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prendre soin

Ehpad: «Le secteur entier est en souffrance»

 

«On voit aussi des directeurs d’Ehpad complètement abattus parce qu’ils passent leur temps à gérer des pénuries et à répondre à des appels à projet pour obtenir des financements. Dès qu’ils veulent faire quelque chose qui sort des clous, comme accueillir des gens de l’extérieur pour des animations, c’est impossible car cela n’entre pas dans la grille financière décidée tous les cinq ans. Tout est compliqué et très verrouillé, aucune innovation n’est possible.»

Créés en 1997 pour prendre en charge la montée de la dépendance chez les personnes âgées, les Ehpad sont aujourd’hui doublement un «double système». D’abord parce que ce qui concerne les soins est financé par la Sécurité sociale et que ce qui concerne l’aide à la dépendance l’est par l’APA et donc les départements. Ensuite parce que le modèle auparavant dominant du non-lucratif (qu’il soit privé ou public) est en difficulté face au modèle privé lucratif. Pour Laura Nirello et Ilona Delouette (spécialistes du financement de ce secteur interrogées par Rachel Knaebel), la pandémie de Covid-19 a à la fois «affaibli les établissements au niveau financier» (et devrait donc favoriser le privé lucratif «qui a plus de trésorerie») et «rendu encore plus visibles la sous-dotation et les problèmes du positionnement entre sanitaire et social». Sous-dotation car «les financements ont stagné alors que les personnes accueillies sont de plus en plus dépendantes. Le discours est le même dans le lucratif, le non-lucratif et le public. Le personnel est souvent en sous-effectif, les salariés n’ont plus de temps pour tout ce qui n’est pas mesuré par la grille Aggir, comme parler avec la famille ou proposer des activités. On l’a bien vu avec le Covid, dès qu’il y a une crise, ça explose dans les Ehpad, parce que le personnel est déjà en tension permanente. Que ce soit au niveau des infirmières, des aides-soignantes, des agents de service, elles et ils subissent toutes et tous la même pression». Une pression due en partie au fait que si les prix peuvent être très différents entre le secteur lucratif et le secteur non-lucratif, les règles sont les mêmes et qu’elles favorisent de fait «la concentration, donc le secteur lucratif». La convergence tarifaire en cours va aussi dans ce sens puisque «c’est comme pour l’hôpital: c’est bien gentil de vouloir financer tout le monde de la même manière, mais le public accueilli est différent selon les établissements. Dans le non-lucratif et le public, les résidents n’ont pas forcément les taux de dépendance les plus élevés, mais il peut s’agir de personnes qui souffrent d’isolement ou de problèmes psychologiques. Cela demande un temps de prise en charge qui n’est pas du tout valorisé».

(28 septembre 2020)

«L’abandon de la psychiatrie publique est le fruit d’une volonté»

 

«Un courant de pensée, à mon avis minoritaire mais hégémonique et arrogant, essaie d’imposer un outil conceptuel qui n’accorde guère de place à la complexité du psychisme humain, et se schématise d’une manière inquiétante: d’une part vers un neuroscientisme confondant sans vergogne le psychisme et le cerveau, d’autre part vers des pratiques d’industrialisation ou de standardisation du soin censées permettre, dans un avenir proche et radieux, de remplacer les soignants (psychiatres et paramédicaux) par des algorithmes.»

Écrivain mais aussi psychiatre hospitalier «depuis près de quarante ans», Emmanuel Venet (interrogé par Johan Faerber) a été dans les années 90 «témoin des fermetures de lits et de l’érosion lente mais continue des moyens budgétaires», dans les années 2000 «de la catastrophique influence du sarkozysme sur la pratique psychiatrique (retour de l’innéisme, fantasme de prédiction de la délinquance, régression sécuritaire, disqualification de l’expertise des psychiatres au profit d’une supposée expertise des préfets et des magistrats)», plus récemment encore d’un «effondrement institutionnel et intellectuel dont la gravité fait craindre une disparition pure et simple de la psychiatrie en tant que médecine du psychisme». Au delà des traditionnelles «querelles théoriques entre psychiatres psychistes et biologistes», il dénonce un «changement d’ambiance» et une absence de débat face à une «hégémonie neuroscientiste» qui «tient pour indiscutable que tous les troubles psychiques seraient le reflet de dysfonctionnements cérébraux». La «logique égalitariste» à l’œuvre à partir des années 60 au service d’une «psychiatrie foncièrement sociale fait l’objet d’attaques et de dénigrements de plus en plus violents» et l’on cherche à instaurer «une démarche thérapeutique (ou se prétendant telle) reposant massivement sur le monde numérique et les nouvelles technologies de communication»: «l’intérêt pour le sujet disparaît, l’attention au symptôme s’estompe, et la focale se règle sur une psychiatrie du risque visant à prévenir tel ou tel comportement : suicide, rupture thérapeutique, violence, etc.». Pour Venet, «il ne s’agit plus de prendre soin de personnes malades mais de gérer les parcours de clients captifs. À mes yeux le péril se trouve là.»

(26 août 2020)

« Il n’existe pas d’application capable de remplacer une politique de santé...

 

« Avec le confinement, nous avons fait l’expérience d’une assignation à résidence collective ; avec les applications de surveillance, nous risquons d’assister à la banalisation du bracelet électronique. Autrement dit : si la surveillance numérique est la condition pour recommencer à circuler dans l’espace public, nous ne sommes pas face à la fin d’une restriction temporaire de nos libertés, mais à la continuation du confinement par d’autres moyens. »

« Cantonner le numérique à des fins de surveillance est un choix politique. » Énumérant les différentes formes d’utilisation du numérique selon les pays dans le cadre du déconfinement, le sociologue et spécialiste des effets des plateformes et des outils numériques sur la société et la vie privée Antonio A. Casilli (interrogé par Lydia Ben Ytzhak) affirme que « la question de la surveillance numérique et celle du déconfinement sont entièrement décorrélées». Or, avec les différentes applications de traçage actuellement utilisées en Asie et en préparation en Europe, on « fait passer le pistage des êtres humains avant le dépistage de la maladie », « une tendance à la généralisation de la surveillance électronique qui se dessine depuis deux décennies, mais qui se retrouve aujourd’hui dans des expériences menées partout dans le monde au nom de la lutte contre le Covid-19 ». Alors que « rendre visible dans l’espace public les personnes malades comporte des risques, avec différentes dérives possibles » puisque, « quels que soient les efforts pour anonymiser ces données, ceci est impossible une fois qu’elles ont été collectées ». Outre l’inefficacité d’un système qui ne pourra concerner la majorité de la population, confier la mission d’enquêter sur les chaines de contamination « à une application mobile élimine le discernement des professionnels et introduit un fort risque de faux positifs » en plus du « risque notable en termes de libertés publiques » s’il devient possible « de discriminer les personnes qui n’installeront pas l’application ». Sans parler du choix fait en France d’une application centralisée par nature « très vulnérable au piratage et aux détournements ».

(24 avril 2020)

Les spécificités territoriales, grandes oubliées de l’analyse de la crise

 

« On le voit, plutôt que de commenter de façon passive, l’impact du virus entre les pays, sans réelle rigueur scientifique, l’urgence doit être d’approfondir, à l’échelle d’un même pays les enquêtes de proximité à l’échelle de « territoires de vie », lesquelles reflètent beaucoup mieux les bonnes pratiques pour lutter contre le virus et ainsi pouvoir les appliquer sur d’autres territoires, notamment dans la phase délicate du dé-confinement qui interviendra… alors que le virus sera toujours actif. »

Contestant le bien fondé des comparaisons nationales en ce qui concerne l’impact du Covid-19 et ce qu’on en tire comme analyses sur les différents systèmes de santé, le professeur de comptabilité et contrôle de gestion au CNAM Laurent Cappelletti estime que « de telles comparaisons occultent l’extrême diversité des situations locales observées à l’échelle des pays. Elles supposent que le « territoire national » a un lien de causalité directe avec l’impact du virus. » Ceci alors que « ce lien n’a pas de fondement scientifique bien établi, puisque sa propagation procède d’une logique de proximité territoriale (liée notamment à la densité de population, son impact en fonction de l’âge, la discipline sanitaire…) et qu’elle concerne les mêmes êtres humains, sans lien rationnel avec la nationalité des individus concernés. » Rien qu’en France, on est frappé par la différence entre ce qui se passe à l’ouest et à l’est « d’une ligne Montpellier – Caen », l’ouest ne comptant à la mi-avril que 10 % des hospitalisations et décès observés. Or le système de santé est le même de part et d’autre. La « multitude de paramètres interdépendants » pouvant expliquer cette différence est pour l’heure trop complexe à analyser pour tirer des conclusions mais une première piste serait de « de rechercher les causes de naissance d’un cluster » puisque c’est leur absence à l’ouest avant le confinement qui pourrait l’avoir provoquée.

(17 avril 2020)

« Décider n’est pas le rôle des scientifiques »

 

« C’est tout le génie de la société et de la démocratie : être capable de faire cohabiter pacifiquement ces incommunications. C’est aussi cela qui nous fait avancer : si l’on disait tous la même chose, si l’on avait tous le même point de vue, nous serions « en boucle ». Nos désaccords et nos divergences d’appréciation sont un moteur pour nos sociétés. »

La confiance envers les scientifiques « n’a peut-être jamais été aussi grande, elle l’est sans doute trop d’ailleurs », remarque Dominique Wolton (interrogé par Fabien Trécourt) pour qui cette responsabilité déléguée à « ceux qui savent » « pose au moins trois problèmes ». D’abord, « les scientifiques ne sont pas des médecins » (confrontés eux « à des enjeux de vie ou de mort »). Ensuite, « les scientifiques ne sont pas forcément unanimes. Ils débattent et peuvent être dans des controverses et des concurrences qui ne sont pas toutes scientifiques ». « Enfin, nous sommes en démocratie et, in fine, il revient tout de même au politique de prendre des décisions et d’en assumer la responsabilité dans le respect du cadre institutionnel. Ce n’est pas le rôle des scientifiques, même si c’est très difficile pour les politiques ». D’où un risque pour les scientifiques eux-mêmes puisqu’ils « ne peuvent pas prédire exactement ce qui va se passer, ni décréter de façon catégorique ce qu’il faudrait faire. Il y aura des erreurs, des ratés, des évaluations qui apparaîtront maladroites avec le recul… La confiance du public pourrait se fractionner ». Car il y a à la fois complémentarité et contradiction entre trois logiques et trois légitimités, celle des scientifiques qui « ont tendance à douter, à s’interroger et à nuancer les choses », celle des médias « appelés à répondre plus directement aux questions que se pose le public » et celle des politiques qui « ont l’obligation, au bout d’un moment, de prendre des décisions et d’agir ». À cause de tout cela, « il est important que l’on ne donne pas aujourd’hui l’illusion d’une unanimité. Laisser entendre que tout le monde serait d’accord ou détiendrait une vérité scientifique, c’est courir le risque d’alimenter des déceptions, des critiques vives et aussi des discours complotistes dans six mois, quand la crise sera derrière nous ».

(23 mars 2020)

Covid-19, chronique d’une émergence annoncée

 

« On est donc constamment menacé par ces maladies émergentes. Ce sont des maladies d’anthropocène : pour l’essentiel voire exclusivement, elles sont liées à la prise en main de la planète et à l’empreinte que l’homme y laisse. Ce qui est valable pour le climat, pour l’environnement, est tout aussi valable pour les maladies infectieuses, en particulier émergentes, et les trois sont liés. Il y a donc une histoire en trois épisodes : 1/ ces accidents de sauts d’espèce, 2/ le débordement éventuel, si le saut d’espèce remplit le cahier des charges et que l’homme peut être infecté et transmettre à d’autres individus, et 3/ l’explosion pandémique, du fait des transports intercontinentaux. La carte des foyers d’infection et celle des vols aériens intercontinentaux se recouvrent à 100 %. »

« L’évolution de cette épidémie est entre nos mains », dit le spécialiste des maladies infectieuses Philippe Sansonetti lors de sa conférence du 16 mars au Collège de France, puisqu’à chacune des deux émergences précédentes de coronavirus (SRAS en 2003, MERS en 2012), « on s’est inquiété, puis rassuré, et pas grand-chose n’est arrivé ensuite pour prévoir et anticiper, en termes de thérapeutique et de vaccin ». Après avoir rappelé ce qu’est le coronavirus et s’être félicité de « la rapidité très inhabituelle avec laquelle cette épidémie a été initialement détectée », il note qu’à la différence des deux précédents cas, c’est « une maladie à fort potentiel épidémique, avec mise en tension majeure du système sanitaire, et c’est ce qui a décidé les autorités à mettre en place des stratégies pour atténuer l’évolution de la maladie ». Mais que son « taux de mortalité est relativement faible. Quand on fera le bilan complet de cette pandémie, on s’apercevra fort probablement qu’il était de 1 à 2 %. (…) 1 % de mortalité, 10 % de cas sévères, ce n’est pas énorme statistiquement, mais rapporté au nombre de cas d’infection, compte tenu de la transmissibilité et de l’infectiosité du virus, cela peut commencer à faire des valeurs absolues importantes qui peuvent mettre en danger notre système de santé. C’est ce qui légitime cette politique d’atténuation. » Une « position intermédiaire » entre l’approche « immunité de groupe » et « l’isolement massif » décrété en Chine et dont le but est « d’écraser le pic épidémique pour l’étaler dans le temps, en espérant qu’un peu moins de 60 % de la population sera finalement infectée et surtout que l’ensemble du dispositif sanitaire sera préservé ». Quant aux traitements antiviraux, « il s’agit d’abord du « repositionnement » de certains médicaments déjà éprouvés pour d’autres virus » puis de trouver un vaccin mais qui « ne permettra que de gérer les rebonds, les étapes finales, voire de prévenir la maladie dans d’autres continents comme l’Afrique, où des mesures d’isolement seront difficiles ». Enfin, à plus long terme, lorsqu’on aura mieux compris l’éco-pathologie de ce type de virus et la la physiopathologie des syndromes de détresse respiratoire aiguë (SDRA), on pourra développer « une pharmacologie dédiée utilisant des molécules repositionnées puis des molécules véritablement nouvelles ».

(19 mars 2020)