Biodiversité, responsabilité, réceptivité
Sous-titré ‘De la prise de conscience individuelle à la mobilisation collective’, ce texte de Pierre-Olivier Monteil veut questionner «nos manières courantes de voir et de faire» puisqu’elles «conditionnent notre passage à l’action, particulièrement face aux questions écologiques». À l’heure où s’ouvre la conférence internationale sur la biodiversité à Marseille et au moyen des pensées de Paul Ricœur et de Hans Jonas, il s’agit de «savoir comment faire en sorte» que notre «solidarité de fait» «refasse surface avant qu’il ne soit trop tard».
Texte publié dans le numéro 2012/3 de Foi&Vie.
La nécessité de préserver la biodiversité de la planète, aujourd’hui menacée, est désormais bien présente dans les consciences, au même titre que les problèmes posés par le réchauffement climatique ou la pollution des mers, par exemple. Mais comment hâter et amplifier le passage d’un sentiment de responsabilité individuelle à une plus large mobilisation collective en faveur de la protection de l’environnement? En amont de la préoccupation de convaincre de ce qu’il conviendrait de faire, notamment à la lumière des diagnostics scientifiques, je m’attacherai ici à questionner nos manières courantes de voir et de faire. En effet, elles conditionnent notre passage à l’action, particulièrement face aux questions écologiques.
Réfléchir à l’action collective en faveur de la biodiversité nous reconduit au constat, assez contrintuitif, que la question n’est pas celle de savoir comment passer d’un je individuel conscient des problèmes à un nous collectif résolu à agir. Car l’enjeu est plutôt de prendre conscience d’une solidarité de fait. Autrement dit, ce je n’est pas premier. Souvenons-nous que le petit de l’homme met un certain temps à se constituer en une subjectivité distincte du grand tout qui l’environne et dont il dépend. Passé ce cap, s’exprimer en première personne n’est jamais définitivement acquis et ne cesse d’être un effort, une tâche. Quant à ce nous, sujet collectif d’une action coordonnée, il n’est pas entièrement à construire, car il est présent dans un sentiment d’appartenance à un monde commun, qui préexiste au je. Cette expérience nous est cependant si familière que, tel l’air qu’on respire, il est fréquent de l’oublier, dans le cours de la vie ordinaire. Et c’est quand elle s’absente – isolement forcé, guerre, catastrophe… – que sa présence nous manque. Se pose ainsi la question de
savoir comment faire en sorte que le sentiment de ce nous refasse surface avant qu’il ne soit trop tard.
La réflexion qui suit fait sienne cette préoccupation en s’appuyant notamment sur un dialogue entre Paul Ricœur et Hans Jonas. Elle se penchera sur des enjeux de sens dans plusieurs acceptions du mot, en envisageant successivement le sensible, puis les sentiments qu’il avive, enfin les significations que nous leur attribuons. L’examen des deux premiers termes de cette triade nous orientera en quête des ressources d’une éthique de l’appartenance. Celle-ci se prolongera dans une éthique de la responsabilité à l’égard de l’environnement, à mesure que, du sensible et des sentiments, émergeront des significations. Enfin, passant du registre cognitif à celui de l’action pratique, le souci d’une responsabilité effective conduira à envisager les conditions de l’engagement à plusieurs.
Pour une éthique de la commune appartenance
Pourquoi en sommes-nous venus à concevoir spontanément le je comme préalable au nous? Un exemple permettra d’y voir plus clair. Depuis plus d’un demi-siècle, les humains sont capables d’envoyer des satellites dans la stratosphère. À ce sujet, on parle de conquête de l’espace, dans le droit fil de l’idéal cartésien qui nous porte, en tant que Modernes, à nous rendre «maîtres et possesseurs de la nature». Cette aventure a modifié notre attitude à l’égard du monde lui-même. En effet, pour nous, ce dernier est désormais un peu moins à contempler et un peu plus à dominer, maîtriser, manipuler (comme on manie un outil). La frontière s’est donc déplacée entre ce qui relève, d’une part, de l’action pratique, c’est à dire de ce sur quoi on porte la main pour s’en saisir et l’utiliser, et d’autre part, de ce qui relève de l’admiration et qui se considère dans un sentiment poétique, contemplatif, voire de révérence.
Dans le premier cas, les choses et le monde sont traités en objets. Cette catégorie aujourd’hui ne cesse de s’étendre. Dans le second, ils sont considérés comme des signes, catégorie dont l’emploi se restreint. D’où le risque qu’emporté par sa passion de dominer, un pouvoir de plus en plus illimité sur les choses en vienne à déraisonner. C’est le cas lorsque notre maîtrise entraîne des effets grossièrement non maîtrisés, qui vont jusqu’à compromettre la durabilité et la soutenabilité même de cette prétendue maîtrise. Pour pouvoir poursuivre sur notre lancée, il ne nous reste alors qu’à nous aveugler sur les effets destructeurs de nos actes sur le milieu qui nous accueille et nous environne.
De la sorte, tout se passe comme si le désir de s’émanciper s’exerçait à l’encontre de celui d’appartenir. Nous assisterions au refus d’une condition qui, parce qu’elle est située, contingente et limitée, serait à fuir telle une prison. Tout au contraire, il s’agirait pourtant de raviver le sens d’un nous qui soit synonyme de commune appartenance à la nature et à la Terre (1). Cela supposerait de réagir à l’affaiblissement du sensible qu’entraîne la préoccupation du maniable, et de reconquérir la capacité d’éprouver dans notre chair la situation liant le vivant humain à la communauté de tous
les vivants, y compris non-humains, qui est la nôtre.
La nature est devenue pour nous le théâtre où l’homme déploie sa maîtrise. Mais cette conception est une fiction qui anesthésie notre expérience corporelle du monde et qui tend à nous la rendre insensible et invisible – si ce n’est sous la forme de ce qui lui résiste, c’est à dire d’un problème qui appelle alors, pensons-nous, de nouvelles solutions techniques.
La rationalité instrumentale, qui nous porte à traiter les êtres et les choses comme des objets, tend à appauvrir notre expérience du monde. Dans l’ordre du savoir, l’objectivité technoscientifique substitue aux qualités sensibles de la nature des propriétés physiques objectives. Dans l’ordre de l’agir, un anthropocentrisme exalté en vient à concevoir le vivant comme mis à la disposition de l’humain, entraînant une exploitation incontrôlée de la nature. Il serait temps d’y résister en retrouvant les valeurs concrètes d’une expérience du monde qui ne se réduise pas à la connaissance abstraite, froide, distante, de son mode d’emploi.
Cela conduit à rendre plus attentif à ce fond de passivité – c’est à dire d’involontaire – qui lie les humains entre eux et aux non-humains. Dit autrement : mon ancrage dans le monde ne passe pas par ma volonté, mais d’abord par mon corps, médiateur entre moi et le monde vivant. La nature est devenue pour nous le théâtre où l’homme déploie sa maîtrise. Mais cette conception est une fiction qui anesthésie notre expérience corporelle du monde et qui tend à nous la rendre insensible et invisible – si ce n’est sous la forme de ce qui lui résiste, c’est à dire d’un problème qui appelle alors, pensons-nous, de nouvelles solutions techniques.
Il conviendrait plutôt de réhabiliter la passivité comme la contrepartie inévitable de l’activité (2). La passivité fait partie intégrante de notre condition, à l’exemple de notre corps, que nous n’avons pas choisi et qui nous apporte douleur et plaisir indépendamment de notre vouloir. Nos actes volontaires n’ont d’autre sol sur lequel s’appuyer que ces involontaires que sont le caractère, les habitudes, l’inconscient, le fait de se souvenir, ou encore d’espérer, sur fond d’appartenance à un monde sur lequel nous portons un regard, non pas surplombant et souverain, mais étroit, voire étriqué, car situé.
Ces attributs participent de l’horizon indépassable de notre aspiration à l’autonomie. Saisie à sa racine, l’expérience première de la passivité est la naissance. Personne ne peut vouloir naître, ni demander à naître. Naître est à la fois totalement involontaire et la condition de tout notre être. L’action volontaire s’exerce en s’appuyant sur le support fragile de cet involontaire. Il suffit de relever combien le mot passivité est aujourd’hui péjorativement connoté pour que se dévoile l’ampleur de l’illusion qui entretient notre époque dans une hypertrophie du faire, un diktat de l’activité, l’exaltation quasi-systématique de notre maîtrise sur le monde.
Il nous revient donc de nous confronter avec davantage de lucidité à l’expérience en réalité biface d’une autonomie qui aspire à dire je, dans la dépendance à un nous, milieu favorable à notre propre durabilité. Vue sous cet angle, la nature est autre chose qu’un décor et la Terre n’est pas qu’une planète: elles sont les noms de notre ancrage corporel dans le monde des humains et de l’ensemble des êtres vivants et des choses (et non des objets). Cela nous invite à éprouver concrètement ce que nous vivons, disons et faisons, non seulement dans le registre de la raison, mais aussi dans ceux du sensible et des sentiments. Une telle approche n’est pas sans analogies avec celle de Hartmut Rosa (3). Les prémisses sont identiques: notre être-en-relation avec le monde, souligne-t-il, est antérieur à la distinction sujet/monde. Et le projet de dominer le monde en vue de l’utiliser, non seulement le brutalise, mais compromet les bénéfices que nous attendons de cette instrumentalisation. Car l’utilisation détruit la signification. En définitive, une fois rendu disponible, le monde s’en trouve à la fois menacé et menaçant. De cela, l’exemple le plus actuel nous est fourni par la pandémie de Covid-19, probable conséquence de la déforestation. Le philosophe allemand réplique au problème de l’omniprésence de la logique utilitaire par l’idée de «rendre le monde indisponible». La proposition présentée ici est donc complémentaire et symétrique de cette approche : être nous-mêmes plus disponibles au monde en nous montrant plus sensibles et réceptifs à lui. De telles dispositions iraient de pair avec une éthique de la responsabilité plus entière à l’égard de l’environnement.
Pour une éthique de la responsabilité à l’égard de l’environnement
L’éthique de la responsabilité à l’égard de l’environnement peut s’ancrer dans la coappartenance à une condition marquée par la fragilité. La perception sensible du fragile se prolonge en un sentiment, duquel émerge le sens d’une responsabilité à l’égard de ce qui est menacé. Ce dernier, en effet, nous oblige à en prendre soin.
Somme toute, quelle est la situation? L’homme fait partie de l’écosystème, mais il est le seul fragment de l’écosystème doté de connaissance et de responsabilité. Au sentiment de sa coappartenance à la nature, il faut donc ajouter celui d’une exceptionnalité de l’homme dans la nature. Ce qui fait sa responsabilité particulière, c’est sa capacité de se questionner. En pratique, cela doit se traduire par un surplus d’humanisme qui permette de lutter contre l’instrumentalisation totale en lui opposant une éthique de la discussion quant à notre responsabilité commune, sous l’aiguillon d’une éthique de l’appartenance. Mais cela étant, saisi à sa racine, le sens de cette responsabilité émerge du sensible, au point de recoupement entre la nature et l’humain qu’est la souffrance (car nous souffrons en tant qu’êtres naturels). Il participe d’une éthique de la compassion.
Une telle approche peut s’expliciter à la lecture d’un texte dans lequel Paul Ricœur entre en discussion avec Hans Jonas (4). Tout être humain qui naît, parce qu’il est fragile, nous oblige – à l’accueillir, le protéger, le nourrir, l’éduquer … – souligne le philosophe français. Mais, avant d’être érigé en principe, ainsi que le fait son interlocuteur allemand dès le titre de son célèbre ouvrage, Le principe responsabilité (5), cette responsabilité est, souligne-t-il, un sentiment. Tel être confié à nos soins nous apparaît comme remis à notre charge. Nous sommes rendus responsables de quelqu’un par ce vis à vis qui nous affecte. Nous sommes atteints au niveau d’une humeur fondamentale qui nous requiert, nous enjoint de lui porter secours et de lui permettre, si possible, épanouissement et accomplissement. Cette forme de responsabilité-là ne survient pas dans l’après-coup de l’action en vue de rendre compte d’actes passés. Elle n’est pas rétrospective, mais tournée vers le futur. Elle nous interroge sur ce que nous ferons aujourd’hui et demain de cet être fragile qui compte sur nous pour survivre et grandir.
S’agissant de notre responsabilité envers l’écosystème, cette approche introduit une nuance importante par rapport à ce qu’avance Hans Jonas. Pour ce dernier, l’objet propre de notre responsabilité est le périssable en tant que tel. Cela nous fait obligation de maintenir la permanence d’une vie authentiquement humaine sur Terre, à travers la maxime: «Agis de telle façon que les effets de ton action ne soient pas destructeurs pour la possibilité future d’une telle vie». Notre responsabilité suppose donc un effort conscient pour parvenir à une crainte désintéressée, dont le sens est donné par la célèbre «heuristique de la peur» mise en avant par Jonas. Nous sommes ainsi invités à nous montrer capables de frémir devant certaines possibilités menaçantes pour l’avenir, afin d’en tenir compte dans nos actes.
A partir du sentiment qui nous oblige, Ricœur met quant à lui en lumière l’importance de la réceptivité aux sens et aux affects actuels. Il insiste sur notre disponibilité dans le présent (et non dans l’abstrait). On voit mal, du reste, comment on pourrait se montrer attentif au sort des générations futures si nous restions insensibles à celui des générations actuelles comme à ce qui se joue sous nos yeux.
Dans d’autres textes (6), cette position s’articule, chez Ricœur, avec l’option en faveur d’une «sagesse pratique» comprise comme une attitude de prudence, par opposé au principe de précaution. Car ce dernier tend à tétaniser l’action par hyper-responsabilisation (7). Tandis que la prudence consiste à mesurer son geste, dans un mixte d’activité et de passivité, de réflexion et de réceptivité à une situation dans laquelle l’homme se reconnaît à la fois instituant et institué (8). Institué humain par la longue lignée de ses prédécesseurs, l’homme s’apprête à agir dans des termes qui conditionnent et instituent ce que seront ses successeurs.
La responsabilité de l’homme s’éprouve alors comme une appartenance à un ordre éthique qui le précède et qu’il lui appartient d’interpréter, en sorte qu’un monde habitable perdure après lui. Cet ordre articule un je à des tu et à des ils qui, tous ensemble, dessinent un nous, c’est à dire une société. Dans ces conditions, les débats sur ce qu’il convient de faire pour préserver la biodiversité confrontent des points de vue qui, si chacun d’eux s’exprime en première personne, confrontent autant de conceptions globales quant à ce nous. De la sorte, l’enjeu devient de savoir comment elles peuvent espérer s’accorder et permettre un engagement commun.
Conditions de l’action commune
Le cap que l’action commune peut se donner pourrait se formuler comme une extension de la définition de l’éthique telle qu’on l’a trouve chez Ricœur: «la visée de la vie bonne, avec et pour les autres, dans des institutions justes» (9). L’extension qu’appellent les préoccupations écologiques serait un élargissement de la recherche de la justice sociale à un souci de justice environnementale concernant tout le vivant, y compris les êtres vivants qui ne sont pas encore nés. L’intention sous-jacente reste par ailleurs inchangée : décentrer la rationalité focalisée sur les moyens, au profit de la finalité longue d’une visée. Cela se traduit par un arbitrage permanent entre la vision courte d’une responsabilité limitée aux effets prévisibles et maîtrisables, et la vision longue d’une responsabilité virtuellement illimitée. Autrement dit : faire avec ce qui n’est pas contrôlable – ce qui est le propre de la finitude humaine – en se laissant instruire par l’histoire concrète des arbitrages antérieurs.
Après la visée, le comment. L’écueil à éviter est à la fois le fatalisme que peut favoriser une approche exclusivement globale, et le cynisme qui ne manque pas de s’engouffrer dans cette brèche pour ne rien changer en pratique. Il convient donc de tenir la tension entre global et local en identifiant des niveaux progressifs où peut s’exercer la responsabilité, en pluralisant et en étageant les lieux de décisions, du plus local au national, puis à l’international et au transnational. A ces divers niveaux, des instances de réflexion et de délibération en éco-éthique et en éco-politique seraient à multiplier, au service d’un approfondissement permanent du sens de ce nous qu’il s’agit de raviver.
L’introduction d’une part de gratitude dans la vie économique découlerait du fait de s’émerveiller davantage de ce que nous recevons – de la société comme de la nature – au lieu de s’en accaparer frénétiquement les bénéfices. La gratitude répliquerait ainsi à une économie de prédation. Elle raviverait le sens du prendre soin que requièrent les biens et les êtres dont nous avons la garde.
En périphérie de ces lieux de délibération, le mûrissement de la réflexion sur la biodiversité appelle davantage qu’une information sur les enjeux: une pédagogie de la réceptivité. Non pour renoncer à vouloir, mais pour réapprendre à ressentir et à tenir la décision momentanément en suspens. À l’instar de l’écoute, de la patience ou de la mémoire, cela se travaille. L’horizon de l’enseignement, des médias, de la culture, ne peut se réduire, ni à la cérébralité de la tête bien pleine et bien informée, ni à l’émotion éphémère. Elle doit s’étendre à ce qui ouvre la conscience à des approches combinant volontaire et involontaire, activité et passivité, mondes objectif et subjectif, idées et réalité sensible, régularités et singularités. Cela consiste à s’adresser à un sujet qui soit à la fois réfléchi et affecté.
Non sans paradoxe, chercher à amplifier l’action collective pour la sauvegarde de la biodiversité peut donc conduire à une approche indirecte, qui privilégie le milieu humain afin de mieux préserver la nature. La réhabilitation des valeurs de réceptivité nous le suggère. Saisi à sa racine, le problème peut s’énoncer, avec Ricœur, dans les termes d’un déni de la «dette sans faute» constituée par le fait d’être né (10). À s’affirmer exclusivement volontaire, actif, autonome, souverain, l’individu moderne se détourne de son point de départ. Il en vient à négliger de se recevoir. Il se détourne ainsi du légitime sentiment de gratitude qu’il pourrait éprouver pour le fait d’être né. De ce fait, il se prive de l’humeur légère, inventive et généreuse qui l’accompagne, qui pourrait soutenir son action.
On ne peut qu’esquisser, pour terminer, les lignes de force d’une telle perspective. L’introduction d’une part de gratitude dans la vie économique découlerait du fait de s’émerveiller davantage de ce que nous recevons – de la société comme de la nature – au lieu de s’en accaparer frénétiquement les bénéfices. La gratitude répliquerait ainsi à une économie de prédation. Elle raviverait le sens du prendre soin que requièrent les biens et les êtres dont nous avons la garde. Opère ici un principe d’inversion de la logique orientant l’action : donner de soi puisque l’on a déjà reçu, au lieu de s’engager dans l’échange afin de recevoir en retour (11). De proche en proche, cela se propagerait dans les pratiques de pouvoir, en politique comme au travail, ou dans l’action ordinaire, dans un sentiment d’interdépendance acceptée, ferment d’un esprit de coopération qui contesterait la suprématie de la logique de compétition. Le souci de rechercher le consentement par la discussion rendrait ses lettres de noblesse à la notion de milieu de vie, relativisant celle d’espace de conquête. S’introduirait une part de civilité, au profit d’une société qui se respecte. Il s’agirait un peu moins d’agir contre et un peu plus d’agir avec. En entreprise, la notion de responsabilité sociale et environnementale s’en trouverait d’autant plus effective qu’elle traduirait à l’extérieur de l’organisation un état d’esprit qui n’aurait plus rien d’un affichage artificiel.
Cette évolution ne pourrait que rejaillir sur les mentalités d’une époque qui ne cesse de brandir le spectre de catastrophes annoncées, comme si nous ne parvenions à anticiper que le pire. En effet, davantage de gratitude et de coopération favorise davantage de confiance en soi, en l’autre et en la relation. Surgit alors l’idée de développer des projets en commun, ce qui ravive le goût de l’avenir. De la sorte, le futur ne serait plus seulement à craindre. Préserver la biodiversité n’apparaîtrait plus tant sous le visage d’un combat à mener que comme la condition positive permettant de construire un avenir désiré.
Pierre-Olivier Monteil est docteur en philosophie politique (EHESS), chercheur associé au Fonds Ricœur, enseignant en éthique à l’université Paris-Dauphine.
Illustration: entrée de la Réserve mondiale de semences du Svalbard dans l’île norvégienne du Spitzberg (photo Frode Ramone, CC BY 2.0).
(1) Voir en ce sens Jean-Philippe Pierron, Ricœur. Philosopher à son école, Vrin, 2016, notamment le chapitre 11.
(2) Voir Paul Ricœur, Philosophie de la volonté. 1- Le volontaire et l’involontaire, Seuil (Points), 2009 (1950).
(3) Voir Hartmut Rosa, Rendre le monde indisponible, traduction d’O. Mannoni, La Découverte, 2019.
(4) Paul Ricœur, ‘Responsabilité et fragilité’ (1992), repris dans Autres Temps. Cahiers d’éthique sociale et politique, n°76-77, printemps 2003, pp.127-141 et dans Paul Ricœur, Politique, économie et société. Ecrits et conférences 4, Seuil, 2019, pp.115-135.
(5) Hans Jonas, Le Principe responsabilité : Essai d’une éthique pour la civilisation technologique, traduction de J. Greisch, Flammarion (Champs), 1995.
(6) Notamment la 9e étude de Soi-même comme un autre (1990), Seuil (Points), 1996, pp.279-344.
(7) Paul Ricœur, ‘Le concept de responsabilité : Essai d’analyse sémantique’ (1994), repris dans Paul Ricœur, Le Juste, Éditions Esprit, 1995, pp.41-70.
(8) Voir Paul Ricœur ‘Postface au Temps de la responsabilité’, repris in Paul Ricœur, Lecture 1, Seuil, 1991, pp.270-293.
(9) Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op.cit., p.202.
(10) Voir Pierre-Olivier Monteil, Ricœur politique, Presses Universitaires de Rennes (Essais, Raison publique), pp.352-364.
(11) Paul Ricœur, Amour et justice, Seuil (Points), 2008 (1990).