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Les réseaux sociaux dans le miroir

Dans sa recension du livre de Chris Bail,Breaking the Social Media Prism: How to Make our Platforms Less Polarizing’, Simon Chauchard rapporte les résultats de l’enquête menée par l’auteur américain sur le poids des médias sociaux dans la polarisation croissante des sociétés occidentales. Une constante de cette analyse: le rôle prépondérant joué par les utilisateurs eux-mêmes.

Le chercheur en sciences politiques Simon Chauchard, relayant la théorie de Chris Bail, professeur de sociologie quantitative et de date science insiste: «Les opinions politiques des Républicains et des Démocrates sont devenus de plus en plus distantes (…). Les individus de bords opposés ont perdu la capacité de se fréquenter et ont développé des niveaux de détestation jusqu’ici peu imaginables». Une tendance qui aurait trois explications: «Les médias sociaux n’exposent les individus qu’à des opinions similaires aux leurs» qui ne «peuvent que renforcer leurs opinions existantes, puisque limitant mécaniquement la diversité des sources et des opinions auxquelles ils sont exposés », ce qu’on appelle les ‘chambres d’échos’. Le deuxième argument «est que les médias sociaux servent de véhicules à de puissantes campagnes de désinformation». Enfin, l’idée est avancée que «les algorithmes de certaines plateformes contribuent non seulement à la polarisation des individus, mais également à leur radicalisation progressive». Cependant, les travaux menés par Bail invitent à minimiser la part de responsabilité des réseaux: «Très peu d’individus sont in fine entraînés vers des idéologies radicales par leur fréquentation de Twitter, ou de YouTube». Venant appuyer cette analyse, une expérience consistant à modifier «artificiellement le contenu Twitter d’un large groupe de républicains et de démocrates sur Twitter» dont les utilisateurs sont incités à «suivre certains comptes pendant une période d’un mois». «Or, ces comptes sont contrôlés par l’équipe de recherche et relaient des positions contraires à celles des participants» avec pour visée de «modérer leurs sentiments envers les individus du bord opposé. Mais rien de cela n’arrive» et l’expérience semble au contraire avoir radicalisé les sujets. Ce qui intéresse le sociologue est alors de comprendre «les motivations intimes et psychologiques» des individus, souligne Simon Chauchard. «Les médias sociaux mènent à la polarisation en partie parce qu’ils sont le lieu de la présentation de soi, de la cultivation de l’image» et nous font nous sentir «membres d’un ou plusieurs groupes». Bail parle dans ce cadre de prisme des médias sociaux, idée selon laquelle les plateformes offriraient une vision déformée de la réalité, exagérant ainsi le poids des utilisateurs extrémistes. En effet, les utilisateurs modérés, c’est-à-dire la majorité d’entre eux, «contribuent peu, ou pas, de peur de s’attirer les foudres d’utilisateurs plus féroces qu’eux-mêmes» et «cette retenue laisse la place aux ‘extrémistes’». Or, cette vision biaisée de l’opinion publique engendre une vraie polarisation car «si nous pensons que les opinions extrémistes auquel le prisme des médias sociaux nous expose sont représentatives de l’autre bord, nos sentiments envers nos adversaires politiques empirent». Pour l’auteur américain, connaître et analyser ce prisme déformant permet de mieux le contrôler et donc de réduire le poids des extrémismes: «Si nous devenons conscients du fait que les opinions observées en ligne représentent mal la société, que nos opinions (généralement modérées) sont communes, ou que nous postons essentiellement pour ‘appartenir’, ce prisme peut à terme disparaître».

(1er septembre 2021)

Pour des villes à hauteur d’enfant

À l’occasion de la traduction en français de La Ville des enfants. Pour une [r]évolution urbaine de Francesco Tonucci, Clément Rivière revient sur cette utopie urbanistique née dans la commune italienne de Fano au début des années 1990. Car si l’expérience a depuis fait des émules, c’est en partie grâce à l’ouvrage de ce pédagogue italien, paru en 1996, véritable manuel à destination des municipalités tentées par un tel projet.

En mai 1991, au cours d’une semaine consacrée à l’enfance intitulée ‘La ville des enfants’, la ville de Fano propose de repenser l’espace urbain par et pour les enfants. Lié au projet depuis son origine, «Francesco Tonucci, dont Fano est la ville natale, participe à l’événement en tant que conseiller. En plus de la tenue d’ateliers, conférences et autres expositions, un conseil municipal extraordinaire est organisé en présence de nombreux enfants, qui décide de la reconduite annuelle de l’initiative. Tonucci en devient le directeur scientifique et propose au maire de transformer l’événement en ‘projet permanent de transformation de la ville’». Un laboratoire chargé de mener à bien les aménagements est mis en place.

La visée de ce programme est de «restituer aux enfants de la ville la possibilité de sortir de chez eux tout seuls pour vivre avec leurs amis l’expérience fondamentale de l’exploration, de l’aventure et du jeu». Le pédagogue déplore en effet la perte d’autonomie des plus jeunes ainsi que le climat anxiogène qui règne désormais dans les zones urbaines. «Dans la préface à l’édition italienne, le philosophe turinois Norberto Bobbio (1909-2004)» abonde en ce sens: «Autrefois, il n’y a pas si longtemps, les enfants avaient peur de la forêt, où l’on rencontrait le loup et les méchantes sorcières, tandis qu’ils se sentaient protégés par la ville. Aujourd’hui les choses se sont inversées, parce que c’est la ville qui est devenue hostile».

Cette réappropriation des aires urbaines par les enfants passerait notamment par la diminution de la place accordée à l’automobile, cette «nouvelle patronne de la ville (…) qui engendre à la fois danger, pollution sonore, pollution de l’air, vibrations, occupation du sol public». Elle suppose aussi un renforcement du lien social à travers entre autres l’engagement des commerces désignés comme «des lieux de réassurance, où l’on peut entrer pour trouver de l’aide, demander son chemin ou encore aller aux toilettes».

Pour l’auteur de l’ouvrage, «abaisser la vision de l’administration à hauteur d’enfant» permettrait aussi de «bénéficier à l’ensemble [des] habitants» car «quiconque sera capable de tenir compte des besoins et des désirs des enfants n’aura aucune difficulté à tenir compte des nécessités des personnes âgées, des handicapés, des sans-abri».

(30 juin 2021)

 

Ehpad: «Le secteur entier est en souffrance»

 

«On voit aussi des directeurs d’Ehpad complètement abattus parce qu’ils passent leur temps à gérer des pénuries et à répondre à des appels à projet pour obtenir des financements. Dès qu’ils veulent faire quelque chose qui sort des clous, comme accueillir des gens de l’extérieur pour des animations, c’est impossible car cela n’entre pas dans la grille financière décidée tous les cinq ans. Tout est compliqué et très verrouillé, aucune innovation n’est possible.»

Créés en 1997 pour prendre en charge la montée de la dépendance chez les personnes âgées, les Ehpad sont aujourd’hui doublement un «double système». D’abord parce que ce qui concerne les soins est financé par la Sécurité sociale et que ce qui concerne l’aide à la dépendance l’est par l’APA et donc les départements. Ensuite parce que le modèle auparavant dominant du non-lucratif (qu’il soit privé ou public) est en difficulté face au modèle privé lucratif. Pour Laura Nirello et Ilona Delouette (spécialistes du financement de ce secteur interrogées par Rachel Knaebel), la pandémie de Covid-19 a à la fois «affaibli les établissements au niveau financier» (et devrait donc favoriser le privé lucratif «qui a plus de trésorerie») et «rendu encore plus visibles la sous-dotation et les problèmes du positionnement entre sanitaire et social». Sous-dotation car «les financements ont stagné alors que les personnes accueillies sont de plus en plus dépendantes. Le discours est le même dans le lucratif, le non-lucratif et le public. Le personnel est souvent en sous-effectif, les salariés n’ont plus de temps pour tout ce qui n’est pas mesuré par la grille Aggir, comme parler avec la famille ou proposer des activités. On l’a bien vu avec le Covid, dès qu’il y a une crise, ça explose dans les Ehpad, parce que le personnel est déjà en tension permanente. Que ce soit au niveau des infirmières, des aides-soignantes, des agents de service, elles et ils subissent toutes et tous la même pression». Une pression due en partie au fait que si les prix peuvent être très différents entre le secteur lucratif et le secteur non-lucratif, les règles sont les mêmes et qu’elles favorisent de fait «la concentration, donc le secteur lucratif». La convergence tarifaire en cours va aussi dans ce sens puisque «c’est comme pour l’hôpital: c’est bien gentil de vouloir financer tout le monde de la même manière, mais le public accueilli est différent selon les établissements. Dans le non-lucratif et le public, les résidents n’ont pas forcément les taux de dépendance les plus élevés, mais il peut s’agir de personnes qui souffrent d’isolement ou de problèmes psychologiques. Cela demande un temps de prise en charge qui n’est pas du tout valorisé».

(28 septembre 2020)

Territoire Zéro Chômeur de longue durée: 3 ans après…

 

«Aux Restos du cœur de Prémery, on notait début mars une nette diminution de la fréquentation. «Même s’il y a un renouvellement tout au long de l’année des personnes accueillies, on constate un effet de seuil depuis la création de l’EBE, assurait une bénévole. Auparavant nous distribuions des colis alimentaires à une centaine de ménages, aujourd’hui, nous sommes plutôt autour de 70. La plupart des familles qui venaient et dont l’un des parents ou les deux ont été embauchés à l’EBE ne viennent plus.»»

«L’idée vient du mouvement ATD Quart-Monde» et «s’est concrétisée à travers la loi d’expérimentation du 29 février 2016. Dix territoires volontaires ont été choisis pour tester ce dispositif» Territoire Zéro Chômeur de longue durée, écrit Benjamin Sèze. Parmi ceux-ci, celui de Prémery, dans la Nièvre, où «plus de 20% de la population active est en recherche d’emploi, dont la moitié depuis plus d’un an». Depuis février 2017, l’EBE (entreprise à but d’emploi) 58 «embauche des chômeurs de longue durée» et crée «de l’activité localement pour fournir du travail à ceux qui en ont besoin». Créer de l’activité, c’est «développer des services nécessaires au territoire mais qui sont jusqu’ici non couverts». Le salaire des employés (au Smic) «est financé en partie par les prestations sociales qu’ils auraient dû toucher et qui sont réaffectées au budget de l’entreprise, et en partie par les recettes que leur activité génère». Les élus et entrepreneurs locaux étaient un peu inquiets au départ, ceux-ci craignant ««de se faire piquer des marchés et de la main d’œuvre.» Aujourd’hui, leur inquiétude est retombée. Certains font même appel à l’EBE 58 pour des prestations, telles que du gardiennage, ou pour compléter leurs équipes en cas de coup de bourre». L’EBE a montré son utilité au moment du confinement avec un service de livraison à domicile mais avant cela également avec par exemple ses prestations d’affouage (la coupe de bois privée dans les forêts communales) ou sa ressourcerie. Alors qu’au départ «beaucoup de gens étaient très sceptiques sur la réussite d’un tel projet», ils ne voient désormais plus ses salariés comme des «chômeurs qui travaillent aux frais de l’État» ou des «cas sociaux» mais comme «les gars de l’EBE»: «Ces personnes réintègrent le tissu social local, et finalement les gens se rendent compte qu’elles sont comme tout le monde». Une réussite qui se lit aussi dans les chiffres: «entre septembre 2016 et juin 2019, le nombre de chômeurs de longue durée sans aucune activité, inscrits à Pôle emploi, a diminué de plus de 40%, selon les chiffres de l’agence Pôle emploi du secteur. Sur la même période, le nombre de bénéficiaires du RSA inscrits à Pôle emploi a diminué de 35%.»

(14 septembre 2020)

«La cause des pauvres»

 

«Ce glissement d’une vision structurelle de la pauvreté comme produit des inégalités à une vision morale, individualisante, s’accompagne d’une mise sous pression des pauvres en contrepartie de prestations bien trop maigres. (…) En définitive, la lutte contre la pauvreté n’a pas complété les institutions du salariat ; elle s’y est en partie substituée (notamment pour le salariat populaire, victime de la précarité accrue).»

À l’origine du livre La cause des pauvres en France, un «paradoxe»: «entre la fin des années 1980 et celle des années 1990, plusieurs grandes lois sociales se sont données pour objectif de combattre la pauvreté (le RMI, devenu RMA puis RSA aujourd’hui, la CMU, etc.) et cela s’est produit alors même que le droit des salariés était détricoté. La cause des pauvres en France n’a pas fait bon ménage avec la cause des salariés». Pour Frédéric Viguier (interrogé par Jean Bastien), ces grandes avancées dans la lutte contre la pauvreté sont certes «d’immenses progrès pour les personnes concernées» («C’est en raison de ces «amortisseurs sociaux», comme disent les économistes, que la France a un des taux de pauvreté les plus bas parmi les pays développés et que la pauvreté n’augmente pas aussi fortement qu’ailleurs en période de crise économique») mais «il ne faut pas en rester à ce satisfecit». D’abord parce que «le montant du revenu minimum est très insuffisant et le droit au logement n’est pas effectif». Ensuite parce que «ces lois ont eu des effets pervers et se sont en partie retournées contre les pauvres. L’insistance sur le caractère moral de la lutte contre la pauvreté et, notamment, sur le droit moral à l’insertion pour les pauvres et le devoir moral d’insérer les pauvres pour la société a abouti à un contrôle des pauvres, constamment sommés de s’insérer, d’acquérir des compétences, alors même que la file d’attente du chômage est très longue».

(30 août 2020)

Les Français se disent de moins en moins racistes

 

«L’élévation du niveau de diplôme et le renouvellement générationnel poussent plutôt à l’ouverture. La dégradation de la situation économique peut en revanche jouer en sens inverse, même si son impact n’est pas simple à mesurer. Le type de majorité politique a aussi un effet que les politologues qualifient de «thermostatique»: on déclare davantage de tolérance quand la droite gouverne et d’intolérance quand c’est le tour de la gauche, comme si les sondés voulaient éviter les excès dans un sens ou dans l’autre.»

Même si un sondage récent a montré qu’une très grande majorité des Français (76%) pensait qu’une «lutte vigoureuse contre le racisme» était nécessaire en France, l’environnement médiatique laisse plutôt penser qu’ils deviennent «de plus en plus racistes ou xénophobes». Or, l’historique des enquêtes va plutôt dans l’autre sens. Ainsi, depuis le début des années 2000, si la proportion de ceux qui pensent qu’il existe des races supérieures est restée à peu près constante («autour de 10%»), ceux qui se reconnaissent «un peu» ou «plutôt raciste», après être restés à 25-30% jusqu’en 2013, a subitement baissé depuis «pour atteindre 18% en 2019». Sur l’autre bord, ceux qui pensent que «toutes les races se valent» sont 56%, ceux qui pensent qu’elles «n’existent pas» ont «plus que doublé entre 2002 et 2019, passant de 16 % à 36 %». Il s’agit bien-sûr d’opinions, mais étant donné qu’il est très difficile d’interpréter les statistiques sur les «actes racistes» (qui ont plutôt tendance à diminuer mais aussi à être sous-déclarés), ces données indiquent en tout cas que «sur longue période, le racisme perd du terrain». Ainsi, l’indice de tolérance mis au point par le sociologue Vincent Tiberj à partir «d’un ensemble de questions autour du racisme ou du rejet de l’autre» oscille autour de 60% depuis le début des années 2000, plus haut que dans les années 1990, avec certes «un durcissement entre 2009 et 2013» mais «une remontée» depuis. Si la manière dont «les événements en tant que tels» sont ««cadrés » par les élites politiques, sociales et médiatiques» influe de fait sur l’opinion, «le plus étonnant est surtout le faible impact des discours de rejet des étrangers alors que la parole xénophobe s’affiche de plus en plus ouvertement».

(10 juillet 2020)