Lutter ensemble contre les violences conjugales (2/2) - Forum protestant

Lutter ensemble contre les violences conjugales (2/2)

Deuxième volet de l’entretien de Jérémie Claeys avec Valérie Duval-Poujol. La théologienne féministe évoque ici la question du sexisme dans la Bible et dresse un tableau sans fard des violences conjugales en France, décrivant les mécanismes de l’emprise, l’impact des violences et les dispositifs mis en place pour venir en aide aux victimes, comme l’association Une place pour elles, fondée en 2018.

Écouter ce podcast de la série Protestantes !. Lire le premier volet de la retranscription.

 

 

Jérémie Claeys. En quoi exactement la Bible est-elle un antidote à ces situations dramatiques ?

Valérie Duval-Poujol. D’abord en leur faisant une place. Dire qu’elles existent permet de lutter contre l’invisibilisation, le tabou, le déni («Si je n’en parle pas, ça n’existe pas»). Les violences intrafamiliales sont également représentées dans les textes bibliques avec notamment la fille de David, Tamar, violée par son demi-frère… On a vraiment tous les types de violences. Antidote ensuite car face au patriarcat et à cette domination d’un genre sur l’autre, la venue du Christ constitue un espoir. En tant que croyante, je possède par rapport à mes collègues féministes non-croyantes la spécificité de mon espérance car Christ est venu restaurer ces relations abîmées entre hommes et femmes. Il a montré qu’il était possible d’avoir des relations hommes-femmes autres, qui ne soient plus des rapports de domination et d’infériorité. On a toujours été d’accord pour dire qu’on était différentes, mais pendant des siècles, différentes signifiait inférieures. Ici, l’idée est qu’on est différents mais qu’on peut travailler ensemble, «servir ensemble», pour reprendre le nom du blog que je marraine. L’antidote c’est donc aussi se dire qu’il y a de l’espoir. L’un des tout derniers versets de Malachie, le dernier livre de l’Ancien Testament, annonce le «soleil de justice» qui porte en ses rayons la guérison. C’est cela aussi notre espérance chrétienne, l’idée que ces pages sombres ne sont pas la fin de l’histoire. Une forme de restauration est possible, il y a un futur à construire.

 

Tu le mentionnais tout à l’heure, il semblerait que depuis toujours, dans toutes les sociétés, religions et continents, cela soit relativement accepté de malmener sa compagne, un phénomène dont l’origine serait le patriarcat. Peux-tu développer sur ce point ?

Ce qui me touche particulièrement, c’est quand on légitime ce patriarcat, qui est en effet millénaire, au nom des textes bibliques. Ça me fait bondir car c’est mon domaine, ma spécialité: je suis allée délibérément apprendre le grec et l’hébreu pour vérifier si ce qu’on pouvait dire au nom de la Bible était réellement juste.

 

«Les versets ont été utilisés comme armes de soumission massive»

 

C’est la patriarcalisation de l’Évangile.

Exactement. L’Évangile est littéralement une bonne nouvelle, selon sa traduction grecque, mais ça n’a pas toujours été une bonne nouvelle pour les femmes. Très souvent, les versets ont été utilisés comme armes de soumission massive, c’est pourquoi j’ai voulu aller vérifier ce que disait vraiment le texte. Et j’ai pu constater en étudiant longuement la question, en lisant toutes les relectures des textes de Paul, de Jésus, de l’Ancien Testament réalisées par les théologiennes féministes m’ayant précédées, que oui, la Bible est une bonne nouvelle pour les femmes et qu’on ne peut en aucun cas légitimer ce patriarcat au nom des textes bibliques. J’ai réalisé que Paul n’est pas le misogyne qu’on dit ou que Jésus a été révolutionnaire (la première chose qu’il fait en étant ressuscité est de se montrer à des femmes alors que leur témoignage à l’époque n’est pas valide). Dans toute la Bible, on découvre un ensemble, une trajectoire, une belle lignée de libération et de bonnes nouvelles pour les femmes.

 

Tu viens de mentionner Paul, qu’on taxe habituellement de misogynie. Pourquoi tiens-tu le discours contraire ?

Je crois qu’on a beaucoup mis en valeur certains versets sortis de leur contexte pour en faire un prétexte en oubliant d’autres passages, notamment tous ceux évoquant ses collaboratrices. Or Paul a beaucoup de collaboratrices dont il est fier. Il remercie Dieu pour elles. Il faut relire le tout dernier chapitre de la lettre aux Romains, par exemple, que souvent on ne lit pas car on pense que ce ne sont que des salutations peu intéressantes alors qu’au contraire, c’est une fenêtre ouverte sur les communautés chrétiennes du premier siècle et qu’on y apprend que Paul a des collaboratrices ! Il salue par exemple Tryphène, Tryphose et Persis, des femmes remarquables dont il dit qu’elles ont été formidables. On peut aussi citer Junia, l’apôtre femme longtemps masculinisée par les traducteurs en Junias. Vous vous rendez compte ? S’il y a une femme apôtre, c’est qu’on n’a pas très bien compris les autres textes ! Il y a aussi Phœbé, qui elle-même enseigne et prêche dans cette Église de Cenchrée et enfin, ma préférée, à laquelle je m’identifie, Priscille (ou Priscilla, ou encore Prisca), enseignante dont l’enseignement va être largement transmis. Donc oui, Paul a des collaboratrices, il en est fier et il le reconnaît.

 

Pour toi c’est une évidence mais, puisque tu en parles, peux-tu nous en dire davantage sur ces fameux versets tirés hors de leur contexte ? Et, tu l’évoquais tout à l’heure, alors qu’on s’imagine parfois que chez nous, en Église chrétienne ou en protestantisme dans sa diversité, on n’a pas de problèmes de violences conjugales, la lecture de ces versets bibliques peut au contraire souligner et renforcer ce patriarcat et cette violence.

Ces passages méritent qu’on les étudie et tout particulièrement dans leur langue originale, le grec. On m’oppose parfois certaines citations bibliques issues du texte français. Mais la Bible n’a pas été écrite en français ! L’étude sérieuse de ces passages, «Femmes, soyez soumise à vos maris» (Éphésiens 5) ou encore «Le corps de la femme ne lui appartient pas», «L’homme est le chef de la femme» (1 Corinthiens 7), révèle qu’une autre compréhension, et d’abord une autre traduction, est possible. Ces traductions sont orientées, sexistes, mais il existe bien une autre perception de ces passages affirmant que le couple est une bonne nouvelle et que nous sommes invités à revivre ce qui était prévu au commencement. Si vous voulez connaître le cœur de Dieu par rapport à l’homme et à la femme, lisez Genèse 1 et 2. C’est là-dessus qu’il faut se concentrer. Mais si vous voulez creuser le reste, j’ai écrit La Bible est-elle sexiste ? (1) car il y avait une vraie demande. Chaque semaine, j’entendais des femmes me dire: «La Bible, je n’ai plus envie, ça me décourage, tous ces passages. Je suis fâchée contre Paul et même contre Dieu. Dieu m’aime, je le sais, mais il y a là quelque chose que je ne comprends pas». Avec ce livre, La Bible est-elle sexiste, je voulais leur donner des clés et leur conseiller de suivre leur intuition: c’est vrai, Dieu n’est pas comme ça, Dieu les aime, elles ont de la valeur à ses yeux. Dieu dit que les femmes sont précieuses et, par là-même, souhaite les équiper et faire pleinement d’elles ses collaboratrices pour son œuvre.

 

Même si la Réforme et l’invention de l’imprimerie ont permis de rendre la Bible accessible à tous, c’est difficile quand on n’a étudié ni la théologie, ni le grec, ni l’hébreu, de comprendre pleinement les textes. On peut vite en avoir une lecture simpliste et littérale et dire «Ce n’est pas moi qui l’invente, c’est écrit dans la Bible !». C’est pour la plupart des chrétiens une parole d’autorité. Moi-même, j’ai dû apprendre à changer ma vision des choses, ce n’est pas évident.

L’apôtre Pierre lui-même, dans un de ses écrits, dit que les lettres de Paul ne sont pas simples et que certains les ont déformées. Rien de nouveau sous le soleil, donc ! Ce ne sont pas des textes faciles car ce sont des écrits de circonstance. Toute la difficulté pour nous est de distinguer l’universel de ce qui est beaucoup plus localisé et circonstancié. Je ne peux qu’encourager les uns et les autres à oser suivre des formations et à lire de bons livres. Aujourd’hui, de nombreuses théologiennes formidables, catholiques ou protestantes, rendent ces textes familiers en nous donnant des clés pour les comprendre. Le site ouvronslabible.com est également très utile et propose des formations. Nous sommes à une époque qui permet de nous équiper et d’avoir un éclairage sur ces textes-là alors profitons-en, saisissons ces occasions de formation.

 

«Les premières féministes en France sont en grande partie protestantes»

Il me semble que tu as contribué à la création d’une charte pour les Églises ? C’est formidable !

Cette charte porte notamment sur les violences conjugales. Elle a d’ailleurs été affichée par un certain nombre d’Églises, une manière de dire qu’ici c’est un espace où l’on se tient à côté des victimes de violences conjugales, où l’on dénonce cette violence que rien ne peut légitimer. Certaines Églises l’ont votée en assemblée générale, d’autres avec le conseil de l’Église, d’autres encore ont fait venir les associations d’aide du quartier. Il ne faut pas oublier de se renseigner sur les associations d’aide autour de son Église et d’en faire la publicité.

 

À quelles associations d’aide penses-tu ?

France Victimes, les CIDFF (Centres d’information sur les droits des femmes et des familles), les plannings familiaux. Le Planning familial a quand même été inventé par une protestante, Évelyne Sullerot ! Il ne faut pas oublier tout ce que les protestantes ont apporté au féminisme français. Les premières féministes en France sont en grande partie des protestantes, comme Sarah Monod. C’est important de garder le lien et de faire connaître tous ces mouvements et ces associations, chrétiens ou non, qui font un travail formidable.

 

Revenons aux mécanismes des violences conjugales, que ce soit dans les Églises ou en dehors. En tant qu’homme, je me sens touché par ces questions, ces constats. Dans le livre que tu as écrit avec ton père, Jacques Poujol, et Cosette Fébrissy, Violence conjugales : accompagner les victimes, une phrase m’a particulièrement marqué: «Un homme choisit de maltraiter sa compagne parce qu’il n’a pas exclu cette possibilité».

C’est un choix. Le mot est important. Une main leste ou un mot d’humiliation n’arrivent pas par hasard. C’est un choix et c’est là qu’on peut les aider. Je salue au passage tous les pionniers qui œuvrent dans ce sens comme l’Armée du Salut, à Belfort ou à Mulhouse car ils sont encore très peu à s’engager sur la question de l’accompagnement des auteurs de violence. Il ne faudrait certes pas déshabiller Paul pour habiller Pierre et si on s’occupe des auteurs ce n’est pas pour moins s’occuper des victimes, mais il serait nécessaire de traiter le problème dans sa globalité.

 

Comment accompagne-t-on les auteurs de ces violences ?

En général cela se fait quand il y a déjà un premier jugement et que leur peine de prison s’accompagne d’un travail psychologique visant à comprendre cette violence et mettre en place des stratégies pour ne pas y céder. En ce qui me concerne, je me suis avant tout concentrée sur le volet théologique, pour qu’on ne puisse pas légitimer cette violence par des passages bibliques. Chacun a sa part à jouer, selon ses compétences.

 

C’est une grande responsabilité de sensibiliser sur ces questions alors qu’y a ce poids patriarcal dans notre tradition chrétienne. On parle de relecture du texte mais certains peuvent avoir l’impression qu’on le malmène en lui faisant dire ce qu’il ne dit pas.

Tu disais tout à l’heure qu’en tant qu’homme, tu te sentais concerné par ces questions et c’est très important. La lutte contre la violence conjugale n’est pas une affaire de bonnes femmes. Dans ton podcast, tu interroges les protestantes, mais c’est ensemble que nous devons lutter sur ces questions-là. L’éducation qu’on donne aux petits garçons et aux petites filles, à ses enfants et petits-enfants est au cœur du sujet. Que doit-on leur dire ? Que faut-il enseigner dans les préparations au mariage ? Doit-on évoquer les lignes rouges ou se contenter de préparer à la cérémonie du mariage ? Y a-t-il suffisamment de lieux où les adolescents expérimentant leur toute première relation peuvent parler de ce qui est normal ou non, à l’aide de cet excellent outil qu’est le violentomètre (2) ? Ces avancées se font ensemble, hommes et femmes. C’est important qu’en Église, on se sente tous concernés. J’ai été très touchée quand le président de la Fédération baptiste, un homme, donc, Thierry Auguste, a décidé de mener à mes côtés des actions dans ce sens.

 

C’est d’ailleurs un autre de tes engagements, Valérie: tu es vice-présidente de la Fédération protestante de France depuis 2018. C’est même là que nous nous sommes croisés la première fois, à la Maison du protestantisme. C’était dans le cadre de cet engagement, j’imagine ?

Oui. Si la Fédération protestante n’existait pas, il faudrait l’inventer ! Plus qu’une plateforme, c’est un lieu, une famille. Moi, je m’y sens comme dans ma famille spirituelle. C’est le lieu où ensemble on va plus loin, plus haut, plus fort, celui aussi qui nous représente face aux pouvoirs publics. C’est également un espace qui facilite la concertation entre nous. En ce moment, l’un des chantiers majeurs que nous menons concerne la lutte contre les violences spirituelles et sexuelles. Si cela se fait avec la Fédération protestante, c’est que nous nous sommes rendu compte que c’est ensemble, avec toutes les unions et les œuvres, qu’il faut faire face à ce fléau.

 

Quelles sont les actions menées contre les violences spirituelles et sexuelles ?

Lors de l’assemblée générale de 2023, nous avons adopté un rapport de la Commission éthique (téléchargeable sur le site de la Fédération protestante) dressant un diagnostic et reconnaissant, après le rapport de la Commission Sauvé (de la Ciase) du côté catholique, que les situations d’abus, d’emprise, de violence existent aussi chez les protestants, que celles-ci surviennent au sein des groupes scouts ou que ces violences soient commises par des pasteurs. L’AG de la Fédération protestante a donc adopté ce rapport en le faisant sien et en prévoyant d’adopter différentes mesures. Nous sommes en train de mettre en place une ligne d’écoute, des formations spécifiques, un protocole pour savoir, notamment, comment agir quand on est confronté à une plainte contre un pasteur.

 

En quoi consistent spécifiquement les violences spirituelles ?

C’est vrai qu’on connaît plus facilement les violences physiques ou sexuelles. La spécificité des violences spirituelles est qu’elles vont être légitimées, dans notre contexte, par des versets de la Bible ou des croyances spirituelles. On va museler la personne au nom d’interprétations des textes bibliques en disant «Femmes, soyez soumises» ou «Tais-toi», ou «Une bonne chrétienne ne divorce pas». Dans cette emprise spirituelle, il y a une culpabilisation écrasante – une fausse culpabilité, donc, puisque la victime n’est coupable de rien – qui fait que la victime n’ose pas dire non, n’ose pas poser de limites. Je prends ici l’exemple du couple mais cela peut tout aussi bien concerner un responsable spirituel envers ses paroissiens. Il peut les culpabiliser pour qu’ils donnent davantage ou pour qu’ils soient davantage présents. Cette fausse culpabilisation, c’est une forme de manipulation.

 

Tu évoquais tout à l’heure les enfants. Quelles sont les conséquences des violences conjugales sur les femmes et les enfants ?

Nous avons organisé récemment une conférence des responsables de culte en France sur les violences sexuelles et spirituelles. À cette occasion, le juge Édouard Durand, co-président de la CIIVISE, la commission sur l’inceste, a prononcé cette phrase très importante: «Lorsqu’un enfant victime vous raconte ce qu’il a vécu, il faut multiplier votre ressenti par 50 pour connaître l’effet réel de ce que cela représente pour lui». C’est une destruction, un étouffement psychique et les études sur le cerveau ont montré que les conséquences sont aussi dévastatrices, que l’enfant ait subi la violence directement ou qu’il y ait assisté indirectement. Ces conséquences vont être physiques mais on observe aussi des retards de développement, une insécurité, une peur, une violence et il sera souvent nécessaire d’expliquer à ces enfants ce qui est normal ou pas dans une relation.

 

«Dans un conflit, on est symétriques alors que dans la violence conjugale il y a asymétrie»

Comment expliquer aux parents qui nous liraient et culpabiliseraient peut-être de se disputer parfois devant leurs enfants quelle est la différence entre un conflit de couple et des violences ?

C’est vraiment une question profonde, essentielle. Tout le monde a des conflits et c’est normal, c’est même parfois lorsqu’il n’y a pas de conflits qu’il y a un problème ! Le conflit est l’expression de nos désirs et de nos peurs. Puisque nos désirs et nos peurs diffèrent, il y a du conflit. Le conflit est déjà présent dans Genèse 2, avant la chute, et c’est très bon ! Ce qui est différent avec l’emprise, c’est que l’un prend le dessus sur l’autre, qui n’a pas le droit à la parole, alors que dans le conflit on exprime totalement son opinion. Ce n’est donc pas une question de volume sonore… Dans un conflit, on est symétriques alors que dans la violence conjugale, il y a asymétrie. C’est pour cette raison qu’on ne traite pas du tout de la même manière un conflit de couple, qui peut requérir les services d’un médiateur, et une violence conjugale. Jamais de médiation dans le cas d’une violence conjugale ! Si une victime vient se confier ou que vous suspectez un cas de violence conjugale, vous pouvez appeler le 3919 pour avoir des conseils mais il ne faut jamais confronter l’auteur des violences car ce sera encore pire pour la victime après coup. Il se débrouillera de toute façon pour que vous ne puissiez plus lui parler, il l’isolera. On accompagne la victime sans médiation, en toute intelligence et en toute prudence.

 

Quand une femme réalise-t-elle que c’est le moment de sauver sa peau et celle de ses enfants ?

C’est triste mais, à cause de l’emprise, il faut en moyenne à la victime sept allers-retours avant qu’elle ne parvienne à partir définitivement. Il existe en effet un phénomène dans ce cycle de la violence qu’on appelle la rémission amoureuse ou lune de miel qui voit l’auteur des violences se repentir et demander pardon pour ce qu’il s’est passé. Il sent à ce moment-là qu’il va la perdre, que c’était la fois de trop, et il l’emmène alors en voyage, accède à une demande à laquelle il n’avait jamais accédé, etc. Elle croit qu’il va changer, et tant qu’elle croit qu’il va changer, elle revient. Et le message des Églises n’aide pas en confondant le pardon avec une pseudo repentance. Le pardon, dans les textes bibliques, exige que l’on montre des fruits de repentance, c’est-à-dire un changement de comportement. Dans cette phase de rémission, c’est un changement de surface, pour sauver les apparences. Il y aura peut-être même des larmes de crocodile dans le bureau du pasteur mais il ne changera pas car changer voudrait dire accepter qu’elle porte plainte, pour qu’il y ait des traces de ce qu’il s’est passé, accepter d’être en traitement, de suivre une thérapie ou d’être accompagné. Ce serait donc accepter les conséquences de ses actes, ne rien taire ni se contenter de traiter le linge sale en famille. Encore une fois, certains versets étaient mis en avant et nos milieux n’aidaient pas toujours la victime à partir: «Une bonne chrétienne ne divorce pas», «Une bonne chrétienne ne porte pas plainte», «Une bonne chrétienne aime tout, pardonne tout, supporte tout»

 

On court le risque de l’instrumentalisation de la Bible et, tu le disais tout à l’heure, d’en faire une forme d’«arme de soumission massive» (le terme est fort et à raison).

L’histoire est jalonnée de mauvaises interprétations des Écritures. On a légitimé, Bible à la main, l’apartheid en Afrique du Sud, le racisme aux États-Unis et maintenant cette violence. Ayant la chance de travailler dans des réseaux internationaux (je vais à l’ONU chaque année pour travailler sur ces questions avec des femmes du monde entier, de toutes les religions, de tous les arrière-plans), je peux l’affirmer: c’est un fléau mondial. Nous devons ensemble partager les ressources et nous soutenir. Il n’y a pas de fatalité, on peut ensemble lutter contre ce fléau.

 

Tu mentionnais plus tôt l’histoire du colibri. Que faut-il faire quand on se rend compte qu’il y a des violences conjugales chez des amis ou des proches ? Beaucoup sont probablement concernés par cette question et se sentent impuissants.

Il faut d’abord ne pas faire l’autruche mais oser créer un espace, un temps de dialogue quand on rencontre la victime seule (et vous verrez que ce sera de plus en plus difficile si elle est dans cette situation). Oser tendre la perche aussi, même si elle ne répond pas tout de suite, et répéter que vous êtes disponible pour elle, lui montrer une brochure ou un numéro, etc. Souvent, ces victimes témoignent après coup de leur sentiment de solitude, de cette impression que personne ne va les croire. Je pense que le meilleur service qu’on puisse leur rendre est de nous préparer pour que – je suis persuadée que les inconscients communiquent – inconsciemment elles sachent qu’on va les croire. Et puis, pour tous ceux en situation de responsabilité, il y a une vraie urgence à se former. En faculté de théologie, il n’y a pas de modules sur l’accompagnement des victimes de violences conjugales à l’heure actuelle alors que les dernières statistiques pour les Églises recensent qu’une femme sur quatre est victime de violences (physiques autant que psychologiques). Y a-t-il un problème qui concernerait autant de monde ? Les pasteurs aussi doivent se former et, avec Empreinte formations, dont je suis vice-présidente, nous proposons des formations adaptées.

 

Le consentement, la lutte contre les violences sexuelles sont des sujets qui te tiennent particulièrement à cœur…

Oui et le viol conjugal n’a été reconnu que très récemment en France (dans d’autres pays d’Europe, c’est même encore en discussion). C’est l’idée qu’une femme puisse porter plainte contre son mari parce qu’elle n’était pas d’accord. Pendant des générations, lorsqu’on se rendait à la gendarmerie pour porter plainte on se voyait répondre: «Madame, c’est votre mari ! Qu’est-ce que vous voulez qu’on fasse ?»; On est en train d’intégrer que l’amour implique le consentement et la nature de la relation est même devenue un facteur aggravant. Le viol conjugal est reconnu comme un crime. Une femme est maîtresse de son corps. Ce passage d’1 Corinthiens 7 est très beau car il implique une très belle symétrie: le corps de la femme ne lui appartient pas, le corps de l’homme ne lui appartient pas et le fait qu’il y ait cette symétrie nous indique que personne ne peut instrumentaliser l’autre dans sa sexualité, lieu le plus intime de la relation. La sexualité doit se vivre en concertation, en dialogue. Le devoir conjugal n’existe pas ici.

 

Pourtant, Dieu sait que ce verset a été utilisé pour affirmer le contraire…

Eh bien justement: Dieu le sait ! On ne peut pas légitimer cela avec les versets bibliques. Il faut relire le Cantique des Cantiques, ce jeu amoureux formidable entre la bien-aimée et le bien-aimé, comment elle prend l’initiative. La sexualité est vraiment un sujet rendu tabou par le puritanisme, toutes Églises confondues.

 

«Il faut au moins trois générations pour changer un inconscient collectif»

 

Cela sonne comme une évidence mais… Pourquoi ?

Je crois que c’est à nouveau le fruit du patriarcat ! On ne va pas tout mettre sur son dos mais, quand même, c’est très lié. C’est une construction millénaire et nous ne sommes qu’au tout début de la lutte. La génération de ma mère s’est battue pour des droits, je suis la deuxième génération, et on dit qu’il faut au moins trois générations pour vraiment changer un inconscient collectif. Nous essayons aussi de transmettre des choses à mon fils adolescent mais, Simone de Beauvoir le disait très justement: «Il suffira d’une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question». C’est une vigilance de chaque génération.

 

Vigilance, c’est fort. Il ne faut rien lâcher.

Non, et c’est pour ça qu’on a besoin les unes des autres et les uns des autres et que la sororité, un beau mot utilisé dans tes podcasts à de nombreuses reprises, est primordiale. On a besoin de cette solidarité.

 

Quels sont les chemins de guérison possibles pour une femme victime de violences qui a réussi à fuir son agresseur ?

On parle d’un travail de reconstruction très lent des victimes. D’ailleurs, en anglais, on lui préfère l’expression de survivantes, plus proactif, et qui exprime le fait qu’on ne pourra jamais faire comme si ça n’avait pas eu lieu. Ça a eu lieu, ça appartient à qui elles sont mais on voit aussi qu’il y a une suite, qu’elles sont dans une reconstruction. Ce sont des femmes qui vont peut-être rencontrer un nouveau compagnon, un nouveau mari. Il y a aussi tout un travail de relecture sur ce qui leur est arrivé. Elles peuvent être des femmes debout alors que la vie les a ployées, écrasées, oppressées. L’un des passages que je préfère dans la Bible est la rencontre de Jésus avec une femme courbée depuis 18 ans et qu’il va redresser. Elle devient une femme debout et il va l’appeler «fille d’Abraham», une expression qui n’avait jusqu’ici jamais été employée au féminin. Fils d’Abraham au masculin, on connaît. Mais fille d’Abraham, c’est la première et la seule fois ! Cette expression dit aussi qu’elle est héritière de toutes ces promesses faites dans la Bible et qu’elle retrouve sa dignité. C’est là tout ce qu’on peut leur souhaiter et c’est ce que j’ai vu chez les survivantes: des femmes debout. Bien sûr, cette violence qu’elles ont subie fera toujours partie de ce qu’elles ont vécu, beaucoup deviennent d’ailleurs militantes sur le sujet.

 

Tu évoques également dans ton livre les diverses voies d’accompagnement thérapeutique.

Oui, on a la chance d’être à une époque où il existe des médicaments, des médecins, des thérapies… Tout cela vient du Créateur. J’ai une vision très holistique des choses: Dieu a fait don aux hommes et aux femmes de la société d’énormément de ressources possibles pour nous redresser.

 

L’une de ces ressources est l’association Une place pour elles que tu as fondée en 2018. Comment cette idée a-t-elle germée ?

J’étais prise aux tripes, je me demandais ce qu’on allait faire, et en réfléchissant avec d’autres à ce qui existait déjà (des centres d’accueil, des CHRS (3) comme le Home à Strasbourg, des lieux d’accueil pour les victimes, autant d’initiatives qu’il faut soutenir et encourager) nous nous sommes rendus compte que l’angle mort, c’était la sensibilisation. Comment aborder le sujet pour qu’il ne soit plus tabou ? On a réfléchi à une initiative simple, gratuite, pour tous, pour toutes: Une place pour elles. Nous opérons dans des lieux publics (mairies, salles des profs, boutiques, cinémas, théâtres, aéroports, mais aussi cultes, synodes, assemblées générales de la Fédération, etc.) en installant une chaise sur laquelle on place un panneau où on peut lire: «Une place pour elle». Elle aurait dû être là parmi nous mais elle n’est pas là parce qu’elle est morte sous la violence de son compagnon ou de son ex, et elle nous manque. C’est une façon rendre visibles ces victimes de féminicides. Car la violence conjugale se déroule derrière les portes et, souvent, personne n’est au courant.

 

«Lorsque mes gens voient la chaise, la parole se libère»

Quelles histoires ou quels changements ce travail a-t-il permis ?

Les retours sont particulièrement forts à l’occasion du 25 novembre, Journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes, ou du 8 mars, Journée internationale des droits des femmes. Cette initiative a été transposée dans une quinzaine de langues et présentée à l’ONU car nous avons eu de nombreux retours positifs sur son impact. Lorsque les gens voient la chaise, la parole se libère.

 

Cette chaise vide, ça jette un froid !

Oui. Il y a d’abord la sidération, puis vient le temps de la libération de la parole: «Je ne t’ai jamais dit, mais ta grand-mère…», «Ah mais tu sais, la voisine…». Se mettre à parler du sujet, c’est lutter contre le tabou. La définition même du tabou, c’est qu’on n’en parle pas mais là, la chaise donne l’occasion d’en parler. On nous a rapporté beaucoup d’histoires très positives, des villes entières qui se sont bougées, qui ont consacré un square avec un banc rouge en hommage aux victimes de féminicides. La chaise est un prétexte permettant ensuite de mettre en place des formations, des journées pour en parler ou lire un livre sur le sujet… C’est vraiment un symbole, une occasion et tout le monde peut se saisir de ce sujet.

[Silence]

On parle de parole libérée et puis, un silence ! Ce silence, on peut le dédier à ces victimes car qui va parler pour elles ?

 

Euh… Un mot sur tes formations ?

Sans transition, comme on dit dans les médias !

 

C’est l’émotion !

Elle est bonne cette émotion, Jérémie. Je parlais justement de l’indifférence tout à l’heure; il n’y a rien de pire que l’indifférence. C’est souvent parce que les choses nous prennent aux tripes qu’on en vient à se demander ce que l’on peut faire, de quelle manière on peut agir. Il faut venir sur le site, on peut soutenir financièrement ou encore prier, diraient les chrétiens. C’est important de traduire cela par des actes.

 

On se sent très impuissants face à tout cela. Et puis, pour ma part, en tant qu’homme, ça signifie faire un travail d’introspection, savoir repérer. J’ai eu la chance de faire un travail thérapeutique et l’une des raisons qui m’a poussé à entamer cette démarche a été de me rendre compte non seulement de ce qui coinçait chez moi, mais aussi des mécanismes qui me dépassaient et qui sont peut-être aussi le fruit du patriarcat. Je me rendais compte que je faisais du tort involontairement aux personnes que j’aimais le plus. C’est important de libérer la parole et d’en parler. Qu’aimerais-tu dire aux femmes qui nous liront ?

Je répondrai en vous racontant ma rencontre très émouvante avec Denis Mukwege, prix Nobel de la paix, cet homme qui répare les femmes victimes de viols de guerre au Congo. Nous avons prié ensemble et je lui ai demandé ce qui le portait, ce qui le soutenait, confronté à l’horreur depuis des années et des années. Sa réponse a été ce psaume 121 et c’est lui que je voudrais laisser à toutes ces femmes: «Je lève les yeux vers les montagnes. D’où me viendra le secours ?». Cette question est un cri ! «Le secours me vient de Dieu qui fait la terre et les cieux». C’est étonnant, cet emploi du présent alors qu’on s’attendrait à du passé, mais ce présent est là pour dire que Dieu continue d’agir aujourd’hui, que Dieu est présent. Dieu nous voit, nous ne sommes pas invisibles et l’une des manières qu’il a d’agir aujourd’hui, c’est par nos mains. C’est nous qui pouvons être ses agents, ses mains, ses pieds. C’est nous qui pouvons aussi permettre à ces victimes de s’en sortir.

 

Et aux hommes ?

C’est un psaume non genré, non sexué, donc ils peuvent tout à fait se sentir interpellés ! Eux aussi sont collaborateurs de Dieu et l’on manque d’ouvriers pour se lever et agir. C’est aussi un combat qu’en tant qu’homme on peut faire sien, comme tu l’as fait, Jérémie.

 

Qu’évoque pour toi le mot protestante ?

Une protestante, c’est d’abord et avant tout une chrétienne, au sein d’une famille de foi, à côté de ses sœurs catholiques, orthodoxes et issues du protestantisme dans toute sa diversité. La protestante, c’est cette femme qui fait siennes les paroles de Marie Durand et des prisonnières de la Tour de Constance, qui veut résister à ce qui dans ce monde nécessite résistance. Une femme protestante, elle est thermostat et pas thermomètre. Elle est témoin d’espérance.

Merci beaucoup Valérie.

 

Si vous vous trouvez en situation de difficulté, vous pouvez consulter le site Stop-abus, le service d’écoute créé par le CNEF, appeler la ligne nationale d’écoute pour les victimes de violence de la FPF en partenariat avec France Victimes au 01 80 52 33 89 ou encore le 39 19, numéro d’écoute nationale destiné aux femmes victimes de violence, à leur entourage et aux professionnels concernés. Ce numéro est gratuit et accessible sans interruption.

 

(Lire le premier volet)

 

Transcription: Pauline Dorémus

Illustration : Valérie Duval-Poujol lors de la conférence La Bible est-elle sexiste ? organisée par les Éditions Empreintes (capture d’écran YouTube).

(1) Valérie Duval-Poujol, La Bible est-elle sexiste ? Parcours biblique, Empreintes (Temps présent), 2021.

(2) Outil de prévention pour sensibiliser les jeunes femmes aux violences conjugales. Adapté par le Centre Hubertine Auclert à la demande du Conseil Régional d’Île de France, le violentomètre a été conçu fin 2018 par les Observatoires des violences faites aux femmes de Seine-Saint-Denis et Paris, l’association En Avant Toute(s) et la Mairie de Paris.

(3) Centre d’hébergement et de réinsertion sociale.

 

 

 

 

 

 

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