendance entre les humains», il ne faut pas oublier que son concept de lieutenance de l’homme sur la Terre a pu être accusé d’avoir fini par entrainer une «valorisation excessive du profit». Mais ce serait mal le comprendre, lui qui écrivait que «l’homme était riche avant que de naître» et qui défendait que «l’économie n’est pas une lutte contre le manque, mais un partage de l’abondance».
Troisième et dernier volet de l’article ‘Une relecture du travail selon Jean Calvin’ paru dans le dossier ‘Le travail, entre contrainte économique et vocation’ du numéro 2021/1-2 de Foi&Vie.
Lire les premier (Une réponse au don de Dieu) et deuxième (La responsabilité) volets de cet article.
III. Une ébauche d’évaluation
Quel bilan tirer de cette lecture du travail? Dans cette troisième partie, nous abordons deux volets quant à l’actualité de cette interprétation du travail. Car si bien des aspects du travail peuvent nous aider à reconsidérer le travail au 21e siècle, on ne peut occulter certaines difficultés de la lecture calvinienne.
1. La richesse du concept de travail selon Calvin
Nous assistons à une forte remise en cause du travail comme valeur depuis bientôt un demi-siècle. Le travail est devenu une norme de nos sociétés modernes, mais il est instrumentalisé de diverses manières selon des logiques productivistes ou financières qui rendent critique la tension entre le désir d’épanouissement personnel et la réalité du rapport social. Le travail est vécu comme une activité à circonscrire parce qu’elle est susceptible de mettre en danger l‘individu. Aujourd’hui, certains espoirs renaissent de se débarrasser de la nécessité de travailler dans un avenir atteignable, grâce au développement de l’intelligence artificielle et du revenu universel pour retrouver enfin une société de loisir ou de libre activité.
L’approche de Calvin est bien différente puisqu’elle envisage le travail de façon plus large comme une activité créatrice – ou continuatrice d’une création. Il est bon qu’il rappelle que le travail n’est pas d’abord un paramètre économique auquel il faut se soumettre pour gagner le revenu nécessaire à la couverture de ses besoins. Il est d’abord une composante de la vie humaine et, comme tel, il est un lieu du déploiement de ses capacités et de ses moyens. Il n’y a pas de distinction pour Calvin entre le travail qui rapporte un salaire et le travail invisible de l’aidant, de la ménagère, du bénévole. La dignité de tout travail indépendamment de sa contribution au PIB doit être rappelée.
Que l’engagement concret soit une manière de vivre une relation de confiance à Jésus-Christ, qu’elle soit un lieu où la grâce se manifeste de sorte que ses fruits dépassent tout ce que l’humain peut lui-même programmer et concevoir est une bonne nouvelle. Nous l’avons vu, pour Calvin, le travail ne peut pleinement être vécu que dans les mains d’un Dieu bon qui conduit à la vie. Dieu donne sa grâce au cœur des situations de travail. Calvin reste cependant réaliste: «Le royaume spirituel de Christ et l’ordonnance civile sont choses fort loin distantes l’une de l’autre (…), prenons soigneusement garde de bien retenir en ses limites cette liberté qui nous est promise et offerte en Christ lui-même» (1).
Travailler, c’est entrer en relation, ou devenir un artisan de relations nourries par un désir de partage. Ces relations multiples sont sources de justice. Le travail est ainsi une expérimentation de l’interdépendance entre les humains – la lecture de Calvin reste généralement anthropocentrique –, mais on peut l’étendre au reste du créé. La relation est toujours menacée par le désir d’accaparement. Une discipline de renoncement à son intérêt propre est nécessaire mais non suffisante pour rééquilibrer les relations. Le travail est appel à mettre sa confiance en autrui et sa foi en la croix et en la rédemption du Christ.
Que le travail représente un effort pénible est une réalité incontournable. Mais il ne s’agit en rien d’une fatalité, et dans cette lutte pour limiter la souffrance au travail, l’espérance et la foi en un Dieu de grâce sont un appui solide.
Enfin, comme beaucoup d’autres auteurs, l’utilité du travail est un critère de discernement, que ce soit entre deux métiers, ou entre différents travaux. Mais cette utilité n’est pas définie selon une logique utilitariste, en termes de bonheur ou de peine. L’utilité vise l’édification d’une communion fraternelle entre les hommes. C’est ainsi que le critère du bien commun est mis en avant. Elle contribue donc à façonner un idéal de société ouverte, respectueuse de la liberté de chacun, attentive à la lutte contre les inégalités, qui accueille l’étranger, combat le chômage et la pauvreté.
2. La difficulté que pose l’héritage protestant aujourd’hui
On ne peut pourtant masquer la difficulté que pose l’héritage protestant en matière de compréhension du travail. L’éthique de Calvin a-t-elle entraîné, contrairement à son intention, une quête sans limite de richesses liée à une compréhension de la lieutenance comme responsabilité de rechercher l’abondance et la prospérité, tout en en refusant la jouissance?
Cette nécessité de travailler sans relâche, sans jouir des biens sinon sobrement peut-elle conduire à autre chose qu’à un réinvestissement des profits, nourrissant une logique capitaliste devenue aujourd’hui excessivement exploitatrice des ressources et des humains, et destructrice de la biodiversité?
La thèse de Max Weber publiée au début du 20e siècle dans L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, pourrait nous entraîner vers une telle conclusion. Il démontre que certains courants du protestantisme, comme le puritanisme, ont été influencés par quelques positions des réformateurs – dont le dogme de la prédestination calvinien – les conduisant à s’engager, par une suite d’implications psychologiques, dans un «ethos du capitalisme» qui voit dans la réussite dans les affaires une confirmation du salut. Une conduite de vie rationnelle est alors élaborée, conduisant conjointement à une recherche sans limite du profit et à un «ascétisme intramondain» impliquant son réinvestissement. Or Max Weber termine son ouvrage en déplorant qu’au moment où il écrit ces lignes, les racines religieuses de cet ethos ont été perdues, enfermant la recherche de gains dans un «habitacle dur comme l’acier» (2), par lequel tous seraient maintenant obligés de suivre cette logique sans l’avoir voulu. La conduite de vie devient alors ininterprétable.
Max Weber est explicite dans son ouvrage sur le fait qu’on ne peut imputer à Calvin une telle pensée. Pourtant, la logique de la lieutenance n’aurait-elle pu induire une valorisation excessive du profit? Lorsque Calvin écrit dans son commentaire de Genèse 2,15 que l’ordre donné à l’homme de garder le jardin revient à chercher à transmettre le fonds dans un état plus productif que lorsqu’il a été reçu, ne tombe-t-il pas dans une logique d’accroissement des richesses qui préfigure une attitude capitaliste?
«Que celui qui possède un champ en recoive le fruit annuel de telle sorte qu’il ne permette point que le fonds se détériore par négligence, mais qu’il prenne la peine de le bailler à ceux qui viendront après lui aussi bien ou mieux cultivé qu’il ne l’a reçu. (…) Que chacun pense qu’il est l’économe de Dieu en tout ce qu’il possède.» (Calvin, 1978a, pp.53 et 54)
On ne peut tout à fait exclure que, pris dans un autre contexte que le sien, Calvin ait pu être interprété ainsi. Mais il faut revenir à la lecture du théologien pour comprendre que l’accumulation des richesses non seulement ne rentrait pas dans ses intentions, mais est fustigée. Calvin invite à user des biens avec sobriété et à s’en occuper sans négligence. La lecture du passage élargi le démontre.
Calvin développe surtout en matière de biens une éthique de la sobriété heureuse que nous pouvons redécouvrir aujourd’hui avec grand profit.
«Par le nom de suffisance, il [Paul] entend la mesure laquelle Dieu cognoist nous estre utile : car il ne nous est pas tousjours expédient que nous soyons remplis jusques à estre soulez. Le Seigneur donc nous administre nos nécessitez selon ce qu’il nous est proufitable, maintenant plus, maintenant moins : mais c’est en telle sorte que nous avons contentement : ce qui est beaucoup plus, que si quelqu’un avoit englouti tout le monde.» (3)
En effet, étonnamment, une motivation du travail qui consisterait à chercher à combler les manques n’apparaît pas chez Calvin, alors qu’elle est centrale dans la définition de l’économie de nos jours. «L’homme était riche avant que de naître» (4), écrit-il dans son commentaire de Genèse 1,26. L’économie n’est pas une lutte contre le manque, mais un partage de l’abondance. Toute l’interprétation du travail chez Calvin pourrait découler de ce renversement.
Pour conclure, l’interprétation du travail de Calvin a pour trait remarquable d’articuler avec une grande finesse la présence du Dieu provident – nécessairement tout-puissant pour Calvin –, qui s’occupe de toutes ses créatures et gouverne le monde en toutes ses parties, et le Dieu qui s’efface pour laisser l’homme le représenter dans la société. Le travail est au cœur de cette articulation entre la verticalité du Dieu transcendant et l’universalité immanente du devoir de justice. Calvin parvient ainsi à défendre ensemble l’altérité radicale de Dieu et sa présence au cœur du réel, tout en laissant à l’homme sa part de liberté et au monde son autonomie. En comprenant le travail comme partie prenante de la marche à la suite du Christ, selon la belle expression de Marc Vial, «Dieu ne se contente pas de déclarer sa paternité au fidèle, il lui donne de vivre sa filialité» (5).
Caroline Bauer est docteure en théologie protestante et en sciences économiques, chargée de cours à l’Université Catholique de Lyon.
Illustration: estampe extraite de la Première suite des mois de l’année gravée avant 1566 par le protestant Étienne Delaune (1518-1583). (CC0 1.0, Rijksmuseum). Traduction de la légende en latin: «Porcs, passez votre chemin : Décembre va vous exterminer. C’est lui qui frappe la terre pour qu’elle conserve les semences».
(1) Jean Calvin, L’Institution chrétienne, IV, XX, 1.
(2) Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, traduction et édition de Jean-Pierre Grossein, Gallimard, 2003, p.251.
(3) Commentaires de Jehan Calvin sur le Nouveau Testament, Meyrueis, 1854, tome 3, p.611 sur 2 Corinthiens 8 et 9.
(4) Ibid., tome 1, Le Livre de la Genèse, p.37.
(5) Marc Vial, Jean Calvin : introduction à sa pensée théologique, Musée International de la Réforme/Labor et Fides, 2008, p.114.