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Peut-on limiter l’extension de la «société de la notation»?

«En fait, le plus inquiétant finalement, n’est-il pas que la notation apparaît à beaucoup comme la forme la plus aboutie (ou la plus libérale) de la démocratisation? La note du consommateur, de l’utilisateur, du citoyen… semble l’idéal ultime, ouvert à tous, parfaitement méritocratique et démocratique. L’avis ultime et leur somme semblent attester d’une réalité indépassable. Pourtant, les études sur les avis et commentaires en ligne montrent depuis longtemps que seule une minorité d’utilisateurs notent. Les commentateurs sont souvent très peu représentatifs de la population (…). Très peu d’utilisateurs notent ou commentent: la plupart se cachent voire résistent. Partout, des «super-commentateurs» (…) fabriquent l’essentiel des notes et contenus, aidés par de rares commentateurs occasionnels. L’évaluation qui se présente comme méritocratique et démocratique est en fait parcourue de stratégies particulières et de publics spécifiques.»

Des constats («notamment celui du manque de fiabilité de la notation») et derrière, «une question de fond: comment border, limiter ou réguler cette «société de la notation» qui se met en place?». C’est ainsi qu’Hubert Guillaud résume le livre La nouvelle guerre des étoiles de Vincent Coquaz et Ismaël Halissat. Il rappelle d’abord que la notation fut une invention «des Jésuites et de la contre-réforme, qui, pour lutter contre l’expansion protestante, vont fonder des collèges dans toute l’Europe» et l’utiliser «pour distinguer et classer les élèves», qu’elle va se généraliser ensuite, «renforcer la discrimination et l’individualisation, la différenciation et la hiérarchisation» avant de «voir sa domination timidement contestée» dans l’enseignement à la fin du 20e siècle tout en s’étendant à d’autres domaines comme le monde du travail puis surtout Internet, créant ainsi une véritable «société de la notation». Enquêtant sur ses effets dans les différents secteurs économiques, les deux journalistes constatent que «des médecins aux restaurateurs en passant par les services de livraison, le succès des notations par les consommateurs laisse entrevoir combien la note est devenue à la fois un Graal et une guillotine, gangrénée par les avis bidon, par un marketing d’affiliation et de recommandation largement invisible aux utilisateurs quand ce n’est pas par une instrumentation pure et simple de ces nouvelles formes d’évaluation». Car, comme la note scolaire mais à un degré bien plus fort, «cette évaluation est bien souvent tributaire d’affects, de contexte ou d’appréciations qui n’ont rien à voir avec ce qui est sensé être évalué. Derrière son apparence de neutralité et d’objectivité, l’évaluation n’a rien de neutre ni d’objectif». Car «nous sommes passé d’un outil censé produire de l’amélioration à un outil de contrôle», qui détermine désormais une partie des rémunérations alors que sa fiabilité est aléatoire et son mode de fonctionnement «opaque».

(23 septembre 2020)

Territoire Zéro Chômeur de longue durée: 3 ans après…

 

«Aux Restos du cœur de Prémery, on notait début mars une nette diminution de la fréquentation. «Même s’il y a un renouvellement tout au long de l’année des personnes accueillies, on constate un effet de seuil depuis la création de l’EBE, assurait une bénévole. Auparavant nous distribuions des colis alimentaires à une centaine de ménages, aujourd’hui, nous sommes plutôt autour de 70. La plupart des familles qui venaient et dont l’un des parents ou les deux ont été embauchés à l’EBE ne viennent plus.»»

«L’idée vient du mouvement ATD Quart-Monde» et «s’est concrétisée à travers la loi d’expérimentation du 29 février 2016. Dix territoires volontaires ont été choisis pour tester ce dispositif» Territoire Zéro Chômeur de longue durée, écrit Benjamin Sèze. Parmi ceux-ci, celui de Prémery, dans la Nièvre, où «plus de 20% de la population active est en recherche d’emploi, dont la moitié depuis plus d’un an». Depuis février 2017, l’EBE (entreprise à but d’emploi) 58 «embauche des chômeurs de longue durée» et crée «de l’activité localement pour fournir du travail à ceux qui en ont besoin». Créer de l’activité, c’est «développer des services nécessaires au territoire mais qui sont jusqu’ici non couverts». Le salaire des employés (au Smic) «est financé en partie par les prestations sociales qu’ils auraient dû toucher et qui sont réaffectées au budget de l’entreprise, et en partie par les recettes que leur activité génère». Les élus et entrepreneurs locaux étaient un peu inquiets au départ, ceux-ci craignant ««de se faire piquer des marchés et de la main d’œuvre.» Aujourd’hui, leur inquiétude est retombée. Certains font même appel à l’EBE 58 pour des prestations, telles que du gardiennage, ou pour compléter leurs équipes en cas de coup de bourre». L’EBE a montré son utilité au moment du confinement avec un service de livraison à domicile mais avant cela également avec par exemple ses prestations d’affouage (la coupe de bois privée dans les forêts communales) ou sa ressourcerie. Alors qu’au départ «beaucoup de gens étaient très sceptiques sur la réussite d’un tel projet», ils ne voient désormais plus ses salariés comme des «chômeurs qui travaillent aux frais de l’État» ou des «cas sociaux» mais comme «les gars de l’EBE»: «Ces personnes réintègrent le tissu social local, et finalement les gens se rendent compte qu’elles sont comme tout le monde». Une réussite qui se lit aussi dans les chiffres: «entre septembre 2016 et juin 2019, le nombre de chômeurs de longue durée sans aucune activité, inscrits à Pôle emploi, a diminué de plus de 40%, selon les chiffres de l’agence Pôle emploi du secteur. Sur la même période, le nombre de bénéficiaires du RSA inscrits à Pôle emploi a diminué de 35%.»

(14 septembre 2020)

Les jeunes face à l’emploi: méritocratie scolaire ou débrouillardise?

 

«Face à la démonétisation de la méritocratie, une autre valeur a vu sa côte se hausser: celle de la débrouillardise. Comme la figure inversée de la méritocratie scolaire, celle-ci est synonyme de capacité à déjouer le sort et à s’abstraire des logiques et déterminations sociales. Elle valorise l’audace, le goût de risque, l’aptitude à gérer des situations complexes, à surmonter les obstacles, le sens de l’opportunité quitte à malmener des règles établies. Bref loin de l’effort de connaissances et d’approfondissement sur le long terme qu’implique la méritocratie (scolaire ou autre d’ailleurs), elle porte au pinacle l’ingéniosité du moment, une malice à agir rapidement, à prendre des chemins de traverses, à innover et oser, quitte à s’abstraire de toute maturation réflexive ou parfois de morale – du startuper au dealer.»

Pour la sociologue Monique Dagnaud (EHESS), «le contexte Covid» va peut-être faire «toucher ses limites» à «la méritocratie scolaire» car «face aux choix budgétaires, les entreprises seront peut-être incitées à tailler dans des postes à la rentabilité aléatoire comme la communication, le marketing et surtout le conseil, terre d’élection des frais émoulus des grandes écoles». Depuis les années 1970, le «marathon aux diplômes» a fini par créer une «élite de masse» de «premiers de cordée englobant environ 20-25 % des nouvelles générations» qui «se distingue du reste de la société par une constellation de critères» et forme «un monde en soi assez éloigné des autres étudiants (des filières professionnelles, ou dans des secteurs moins porteurs) qui vont occuper des positions moyennes». Or, «pour naviguer au mieux dans le brouillard, pour gérer les incertitudes, ces têtes de classe qui souffrent rarement du doute, nourries aux sciences exactes et formés dans l’ordre du monde d’avant sont-ils les meilleurs candidats?» Le changement d’attitude est notable depuis quelques années: «Dans les critères de recrutement des entreprises contemporaines, beaucoup d’autres qualités sont requises et complètent voire parfois suppléent l’exigence du diplôme. Elles renvoient aux savoir-faire particuliers, à l’expérience acquise sur le terrain que ce soit par des stages ou des fonctions bénévoles». Ce qui n’est pas incompatible avec un haut niveau scolaire mais permet d’ouvrir «une friche» aux «audacieux» dans «un contexte socio-historique de changement de paradigme».

(2 septembre 2020)

«La cause des pauvres»

 

«Ce glissement d’une vision structurelle de la pauvreté comme produit des inégalités à une vision morale, individualisante, s’accompagne d’une mise sous pression des pauvres en contrepartie de prestations bien trop maigres. (…) En définitive, la lutte contre la pauvreté n’a pas complété les institutions du salariat ; elle s’y est en partie substituée (notamment pour le salariat populaire, victime de la précarité accrue).»

À l’origine du livre La cause des pauvres en France, un «paradoxe»: «entre la fin des années 1980 et celle des années 1990, plusieurs grandes lois sociales se sont données pour objectif de combattre la pauvreté (le RMI, devenu RMA puis RSA aujourd’hui, la CMU, etc.) et cela s’est produit alors même que le droit des salariés était détricoté. La cause des pauvres en France n’a pas fait bon ménage avec la cause des salariés». Pour Frédéric Viguier (interrogé par Jean Bastien), ces grandes avancées dans la lutte contre la pauvreté sont certes «d’immenses progrès pour les personnes concernées» («C’est en raison de ces «amortisseurs sociaux», comme disent les économistes, que la France a un des taux de pauvreté les plus bas parmi les pays développés et que la pauvreté n’augmente pas aussi fortement qu’ailleurs en période de crise économique») mais «il ne faut pas en rester à ce satisfecit». D’abord parce que «le montant du revenu minimum est très insuffisant et le droit au logement n’est pas effectif». Ensuite parce que «ces lois ont eu des effets pervers et se sont en partie retournées contre les pauvres. L’insistance sur le caractère moral de la lutte contre la pauvreté et, notamment, sur le droit moral à l’insertion pour les pauvres et le devoir moral d’insérer les pauvres pour la société a abouti à un contrôle des pauvres, constamment sommés de s’insérer, d’acquérir des compétences, alors même que la file d’attente du chômage est très longue».

(30 août 2020)

Entretien avec Patrick Artus sur l’austérité salariale

 

«Autre effet indésirable, qui n’est pas qu’une question technique, c’est le fait que si les taux d’intérêt sont très bas, on ne sait plus faire de calcul actuariel. La valeur d’une action c’est normalement la valeur actualisée des dividendes. Or si les taux d’intérêt sont bas, on ne sait plus la calculer, et donc on ne sait plus dire combien vaut une action ou une maison…»

Avec la crise du Covid, «on a permis aux États de faire d’énormes déficits publics parce que les banques centrales monétisaient complètement ces déficits», explique l’économiste Patrick Artus, interrogé par Jean Bastien sur son livre 40 ans d’austérité salariale. Comment en sortir ? Ce qui n’est qu’une amplification des politiques budgétaires expansionnistes permises par les taux d’intérêt très bas des banques centrales. Or on constate un peu partout une pression pour augmenter les salaires: «On va ainsi sans doute progressivement passer à des politiques salariales plus expansionnistes, avec des hausses de salaires plus rapides qui vont ramener de l’inflation. Le problème c’est que si l’inflation fait monter les taux d’intérêt, on va se retrouver avec une crise de la dette, parce que l’on a aujourd’hui des taux d’endettement qui ne sont compatibles qu’avec des taux d’intérêt très bas.» Pour éviter cette crise, les banques centrales vont tenter de maintenir des taux très bas. Des taux qui ont «de nombreux effets indésirables»: concentration des entreprises, difficulté pour estimer la valeur des biens, multiplication des «entreprises inefficaces», accroissement des inégalités de patrimoine. D’autres causes que la fin de l’austérité salariale pourraient faire augmenter l’inflation comme le vieillissement démographique («un retraité est un consommateur qui ne produit pas. Quand il y a beaucoup de retraités, il y a beaucoup de demande et peu de production, et donc cela fait monter les prix») ou le fait que «les coûts de production augmentent dans les pays émergents» et que,  «même en l’absence de relocalisation importante, on profitera moins des délocalisations». Et si l’inflation remonte, «il va falloir se désendetter et donc la dynamique d’endettement des trente dernières années va être remplacée par une dynamique de désendettement dans les prochaines années avec une hausse continuelle des taux».

(6 juillet 2020)

Premiers de corvée et premiers de cordée

 

« À l’issue de la crise, il est fort probable que l’on découvre que des métiers, des procédures ou des fonctions considérés comme acquis par la longue sédimentation dont procède chaque entreprise – comme n’importe quelle construction sociale ayant une histoire plus ou moins longue – doivent être remis en cause, voire proprement supprimés. Et ce, d’autant plus que l’exigence de productivité et d’économie sera très forte pour de nombreuses entreprises, au moment de relancer leur activité avec une trésorerie en berne. » 

En se basant sur une enquête quantitative et des entretiens qualitatifs, Chloé Morin, Jérôme Fourquet et Marie Le Vern analysent les « failles » et les « bouleversements » que « l’on peut, à ce jour, observer dans un monde du travail mis à l’épreuve du confinement généralisé ». Après avoir rappelé « la brutalité et la rapidité de l’ajustement » demandé aux entreprises, ils notent que « la France du travail est divisée aujourd’hui en trois tiers, quasiment de même importance. Cette tripartition est inédite et ne renvoie que partiellement aux structurations habituelles de l’emploi en France » : un tiers des actifs « qui continuent de travailler actuellement sur le lieu de travail habituel malgré le confinement », un deuxième tiers qui « contribue également à faire fonctionner la machine économique et la société, en mode certes ralenti » depuis chez soi, et un dernier tiers avec des « personnes qui ont été mises en congé ou qui sont en congé maladie, des personnes en chômage partiel ou au chômage. Ce groupe, déjà nombreux, est en expansion rapide. » Cette segmentation inédite entre les activités jugées « vitales ou essentielles » et les autres dessine « de nouvelles lignes de clivages au sein du monde du travail qui se superposent imparfaitement à la segmentation socioprofessionnelle habituelle ». Cette segmentation aura aussi ses effets ensuite puisque, si on a beaucoup parlé des « conséquences psychologiques du confinement », on « a beaucoup moins parlé des conséquences psychologiques soit du télétravail, soit du travail « en première ligne » sur les salariés ». Sans parler des conséquences financières : « les trois quarts des cadres et des professions intermédiaires continuent de toucher leur salaire comme en temps normal. C’est également le cas pour deux tiers des employés, mais le monde ouvrier, lui, est quasiment scindé en deux : une moitié perçoit son salaire quand 43 % sont rentrés dans des dispositifs de chômage partiel ou technique. La situation est nettement plus préoccupante pour les artisans dont près de 4 sur 10 déclarent aujourd’hui ne plus avoir de revenus. » Si l’on tient compte également du « gommage total, imposé par les circonstances, entre vie professionnelle et vie personnelle » pour ceux qui sont obligés de télétravailler et de la « crise de conscience » qui peut affecter les « fonctions support » provisoirement inutiles, on ne peut que s’attendre à une aggravation de la « panne de reconnaissance très spécifique aux travailleurs français » et à une « forte défiance entre les trois catégories identifiées dans la première partie de cette note. Comment ceux que l’on aura accusés d’être « restés planqués » vont-ils rétablir la légitimité managériale suffisante, face à ceux qui auront « joué leur vie », à la discipline nécessaire en entreprise ? Comment vont-ils justifier, demain, des écarts salariaux qui peuvent aller jusqu’à près de deux cents fois entre le plus bas échelon et le plus haut ? ».

(8 avril 2020)