Urgence écologique: les Églises face à la confusion éthique (une réflexion protestante, 1) - Forum protestant

Urgence écologique: les Églises face à la confusion éthique (une réflexion protestante, 1)

Comment le message des Églises sur l’urgence climatique «peut-il être utile» ? Dans le premier volet de cette étude, Vincent Wahl examine d’abord la «confusion éthique» dans laquelle nous nous trouvons (avec une écologie en bouc émissaire) et les débats sur la justice climatique, ensuite quelques points d’appui à l’optimisme,  ainsi qu’un point sur l’engagement des Églises chrétiennes.

 

Depuis un peu plus d’un an, se sont multipliés en France et en Europe les conflits sur les ressources, et les manifestations clamant le refus des contraintes écologiques. Les résultats électoraux notamment ceux des européennes de juin 2024, sont décourageants, sinon franchement mauvais, pour les partis verts, non les seuls à porter un projet écologique, mais ceux qui, sans doute, sont les plus identifiés à ces préoccupations. En France et en Europe, un certain consensus autour de l’urgence écologique se serait donc éloigné, alors même que le péril s’est précisé, et que ses conséquences pour les populations se sont alourdies. Pourtant, ces dernières années, l’Europe avait connu un sursaut de conscience et d’engagement. Certes, ailleurs dans le monde, des dénialistes (1) revendiqués se faisaient élire. Certes, nous faisions, ici, l’expérience de la procrastination des pouvoirs publics et d’une partie des forces économiques, etc. Mais aujourd’hui, c’est de la labilité, de la fragilité du consensus lui-même que nous faisons l’expérience… Les dénialistes seraient-ils de retour, ici aussi, et en force ?

Quant aux Églises chrétiennes, au-delà d’un témoignage de conviction, souhaitent-elles participer à l’effort commun à divers courants de pensée, afin de contribuer à des résultats concrets dans la défense du climat, du vivant, et des conditions de vie de l’humanité ? Comment, dans une logique de service et de discussion pluraliste, ce message peut-t-il être utile ?

Le philosophe et théologien Olivier Abel invoque un «imaginaire social à ébranler», estimant que

«les églises (…) sont des vecteurs tout désignés pour ce travail de l’imaginaire commun (…). Mais les églises elles-mêmes doivent rejoindre toutes les forces et les intellectuels collecfs qui, du côté des sciences et des arts, des techniques et du cinéma, peuvent œuvrer en ce sens» (2).

La poursuite de l’engagement des Églises en faveur de la justice climaque doit aujourd’hui être pensée dans le contexte d’une opinion qui marque le pas, y compris parmi leurs membres, et d’une nouvelle manifestation de la puissance finalement inentamée des lobbies qui entendent retarder ou empêcher la prise en compte de l’urgence environnementale. Les Églises doivent en particulier faire face à une nouvelle confusion dans les discours et la percepon des enjeux.

Ce retour de flamme inattendu remet en cause les approches globales qui commençaient à émerger tant dans les poliques publiques que dans la pensée des Églises (nous partirons, à cet égard, de la décision Écologie, quelle(s) conversion(s) ? (3), du synode national de Paris-Sète, en 2021, de l’Église protestante unie de France-ÉPUdF). Il semble leur substituer un vacillement des volontés, une confusion éthique. On retrouve sans doute cette dernière dans l’énigme de la passivité de populations directement éprouvées par le changement climaque, ou le sentiment, fondé ou non, que les classes populaires tourneraient le dos à l’urgence écologique. Les petits gestes pour la planète peuvent-ils fournir une alternative concrète, une manière de rebondir ? Que signifie l’attirance, tant de la société que des Églises elles-mêmes, pour l’approche colibriste popularisée au tournant du siècle par Pierre Rabhi ? Quelles limites, quels dangers potentiels, notamment pour le message évangélique, d’une excessive focalisation sur ce type de démarche, à laquelle on peut sans doute rattacher Église verte ? L’engagement individuel peut-il se substituer à la recherche d’une vérité commune, d’une vision d’avenir partagée ? Quelles conditions de possibilité d’un projet commun à diverses composantes de la société, parmi lesquelles les Églises ? Quels antidotes pour le poison de la confusion éthique ? Voici les principales quesons que nous examinerons dans le présent article.

 

Dans quelle situation nous trouvons-nous ?

1. Une confusion éthique

Nous, croyants engagés dans le combat écologique, avions renoncé depuis déjà longtemps à cette rêverie: que le climat se répare tout seul. Nous avons dû admettre – et cette difficile remise en question est encore en cours – que les conséquences annoncées et déjà perceptibles du dérèglement climaque et de la perte de biodiversité sont pour une large part, irréversibles. Cependant, nous avons vécu dans une utopie implicite: alors que l’opinion semblait progresser dans la prise en compte des enjeux climatiques, après les Marches pour le climat de la jeunesse de 2019, l’ébranlement civilisationnel de la pandémie, Nous, tous les humains, allions tous tirer dans le même sens, travailler chacun à notre niveau pour atténuer, adapter, réduire la misère et les inégalités, construire un monde plus accueillant aux détresses, plus résilient. Dans cette hypothèse irénique, des questions pouvaient se poser, techniques, de rythme, etc. La question de justice y était déjà primordiale, dans la répartition des efforts… Momentanément, le dénialisme avait semblé s’effacer devant l’évidence du dérèglement climatique. La retraite forcée de la Covid, favorisant les discussions médiatiques sur un monde d’après, et même si, très vite nous avions compris que ce n’était qu’illusion, ont pu aussi nous faire croire à cette bonne volonté générale. En somme, toutes nos approches éthiques et même politiques étaient basées sur le pari qu’une bonne information sur l’urgence et la gravité du changement climaque (4) entrainerait l’action.

Moins de trois ans plus tard, les guerres, l’inflaon, ont générer des retournements d’opinion, la polique migratoire s’est durcie. Des promesses poliques n’ont pas été tenues, comme celle de prendre au sérieux la convenon citoyenne pour le climat, douche froide aux effets de long terme encore inconnus (5). Tout ceci sur la toile de fond des méga-incendies, des super-ouragans, des inondations ou des sécheresses, etc. Rappel brutal à la réalité ! En 2024, en Europe et en France, loin d’un cap fermement maintenu, nous avons été témoins, notamment, de divers reculs de la réglementation écologique et plus généralement d’une mise au second plan des préoccupations écologistes dans l’agenda polique.

Nous avons sans doute largement sous-estimé la capacité du dénialisme à s’adapter, à trouver de nouvelles formes. Nous avons sous-estimé les antagonismes, la conflictualité, la capacité des lobbys industriels, du système capitaliste, à mener un marathon polique et culturel pour agir sur les responsables politiques, et sur l’opinion publique. Nous étions loin d’imaginer que certains partis poliques pourraient utiliser l’écologie comme repoussoir. Nous avions peut-être oublié combien il est efficace de manipuler frustrations et colères. Un exemple éclairant est celui de l’instrumentalisaon par le système agro-industriel exportateur de la colère récente de petits et moyens agriculteurs nourriciers, sous couvert de l’idéologie de l’unité paysanne (6).

Pourtant, en contradiction avec cette idéologie, dominante depuis les années 1950, les exploitations agricoles françaises montrent une très grande diversité. La détresse d’une partie des agriculteurs, notamment des éleveurs, est réelle. Leurs condions de vie se dégradent, les journées de travail s’allongent, le taux des suicides est très élevé, etc. Les producteurs agricoles sont pris en étau entre des prix tendanciellement trop bas, l’application insuffisante de la loi Egalim et les prix des intrants, les distorsions de concurrence avec les agricultures dans et hors de l’Union Européenne et aussi, on l’oublie peut-être trop souvent, dans une logique de fuite en avant entretenue par l’endettement. Il serait légime que les pouvoirs publics rendent justice à ceux qui souffrent. Plus globalement, il serait juste de soutenir explicitement les producteurs qui servent les besoins alimentaires locaux, dans le respect de la santé des personnes (7) et de l’environnement. Est-ce le sens des décisions du premier semestre 2024, comme la forte baisse de l’ambition du plan Ecophyto, et la remise en cause des prérogatives de l’ANSES (8) ? Au contraire, les principaux bénéficiaires des reculs environnementaux consentis par le gouvernement sont les tenants de l’agriculture industrielle, exportatrice, ou productrice de matières premières, et plus encore leurs fournisseurs en engrais, produits phytosanitaires, machines, ou les secteurs de la mise en marché et de la transformation, enfin du crédit. La colère des petits et moyens agriculteurs, des éleveurs, est instrumentalisée. La santé des personnes, au premier rang celle des agriculteurs eux-mêmes, ne semble pas peser pas lourd devant ces intérêts. Enfin, les contraintes environnementales apparaissent comme un bouc émissaire commode et de nature à détourner la société et les agriculteurs eux-mêmes des enjeux de long terme, compte tenu du fait que l’agriculture sera l’une des premières victimes du changement climatique.

C’est maintenant l’écologie elle-même, au-delà des reculs électoraux, qui devient un bouc-émissaire, comme l’illustre un arcle du 3 mars de Novethic (9), ou d’une manière peut-être encore plus frappante, une chronique de Stéphane Foucart dans Le Monde (10), ou l’entretien radiophonique avec François Gemenne cité ci-dessus (11).

La chronique de Stéphane Foucart cite les habitants de la commune de Blandecques, épicentre des inondations du Pas de Calais de l’hiver 2023-24, où le vote Rassemblement National atteint des sommets, et où le vote écologiste est tombé à 1,7%. «Des témoignages recueillis sur place, il sourd un senment de fatalité et d’abattement, et une colère étrangement retournée contre « les écolos »… qui préfèrent sauver les grenouilles (plutôt) que les maisons en interdisant les curages pendant les périodes de reproduction» (12)… La bétonnisation, plus forte qu’ailleurs, l’industrialisation de l’agriculture qui arrache les haies et arase les talus, imperméabilise les sols, sont ainsi exonérés, et l’auteur souligne, à travers «l’affaiblissement des liens de causalité, une crise de l’intelligibilité du monde». L’article illustre aussi que le conservatisme économique et écologique continue d’inspirer des partis politiques puissants, et que leurs parsans surfent sur les difficultés populaires pour promouvoir leur vision économique et maintenir leur mode de vie. François Gemenne rappelle pour sa part, que quelques mois après la destrucon de la Nouvelle- Orléans due au cyclone Kathrina, la Louisiane a élu comme gouverneur Bobby Jindall (13), climato-dénialiste extrême, dont le discours était d’exonérer le changement climaque de la responsabilité des destructions, promettant de désigner les «vrais coupables».

Les phénomènes de retournement contre les porteurs de mauvaises nouvelles ne sont pas nouveaux, au contraire de l’accélération des crises écologiques, et dans le contraste entre le fort reflux de la priorité écologique dans l’opinion, et la mulplication des catastrophes et des signes d’urgence.

Les pouvoirs publics ? Ils ont beaucoup parlé. Ont-ils agi aux niveaux requis ? Sans même évoquer leurs contradictions, sans mentionner non plus ceux qui ne voient rien de plus urgent que de faire des guerres destructrices, ils semblent rester un peu partout nettement en deçà des enjeux, même s’il ne faut pas négliger des travaux législatifs importants, comme le Green Deal en Europe, et, en France, la loi anti-gaspillage pour une économie circulaire (14), dite loi AGEC, qui s’attaque notamment à la prolifération des emballages plastique jetables, favorise le réemploi, combat aussi l’obsolescence programmée. Mais il s’agit de mesures technocratiques (sans a priori péjoratif, la réglementation étant nécessaire et forcément technique). Dans les meilleurs des cas, elles associent l’incitation et la contrainte. Mais elles nécessitent des budgets conséquents, et une détermination politique forte dans la longue durée. Leur capacité de s’adapter aux conditions réelles, ainsi que l’équité dans leur application, seront difficiles à assurer (15). La population aura du mal à en saisir la cohérence et la portée, ne verra pas en quoi, à long terme au moins, elle en sera bénéficiaire, et ce, d’autant que les gouvernements sont loin de rechercher l’apaisement et la jusce sociale, condition d’un consensus autour de l’urgence écologique. Quant à l’opinion, le court terme de l’inflation, le ciseau entre les dépenses contraintes de logement, d’énergie, de déplacement pour rejoindre le lieu de travail qui augmentent fortement et les revenus qui stagnent ou diminuent, causent de réelles difficultés aux plus modestes et font naitre dans les classes moyennes la peur du déclassement. Tout cela révèle l’attachement à consommer, ainsi qu’à ses symboles comme le rêve automobile (16). De ces hésitations, une partie des entreprises, notamment dans le secteur énergétique, et surtout de leurs actionnaires, prend prétexte pour revenir en arrière par rapport aux engagements pris, ce qui est grave, compte tenu de la durée des invesssements dans ces secteurs, et donc de l’inertie des trajectoires une fois lancées. C’est le cas de l’entreprise Glencore comme le relate Novethic dans un article du 9 août 2024 (17), «Glencore a annoncé cette semaine qu’il allait finalement conserver sa branche charbon: « Je suis convaincu que c’est (…) la voie opmale pour créer de la valeur pour les invessseurs », a déclaré (…) son directeur général, « le pendule a basculé en matière d’ESG (18) au cours des neuf à douze derniers mois. Ils [les invessseurs] reconnaissent toujours que l’argent est roi…»

Il n’y a donc rien d’évident à ce qu’une société renonce à la perspective de l’enrichissement, ainsi qu’à celle, fût-elle fallacieuse, d’un développement économique et financier infinis. En réalité, si, d’un côté, le pourcentage de Français qui admettent à la fois la réalité des dérèglements, et leur origine humaine, d‘environ 60%, reste stable depuis dix ans, d’un autre côté, le consensus autour des conséquences collectives et individuelles à donner à ce constat ainsi qu’aux avertissements des scienfiques n’a jamais existé. Ballottements dans les discours, absence de cap tant sur la vision de l’avenir que sur les moyens d’y parvenir, refus de sortir d’une vision technique, instrumentale, et d’aborder le sujet des règles du jeu d’ensemble: tout ce fouillis mental auquel participent aussi les pouvoirs publics, voici que je cherche à le désigner par le terme de confusion éthique. Les particuliers autant que les corps intermédiaires, comme les Églises, semblent s’y engluer !

 

Mais pourquoi ne suffit-il pas de savoir pour désirer un changement ?

François Gemenne, dans l’entretien cité plus haut, donne plusieurs explications à ce paradoxe, que l’on peut ajouter à celle du rêve, finalement inaccessible pour la plupart, d’un plein accès à la société de consommation. Dans le cas de la Nouvelle-Orléans, comme dans celui des inondations catastrophiques de Belgique et d’Allemagne de juillet 2021, relève-t-il, il est insupportable pour les populations touchées d’entendre que «l’ouragan (qui les a frappé était) lié au changement climatique», car ils se sentent aussitôt coupables de ce qui leur arrive (19) . Par ailleurs, dit-il, les événements extrêmes, même répétés, demeurent considérés comme exceptionnels, et non comme tendanciels et devant conduire à des efforts d’ajustements structurels… Lancer des alarmes est donc à ses yeux inutile et conduit au repli sur soi. Un petit guide d’aide à l’argumentation édité par Parlons Climat (20) ne dit pas autre chose.

La question de la justice sociale est, sans doute, aussi au cœur du problème… Des études d’opinion indiquent, certes, que la population française est préoccupée par le dérèglement climatique, mais les signes d’une augmentation du soupçon entre différentes catégories sociales (21), de la perplexité sur les efforts à faire, et sur l’équité dans leur répartition, existent déjà. La souffrance des plus faibles, la nécessité de mettre en place des filets de sécurité pour les plus impactés seront-elles prises au sérieux ? L’idée selon laquelle les questions écologique et sociale étaient inséparables avait aussi progressé ces dernières années. Explorer ce lien est devenu d’une actualité brûlante, avec les soulèvements successifs, des gilets jaunes, puis des agriculteurs, le renchérissement du prix de l’énergie, etc.. Les classes populaires, les ruraux, cumulent les expositions aux dangers environnementaux ou nutritionnels dans l’indifférence générale. Ils ont une conscience aigüe de leur très faible marge de manœuvre pour s’en protéger, et s’adapter à un monde sans énergies fossiles. Pour ces personnes, un discours surplombant, des injonctions moralistes, venus de catégories sociales qu’elles considèrent comme privilégiées sont souvent insupportables (22).

 

Écologie populaire

Une récente émission de France Culture (23) fait écho au travail que sociologues, ou militants de terrain mènent depuis le mouvement des gilets jaunes (Les gilets jaunes étaient-ils «an-écolos» ?). Il en ressort que les classes populaires sont tout aussi anxieuses que les autres face au dérèglement climaque, mais ont leur propre manière de réagir, leur propre rapport à la parole sur le sujet. L’émission donne la parole à Alix Levain, anthropologue et à Gabriel Mazzolini, des Amis de la Terre et de la Maison de l’écologie populaire à Bagnolet.

D’où vient l’idée reçue que l’écologie n’intéresserait pas les classes populaires, ou, pire, leur assignation à une opinion anti-écologique ? Cette idée serait ancrée dans les poliques publiques, qui considèrent que les populations les plus modestes sont éloignées de l’écologie, car étrangères aux savoirs experts, sur lesquels ces politiques sont largement fondées. Il faudrait donc les convertir, les sensibiliser aux écogestes. Cette opinion serait aussi souvent partagée par les organisations écologistes. Or, le mouvement des gilets jaunes a permis de poser autrement les questions, d’indiquer l’orientation concrète à donner à la notion de justice climatique dans notre pays. Les deux intervenants soulignent notamment l’importance de la figure de Priscilla Ludowski. Celle-ci disait, dès le début de 2018, dans une pétition qui a recueilli 1 million de signatures: «Vous vous trompez de cible en taxant les plus modestes, mais l’engagement à respecter les cibles pour l’imiter le changement climaque est très important pour moi, pour nous». L’information resterait donc nécessaire aux classes populaires comme à tous, mais pas spécialement de sensibilisation. Mais, même si le dérèglement climatique est une urgence, elles ont aussi besoin qu’on leur donne du temps pour s’organiser, et trouver des solutions justes pour tous…

Déjà en 2011, la revue Politis consacrait un numéro spécial à l’écologie (24), qui faisait une large part à l’Écologie populaire. L’émission de 2023 converge avec ses analyses.

«On est de plus en plus conscient, dans les cités, d’être les premiers touchés par la dégradation de l’environnement, et guère moins nombreux à s’en déclarer soucieux que dans les beaux quartiers. Cependant: La qualité écologique, «ce n’est pas pour nous», répètent les plus modestes… L’eurodéputée verte Karima Delli indique: Je crois que les classes populaires nous créditent de notre honnêteté et de notre sincérité. Mais elles questionnent encore fortement notre capacité à être utile pour elles.» Dans le même numéro, Jean-Daniel Lévy, directeur d’un institut d’études de marché, rappelait des erreurs de communication faites au début des années 2000, comme le matraquage «’anconsommation’ indifférencié (inaudible chez ceux qui se serrent la ceinture tous les jours), la revendication de péages à l’entrée des villes ou la satisfaction affichée devant la hausse du prix de l’essence (sans considération pour les familles modestes dépendantes de la voiture, rejetées pour leur logement dans des banlieues lointaines) (…).»

Pour Politis, la qualité écologique serait perçue par les plus défavorisés comme «une sorte de récompense (pour) un effort économique privé et non l’affaire d’une conversion profonde des poliques publiques».

Ce type d’opinion participe sans doute aussi à la confusion générale, et met brutalement en lumière un fossé entre catégories sociales que tout semble opposer, ou entre dirigeants et administrés. Il parait urgent, aujourd’hui, de trouver entre eux les conditions d’un nouveau type de dialogue, en paroles et en actes.

 

2. Quelle espérance collective reste-t-il ?

Nos États peinent donc à conduire des poliques vraiment significatives, et continuent de privilégier la recherche de la puissance, technologique, économique, géostratégique, avec le risque renforcé d’une approche technocraque et autoritaire des transitions dont ils disent reconnaitre la nécessité. Or, une grande partie de la population a du mal à inscrire les enjeux écologiques dans un récit collectif qui les concerne, quand bien même les commentateurs insistent sur l’inutilité des alarmes, à plus forte raison du moralisme. Les dirigeants, pourrait-on croire, sont intellectuellement et affecvement capables d’intégrer l’urgence (le sont-ils toujours ?(25))… mais peut-être sont-ils plus intéressés par la perpétuation de leur pouvoir que par des décisions courageuses… Un approfondissement démocratique, voire la pression de l’opinion publique, sont donc nécessaires pour les obliger à affronter leurs responsabilités… Et comme l’opinion publique, de son côté, semble atone, le serpent se mord la queue !

Cependant, il y a quelques raisons à l’optimisme, notamment sur la possibilité de rassembler les classes moyennes et les classes populaires pour obtenir une transition écologique juste, qui rééquilibre l’effort, selon les mots de Gabriel Mazzolini dans l’émission du 1er décembre 2023 citée plus haut. Les dénialistes, s’ils ont regagné en influence, ne sont pas plus nombreux, et comme déjà souligné, la proportion de la population qui croit à l’origine humaine des dérèglements reste stable. Mais c’est sur la vision globale du monde et sur la question du passage à l’action, qu’on doit constater le flou, l’incertitude, le choc des vents de doctrine, qui crée ces variations saisonnières, empêchant de définir et conserver un cap:

D’un côté, il existerait un réel mouvement de fond vers une consommation responsable (26).

Selon les données du dernier baromètre de l’Ademe la notion de sobriété semble commencer à s’imposer, alors qu’elle était encore largement inconnue il y a 20 ans. Une majorité de citoyens constatent ainsi que des solutions de consommation responsable se sont développées depuis 10 ans, notamment la seconde main, le partage ou la location de biens et services ou encore la réparation. Si les Français sont encore réticents à transformer certains aspects de leur consommation (notamment l’usage de la voiture ou la consommation de viande), beaucoup adoptent donc de nouveaux réflexes. (…) Face à cette relative inertie du système économique, 80% des Français pensent que l’État et les pouvoirs publics devraient agir pour contraindre plus les entreprises et les acteurs privés. «Trois Français sur quatre considèrent que l’État devrait interdire la publicité pour les produits les plus néfastes», explique par exemple Renaud Fossard, co-fondateur et directeur général de Communication et Démocratie sur LinkedIn. Un constat qui tranche avec le discours de beaucoup d’acteurs poliques et économiques, qui réclament au contraire la simplification et l’allègement des contraintes pour les entreprises.

Mais aussi, un clair affrontement de modèles économiques aux priorités antinomiques.

Selon un acticle paru dans Novethic (27) en août 2024, le premier modèle, incarné par la Rencontre des entrepreneurs de France organisée par le Medef, la réduction des déficits publics et la croissance demeurent les deux caps à privilégier. Le deuxième modèle, porté par les Universités d’été de l’économie de demain du Mouvement Impact France, prône une alternative pour minimiser les impacts sociaux et environnementaux les plus négatifs.

 

3. Le message des Églises luthéro-réformées

Les Églises sont-elles attendues sur l’environnement, et notamment sur la justice environnementale ? Un récent débat radiophonique (28) a porté sur le rôle des religions dans la société française. Un parcipant y a émis l’idée selon laquelle, si la devise de la République française (Liberté, égalité, fraternité) ne cite pas explicitement la justice, l’une des conséquences est que ce sont aux religions de s’en préoccuper… Cette demande implicite aux Églises est confirmée, en septembre 2023, par les résultats de l’étude que l’association chrétienne de protection de l’environnement A Rocha avait commandé à l’Ifop, en partenariat avec Parlons climat (Sondage auprès des catholiques pratiquants et des protestants sur le climat (29)).

Le sondage révèle aussi que l’environnement et le changement climatique figurent à la 3e position, à 27% des réponses, des principaux sujets de préoccupation d’une population de référence, représentative de l’ensemble des Français. Les catholiques comme les protestants placent l’environnement à un niveau très proche, en 4e position, à 27% également pour les catholiques, et à 25% pour les protestants. Les pages 2 et 3 du document de présentation de l’enquête indiquent notamment que les «chrétiens sondés ont majoritairement conscience de la crise environnementale et de la responsabilité humaine dans le changement climatique». On relève aussi qu’une forte proportion des chrétiens interrogés (comme aussi de la population en général) est prête à envisager des changements de vie importants, mais ne sait pas comment s’y prendre. Les chrétiens veulent donc se mobiliser pour la planète mais sont peu nombreux à établir un lien entre les problémaques écologiques et leur foi.

De leur côté, les institutions historiques du christianisme en France ont été récemment de plus en plus explicites sur l’ardente obligation d’intégrer les préoccupations écologiques et notamment climatiques dans leur prédication, leur réflexion éthique, et leurs pratiques. C’est le cas de l’Église Catholique, mise en mouvement en 2015 par l’encyclique du pape François, Laudato si’. Dans le monde protestant (30), le Conseil œcuménique des Églises a joué un rôle précurseur dès la fin des années 80, mais la réception de son message dans le protestantisme français a été un échec (31), malgré l’héritage de grandes personnalités engagées en faveur de l’écologie comme Théodore Monod ou Jacques Ellul. Un rattrapage est en cours depuis une vingtaine d’années, avec l’engagement de la Fédération protestante de France (FPF) dans le plaidoyer climatique (32), la naissance, dès 2008 du réseau Bible et Création, qui a pris récemment le nouveau nom d’Espérer pour le vivant, et surtout, peut-être, le synode national de l’Église protestante unie de France (ÉPUdF, luthéro-réformée) qui s’est tenu à Paris et Sète en 2021. Cette assemblée, organe de décision suprême de l’ÉPUdF, a pris une décision intitulée Écologie, quelle(s) conversion(s) ? (33), qui appelle à des «conversions (personnelle, ecclésiale et sociétale)», aux plans de la théologie (la vision du monde qui découle de la foi), de l’éthique et même de la polique. De cette décision, importante, on peut espérer un tournant.

Le texte comporte trois volets. Le premier est la «position théologique», qui situe la relation de Dieu avec la création en termes de «promesse»: cadeau qui nous précède, événement toujours contemporain, dans une transformation de chaque instant, à laquelle nous sommes appelés à participer. Le texte insiste aussi sur le cri de la création souffrante, qui appelle la repentance et le pardon. Enfin, il place la relation de l’humain au «monde naturel et sauvage» sous le signe de la responsabilité, du respect et du service. En second, la «position éthique» s’organise autour des termes de «puissance retenue, de sagesse, d’empathie avec le monde qui vient», cet avenir que l’homme ne peut maitriser. Elle adopte un ton prophétique pour souligner le lien entre la pauvreté, et les crises sociale et écologique, pour pointer le mal-développement et l’avidité humaine, ainsi que l’économie productiviste et les dominations (patriarcale, des intérêts particuliers et des égoïsmes nationaux) nuisant au bien commun. Parmi les rôles qu’elle veut se donner dans la crise écologique, L’ÉPUdF cite l’accompagnement de l’éco-anxiété, l’engagement en vue de proposer «une sagesse humaine renouvelée en dialogue avec les autres traditions de pensée pour un nouvel équilibre dans la relation à la terre, alternative aux tentations d’une sortie autoritaire ou technicienne». Enfin, 3e volet, une série de «paroles» s’adresse aux pouvoirs publics, aux responsables politiques, à la société, parmi lesquelles on pourra noter le soutien «aux initiatives citoyennes et expériences de démocratie participative en matière de justice climatique». Il est recommandé aux églises locales «de veiller», notamment, «à la cohérence de leurs pratiques en matière de respect de la création, renforcer leur (…) solidarité avec les (..) migrants, d’accompagner les personnes fragilisées par la crise écologique dans le cadre d’un travail diaconal local, de s’engager dans la démarche Église Verte» (34). Au Conseil national (l’exécutif de l’Église) , il est notamment demandé de confier une «veille au réseau Bible et Création» (renommé depuis Espérer pour le vivant) et «de promouvoir et soutenir la démarche Église Verte» (35).

On voit que le texte synodal aborde la queson sous de multiples angles, sans craindre d’aborder le terrain politique. Dans ses principes et son orientation générale, il présente un caractère global et équilibré qui doit être salué. Mais à ce stade, la veille théologique et sociétale du réseau Espérer pour le vivant, et Église Verte sont les seuls éléments concrets à être cités. Le projet à mettre en œuvre reste largement à construire, et son calendrier à esquisser au moins dans les grandes lignes. C’est à ce prix que l’ÉPUdF pourrait devenir une force permanente de proposition, et ainsi contribuer à l’intelligence collective de la société française. Il faut enfin rappeler que cette prise de position globale date d’avant les mouvements de retournement d’opinion que nous venons d’analyser.

 

(Lire le deuxième volet de l’article)

Vincent Wahl est écrivain, agronome et économiste. Membre du réseau Espérer pour le vivant commun à l’ÉPUdF et à l’UEPAL, il s’exprime dans cet article à titre personnel. Cet article a bénéficié de la relecture attentive et des précieuses suggestions de Nicolas Beaudoin, Roger-Michel Bory, Jean-Marc Chastel, Charlotte Mijeon, Jacques Muller, Sœur Hélène Noisette, Cécile Poulain, Michel Rodes, Étienne Zundel . Qu’ils en soient chaleureusement remerciés !

 

Illustration: mouvement de protestation des agriculteurs en janvier 2024 en Ardèche (photo Kakoula10, CC BY-SA 4.0).

(1) Voir la définition du Wiktionnaire.

(2) Olivier Abel, Le bouleversement éthique des horizons, dans Olivier Abel, Edouard Bard, André Berger, Jean-Michel Besnier, Roger Guesnerie et Michel Serres, Éthique et changement climatique, Le Pommier (Essais et documents), septembre 2009.

(3) Synode national de l’ÉPUdF. Paris-Sète, 2021,  Écologie, quelle(s) conversion(s) ?.

(4) Cf.Que faire de nos préoccupations environnementales ?, François Gemenne, membre du GIEC, dans Les matins de France Culture du 6 août 2024.

(5) Cf. Vincent Wahl, Convention pour le climat: si on prend les gens au sérieux…, Forum protestant, 17 mars 2021.

(6) Ce passage a parculièrement bénéficié de la relecture de Nicolas Beaudoin.

(7) Cf. Secours catholique, Réseau Civam, Solidarité Paysans, Fédération française des diabétiques, L’injuste prix de notre alimentation, septembre 2024. Référence communiquée par Hélène Noisee. Dans le cadre de cette étude, des groupes de parole ont réuni des personnes en précarité et des agriculteurs (parfois eux aussi en précarité) et notamment en Bretagne, ont permis de dépasser des préjugés opposant pauvres contre écologistes, ces derniers contre les agriculteurs.., pour mieux comprendre mécanismes et bénéficiaires du système agro-alimentaire (cf. p.8 de la publication).

(8) Anses – Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail.

(9) Clément Fournier, “Greenblaming”: quand l’écologie devient un bouc-émissaire, Novethic, 3 mars 2024.

(10) Stéphane Foucart, «Le RN assume de poursuivre et de renforcer tout ce qui a contribué à inonder les maisons de Blendecques», Le Monde, 23 juin 2024.

(11) François Gemenne, Les matins de France culture, 6 août 2024 (voir note 4)

(12) Explication depuis démentie, comme l’explique un récent article du Monde.: Martine Valo, Inondations dans le Pas-de-Calais: l’entretien des canaux n’est pas la cause des sinistres, selon un rapport d’inspection, 17 juillet 2024.

(13) Page sur Bobby Jindal (Wikipédia).

(14) La loi anti-gaspillage pour une économie circulaire, Ministère de la Transition écologique, 5 juin 2020/17 avril 2024.

(15) Par exemple, sur le Green deal, la Commission européenne avait sous-estimé les difficultés de la transition pour l’agriculture. Cf.«De la ferme à la table»: raisons de l’échec et comment rebondir, Pierre-Marie Aubert (IDDRI), L’économie politique 101, février 2024, pp.73-82 (référence suggérée par Nicolas Beaudoin).

(16) Béatrice Madeline, Chez les classes moyennes, un vote marqué par la peur du déclassement, Le Monde, 23 juin 2024. Parmi les motifs de frustrations, la fin du rêve automobile sous l’effet du prix des voitures neuves et des contraintes écologiques, occupe une forte place symbolique.

(17) Concepcion Alvarez, Glencore renonce à se séparer de ses activités charbon, Novethic, 9 août 2024.

(18) Désigne les critères environnementaux, sociaux et de gouvernance servant à l’analyse extra-financière des entreprises (cf. lexique Novethic).

(19) Le lien entre la question Pourquoi ne suffit-il pas de savoir, d’une part, et d’autre part l’écoanxiété voire le désespoir, est un sujet en soi, qui ne peut qu’être effleuré dans le présent article. Cf. par exemple Cécile Renouard et Xavier de Bénazé, Rouvrir l’horizon, Éditions Emmanuel, septembre 2023 (référence signalée par Hélène Noisee): «Sans ressources intérieures, devant l’ampleur des catastrophes, un risque est la désespérance qui se traduit par l’engrenage dans les comportements responsables des catastrophes, sorte de suicide collectif». Sur l’écoanxiété, cf. aussi: Laelia Benoît, Hélène Noisette, Bible et Création, Des leviers spirituels face à l’éco-anxiété (conférences de mars 2023).

(20) Parlons Climat, 5 conseils pour parler d’écologie aux chrétiens, septembre 2023.

(21) Pour les catégories sociales privilégiées, la question Pourquoi ne suffit-il pas de savoir pour désirer un changement, trouve sans doute des réponses assez différentes de celles du paragraphe précédent. Les questions de différenciation sociale et d’affirmation de son propre statut y jouent sans doute un rôle, de même qu’un individualisme renforcé, l’illusion qu’individuellement, on pourra toujours sans sortir. Enfin, la question de ce qu’il faut bien qualifier de fuite en avant des dirigeants répond encore à d’autres problématiques, des pistes d’approfondissement sont suggérées en note 25.

(22) Sujet abordé également dans le rapport Le prix injuste de notre alimentation, op.cit., note 7.

(23) Écologie populaire, France-Culture (Les termes du débat 78), 1er décembre 2023.

(24) L’écologie peut-elle être populaire ?, Politis 1171 (6 octobre 2011).

(25) Nous posions plus haut la question Pourquoi ne suffit il pas de savoir pour désirer un changement. Cette question se pose aussi pour les dirigeants. On trouvera une piste de réflexion sur le sujet dans Jean-Pierre Dupuy, De la certitude d’être surpris, Esprit, novembre 2009; cf. aussi un commentaire personnel de cet article.

(26) Clément Fournier, Consommation responsable: la sobriété commence à s’imposer, Novethic, 21 août 2024.

(27) Anne-Catherine Husson-Traore, Derrière la crise politique, un choc de modèles économiques et de priorités, Novethic, 27 août 2024.

(28) Cf.Les religions cimentent-elles encore la société française ?, France Culture (Le Temps du débat), 4 juin 2024.

(29) Résultats de l’enquête Ifop/Parlons Climat/A Rocha,  A Rocha France, 6 septembre 2023.
Ce portail donne un résumé des conclusions de l’étude, et donne accès aux différents documents de celle-ci. On peut citer aussi, à une échelle locale, une enquête réalisée auprès des catholiques de la région de Laon, que cite l’article de Vincent Wahl et Roger-Michel Bory Catastrophistes et collapsologues, vrais ou faux prophètes ? dans Foi&Vie 2020/3.

(30) On se réfère au protestantisme non comme à une identité à opposer à d’autres, mais à une composante culturelle des sociétés française et occidentale, et dont il s’agit d’exprimer les ressources spécifiques, en vue de l’enrichissement des réponses globales de ces sociétés. De manière sans doute trop simplificatrice, il sera surtout question des Églises luthéro-réformées, Église protestante unie de France (ÉPUdF) et Union des Églises protestantes d’Alsace et de Lorraine (UEPAL) Il était déjà question de spécificités protestantes considérées comme des ressources dans l’article cité note précédente Catastrophistes et collapsologues, vrais ou faux prophètes ?.

(31) Jean-Sébastien Ingrand (entretien avec), Mort et vie de l’écologie dans le protestantisme français, Foi&Vie 2020/3.

(32) On se réfèrera notamment au livre très utile paru en 2022 sous l’impulsion de sa commission Justice climatique: Jean-Philippe Barde et Martin Kopp (dir.), S’engager pour la justice climatique, Scriptura, 2022. On y trouve notamment une analyse économique, sociale et juridique (Jean-Philippe Barde), une approche biblique et théologique (Sarah Stewart-Kroeker), une présentation de l’état des connaissances scientifiques (Valérie Masson-Delmoe).

(33) Écologie, quelles conversions ?, ÉPUdF, 2021, op.cit.

(34) Souligné par l’auteur de l’article.

(35) Idem.

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