Les vieux sont pleins de contradictions (1)
Si on dit que l’adolescence est l’âge des contradictions, la vieillesse ne l’est-elle pas aussi? Dans le premier volet de ce texte, Alain Houziaux parle de trois d’entre elles: être lassé ou se presser de vivre, le passé poison ou le passé madeleine, la dignité ou l’humilité.
Texte publié dans le cahier du Christianisme social Place aux vieux! du numéro 2022/1 de Foi&Vie.
Vieillir fait peur, beaucoup plus que mourir. Jacques Brel le disait dans l’une de ses chansons: «Mourir, cela n’est rien. Mourir, la belle affaire! Mais vieillir… oh vieillir…».
La sagesse serait de l’accepter; et d’ailleurs, peut-on faire autrement? J’ai moi-même en mon temps écrit, en collaboration, un Comment accepter de vieillir? (1). J’ai proposé quelques exhortations qui n’étaient pas forcément toutes illusoires, inutiles et bien-pensantes. Après bien d’autres, j’ai fait valoir quelques points, que je ne renie nullement, pour dire que, au fond, on ne devrait pas avoir peur de vieillir. C’est vrai, de nos jours, bien des médicaments permettent d’atténuer les douleurs physiques et même les souffrances morales. C’est vrai, la vieillesse n’est pas forcément plus pénible que certaines autres périodes de la vie où on est souvent déchiré par des problèmes conjugaux, professionnels et par des mésententes avec ses parents et/ou ses enfants. C’est vrai, en vieillissant, on devient souvent plus indifférent, quelquefois plus égoïste et, ma foi, cela peut faciliter les choses. C’est vrai aussi, la vieillesse, même si elle diminue les forces, maintient intacte la possibilité de jouir de certains plaisirs, la gourmandise, la paresse, les rêveries, les amitiés avec des gens de son âge… C’est vrai que l’on ne s’ennuie pas plus à quatre-vingts ans qu’à dix. Et c’est vrai aussi que la vie continue à avoir quelques charmes, même pour les personnes âgées puisque, même si elles disent parfois le contraire, elles n’ont pas tellement envie de mourir.
Tout cela est bien vrai, et pourtant on a peur de vieillir et on souffre de vieillir. Certes, il est bon et souhaitable d’accepter de vieillir, mais on a aussi le droit de ne pas l’accepter. On n’est pas obligé de faire contre mauvaise fortune bon cœur. On a le droit de considérer la vieillesse comme une saleté. On a le droit de ne pas être raisonnable, de se révolter, d’être révolté. On a le droit d’être dégoûté d’avoir à vieillir.
On a aussi le droit de mal vieillir, de devenir aigre, voire neurasthénique. On a le droit de ne pas suivre tous les bons conseils qu’on vous donne : faire un peu de gymnastique, continuer à s’intéresser aux autres, se tenir informé des problèmes politiques et sociaux du moment… La vieillesse ne nous crée pas le devoir d’accepter la vieillesse.
De fait, la vieillesse peut nous paraître injuste et cruelle. Avec son cortège de maladies et de décrépitude, elle frappe tout le monde, même ceux qui, toute leur vie, ont vécu de manière saine, sage et vertueuse; même ceux qui voudraient enfin utiliser leur temps et leurs forces pour faire œuvre utile; même ceux qui, s’étant débarrassés des vanités de ce monde, pourraient enfin commencer une vraie vie ; et même ceux qui, après avoir trimé toute leur vie sur des chaînes de montage, devraient avoir le droit de profiter de leur retraite sans être perclus de rhumatismes.
On le voit déjà, dans ce petit article, je ne ferai pas une fois de plus un exposé sur Comment accepter de vieillir?. J’ai déjà donné. Délibérément, je m’exprimerai sur un mode personnel, voire intime, mais que je voudrais aussi léger que possible.
En fait, ce qui est pénible dans la vieillesse, c’est qu’on est tiraillé dans des contradictions. J’en mentionnerai cinq.
La lassitude, mais aussi le désir de se presser
La vieillesse est le temps de la lassitude. Comme le dit Gide dans son Journal: «Il n’y a pas de plaisir à jouer dans un monde où tout le monde triche». De fait, on n’a pas forcément envie de jouer au grand-papa gâteau, ni au retraité toujours actif et curieux de tout, ni au vieillard qui se maintient en forme.
C’est vrai, la vieillesse est le temps des à quoi bon?. On perd le désir, l’appétit, la libido. On en a marre de faire le beau. Il nous semble qu’en fait, on a déjà fini de vivre et qu’il faut tenter de s’agiter et de s’occuper pour remplir cette sorte de supplément à la vie qui nous apparaît en trop.
Mais, a contrario (et c’est là la première des contradictions), on voit aussi la vieillesse comme le temps de l’urgence. On n’en a plus pour très longtemps et on se dit qu’il faut profiter du temps qui reste. Ce n’est plus le moment de gâcher le reste de sa vie. Il faut rattraper tout ce temps perdu en vaines besognes, en chamailleries fastidieuses, en ambitions stériles. Il est temps de se hâter vers l’essentiel, le savoureux et peut-être aussi le vrai, ce que l’Évangile appelle «l’unique nécessaire» (Luc 10,42).
Vous connaissez sans doute cette pièce de Ionesco, Le Roi se meurt. Le bourreau se présente au roi et lui dit: «Sire, dans une heure, vous allez mourir». Et le roi s’exclame: «Mais je n’ai pas encore commencé à vivre; j’ai passé mon temps à caracoler à la recherche des victoires et des pouvoirs. Je vous en prie, donnez-moi quelques jours pour que je commence à vivre pour de vrai». Et le bourreau lui dit: «C’est trop tard, il fallait vous y prendre plus tôt».
Et pourtant, on a envie de répliquer: Soit, mais zut pour le bourreau! D’ailleurs, que je sache, il n’a pas encore frappé à ma porte. Donc, c’est promis-juré-craché, avant qu’il ne soit trop tard, et dès aujourd’hui, un seul principe: vivre ce qui compte vraiment, et uniquement cela ; vivre ce que l’on a envie de vivre.
Oui, c’est vrai, il faudrait nous dépêcher de rattraper le temps perdu. Il faudrait prendre le temps d’écouter de la musique et aussi de jouer plus souvent au Monopoly avec ses petits-enfants. Il faudrait regarder sa femme et apprendre à l’aimer. Il faudrait lire le livre de Job et tenter de comprendre ce qu’il veut dire. Il faudrait aller voir sa sœur avec laquelle les relations se sont distendues. Oui, c’est sûr, il faudrait… Mais c’est vrai aussi, on n’en a plus très envie, comme si, peu à peu, on se sentait fatigué, voire lassé de ce carnaval étrange qu’est la vie. Certes, il serait grand temps de commencer enfin à vivre; mais en a-t-on encore la force… et le goût?
C’est sûr, il faudrait que je me dépêche de revoir Venise une dernière fois. Et pourtant, comme le chantait Aznavour, «Que c’est triste Venise, quand les amours sont mortes».
Que reste-t-il alors si ce n’est l’aspiration à vivre en repos ? Tout le reste, comme le dit Montaigne (Essais III,13) n’est qu’«appendicules et adminicules (2) pour le surplus».
Le passé, un poison ou une madeleine?
Autre contradiction: notre relation au passé, à notre histoire, à tout ce que nous avons vécu et éprouvé au cours de notre vie. Faut-il tenter de l’oublier ou, au contraire, s’acharner à en garder le suc, comme une madeleine de Proust que l’on mâchouille sans fin?
C’est sûr, pour mieux vivre le temps qui reste, on voudrait faire une croix sur tout le passé et en particulier sur tout ce qui l’encombre: le souvenir de ses échecs, de ses humiliations, de ses lâchetés. On voudrait pouvoir se dire: «Je repars à zéro». Foin du passé et du passif! Aujourd’hui, c’est le premier jour de la vie qui me reste. Il ne faut pas rater le coche, le dernier coche. Et pour cela, il faut se délester des valises et des casseroles que l’on traîne et qui vous pèsent. Il faudrait se hâter de dépenser tout cet argent que l’on a jadis cru bon d’amasser à force de travail, de sacrifices et aussi d’orgueil. Il faut enfin penser d’abord à soi. Commencer à vivre sa vie, à vivre la vraie vie. Devenir un born again, en quelque sorte. Et, de fait, bien des veuves dites joyeuses et aussi des époux jusque là bien sages ont voulu, sur le tard, se faire une vie nouvelle en Amazonie ou sur la Côte d’Azur.
C’est sûr, en moi, il y a celui qui dit: «Il faudrait que…». Mais, inutile de le nier, il y a aussi celui qui, de plus en plus souvent au fur et à mesure que l’âge avance, rêve sur son passé, sur son enfance, sur ses grands-parents, sur ses parents aussi que l’on a l’impression de porter en soi. Dans la vie, il n’y a pas que des mauvais souvenirs, que diable!
De fait, quand on devient vieux, la seule vie que l’on a, c’est souvent celle de son passé: ce que l’on a fait, ce que l’on a aimé, l’histoire que l’on a tissée avec ceux qui font partie de notre vie depuis si longtemps. Je me demande d’ailleurs si le désir de vouloir transmettre quelque chose de soi à ses petits-enfants par exemple n’est pas tout simplement une manière de donner une nouvelle vie à sa propre histoire. Certains écrivent leurs mémoires. D’autres se lancent dans la généalogie. Beaucoup, plus simplement, racontent leur vie et se la racontent.
Oui, c’est cela aussi, vivre lorsque l’on a quatre-vingts ans: rêver sur les souvenirs d’antan, sur les filles que l’on a embrassées, sur les joues que l’on a caressées, sur les sommets enneigés que l’on a gravis.
Retrouver un album photo jauni par le temps. Chercher à revoir un camarade de lycée. Dire encore une fois à sa femme qu’elle était belle. Tenter de retrouver avec elle les petits mots et les petits gestes d’amour. Rêver encore une fois sur la trace de ses pas avant qu’ils ne s’effacent.
C’est sûr, il y a du vrai dans ces vers de Rilke (Huitième élégie):
«Ayant dans tous actes l’attitude de quelqu’un qui s’en va. Et comme sur la dernière colline qui lui montre encore une fois la vallée toute entière, il se retourne et tarde. Tels nous vivons, à chaque jour prenant congé».
Vieillir dans la dignité; et pourquoi donc?
Il y a aussi une autre contradiction. On est partagé entre le désir de continuer à faire bonne figure et celui de s’accepter tel qu’on est, tel qu’on est devenu. La dignité ou l’humilité?
On peut se dire: «Maintenant, je suis ce que je suis, et c’est comme ça, je suis devenu grincheux et sceptique quant au tralala du monde et des bons sentiments». Et pourtant, malgré tout, j’aimerais aussi rester fidèle à ce que j’ai été lorsque j’étais généreux et fervent. J’ai une sorte de nostalgie des convictions qui étaient les miennes. Et je voudrais continuer à m’y tenir, même si, comme on dit, le cœur n’y est plus.
À ce sujet, je me souviens d’une vieille religieuse que j’ai rencontrée il y a fort longtemps. Elle m’avait dit:
«Voyez-vous, aujourd’hui, je ne crois plus en rien. Mais je continue à dire mon chapelet et à aller à la messe. Je veux rester fidèle à ce que j’ai été. C’est lorsque j’ai prononcé mes vœux que j’étais dans le vrai. Maintenant, mon esprit s’est obscurci et mon cœur s’est racorni. Certains diront que je suis hypocrite lorsque je dis mon chapelet, mais je ne crois pas. Je continue à le faire pour rester dans le vrai. Pour moi, la vieillesse n’est pas tellement une épreuve, c’est plutôt un défi: continuer à porter le flambeau qui m’éclairait, même si, avec le temps, il ne m’éclaire plus».
C’est peut-être cela, l’ultime dignité des gens âgés : vouloir continuer à faire comme si, comme si de rien n’était. La dignité, c’est la fidélité à l’image que l’on voudrait donner et conserver de soi. C’est une forme de courage, de persévérance envers et contre tout.
Mais je me dis aussi que cette dignité est peut-être un combat d’arrière garde, un refus d’accepter la défaite, c’est à dire la réalité toute nue de ce que je suis. Je me dis que cette dignité n’est peut-être qu’une petite décoration que je m’obstine à vouloir porter à la boutonnière. Il faudrait qu’enfin j’apprenne à être humble.
Mais à tout âge et spécialement au grand âge, on peut aussi se poser la question: l’humilité, jusqu’où?
En fait, l’humilité a deux versants. Elle peut aider à se déprendre de soi, à lâcher prise par rapport aux vaines gloires, aux prétentions illusoires. Et c’est une bonne chose. L’humilité ne serait-elle pas la dernière vertu, la seule vraie vertu ? L’humilité, ce n’est pas combattre son orgueil, c’est s’élever au-dessus de lui avec une forme de détachement.
Mais l’humilité peut être aussi une manière d’abandonner tout savoir-vivre, dans le sens le plus profond du terme comme dans son sens courant. Et dans ce cas, l’humilité devient la fausse justification du laisser aller et de la décadence. Elle devient alors une forme de tristesse. D’ailleurs, c’est ainsi que Spinoza l’a définie:
«L’humilité est une tristesse née de ce que l’homme considère son impuissance ou sa faiblesse» (Éthique, III, prop. 55).
Entre le faux-semblant de la dignité et la fausse excuse de l’humilité, je vois un moyen terme: continuer avec simplicité et sans fausse honte à jouir de la vie qu’il nous reste, de cette vie qui est encore là et peut-être même plus que jamais là.
Oscar Wilde a dit que «le drame de la vieillesse, c’est qu’on reste jeune dans sa tête». Et c’est vrai. Mais ce n’est pas un drame, bien au contraire. En effet, bien souvent, les personnes âgées bénéficient d’une seconde jeunesse. Cette jeunesse, c’est celle d’une forme de liberté. On n’a plus besoin de jouer, de se composer un personnage. On est tel que l’on est, c’est à dire un éternel adolescent, ou plutôt un adolescent débarrassé de ses inquiétudes, un adolescent qui sait s’amuser, qui peut être désinvolte, qui flirte avec les jeunes femmes, qui saisit toutes les chances. Et lorsque la jeunesse vient ainsi à repasser, on ne la rate pas. On éprouve une forme de joie et on la communique. On vit avec un zeste d’humour, un faible pour l’amour et une indignité tranquille.
Oui, une indignité tranquille. Au fond, c’est peut-être cela, se savoir pécheur, et pécheur pardonné. Le même Soleil de la grâce et de la miséricorde se lève sur les dignes et sur les indignes, sur ceux qui sont utiles comme sur ceux dont la vie n’a plus de raison d’être.
(Lire le deuxième volet de ce texte)
Illustration: Fontaine des âges de la vie par Waldemar Grzimek à Berlin (photos Manfred Brückels, CC BY-SA 3.0).
(1) Alain Houziaux (dir.), Comment accepter de vieillir? Éditions de l’Atelier, 2003.
(2) Ces deux mots figurent toujours dans Le grand Robert!
Commentaires sur "Les vieux sont pleins de contradictions (1)"
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Merci, cher Alain Houziaux, de ces réflexions pleines d’intelligence et si bien écrites, et de ces citations bien choisies. Depuis les années soixante où nous étions jeunes à la fac de théologie, bien du temps s’est écoulé, et j’admire l’usage que tu as su en faire. J’attends avec impatience et confiance la suite annoncée.
Philippe de Robert