Graffitis : les enjeux des « peintures inopinées »
« Ce qui m’intéresse, ce sont les politiques publiques territoriales. Mon but est d’analyser les comportements de ces acteurs pour comprendre les processus qui les conduisent à labéliser certains graffitis comme de l’art et d’autres comme des souillures. »
C’est au cours de ses études à Berlin en 2008 que Julie Vaslin, spécialiste des politiques publiques territoriales, a commencé à s’interroger «sur la question de pourquoi on garde certains graffitis et pas d’autres». Interviewée par Ludovic Vievard, elle se souvient : «À cette époque, la ville préparait les 20 ans de la chute du Mur et, pour l’occasion, voulait le rénover. Il s’agissait d’un projet assez lourd qui consistait à refaire l’enduit, à demander aux personnes de reproduire à l’identique les graffitis qu’elles avaient posés en 1990-1992, puis de les protéger avec un verni anti-graffiti.» Or, à deux pas de là, de nombreux graffitis spontanés sont quant à eux voués à l’effacement, délimitant ainsi «d’un côté, une politique de patrimonialisation des graffitis – ce qui en faisait des œuvres d’art – et, de l’autre, le rejet de graffitis qui relevaient d’une démarche pourtant similaire mais qui étaient considérés comme des salissures de l’espace public». Ceux qu’elle nomme les « auteurs de graffitis » jouissent ainsi de statuts antagoniques car «pour certains, un graffeur est l’auteur d’un crime et pour d’autres, l’auteur d’une œuvre», ce qui induit « deux types d’actions publiques différentes, et dans certains cas opposées.» Il n’est pas rare cependant que les individus ainsi désignés soient les mêmes personnes : «il arrive que les services de propreté d’une ville effacent des peintures promues par les services culturels».
Pour J. Vaslin, une différenciation nette est mise en œuvre par la ville entre le « patrimonialisé » et l’ »effacé », visé par une stratégie destinée à «rendre invisible, dissuader, voire punir les auteurs». Dans ce cadre, «outre l’effacement, on observe quatre cas de figure : la suspension de l’effacement, la promotion des pratiques, la commande publique et, enfin, la patrimonialisation des œuvres» pour certains street artistes renommés tels que Banksy ou Miss. Tic. Ainsi, «de nombreuses communes ont aujourd’hui recours à la commande de fresques dans le cadre de la rénovation d’un quartier ou du soutien à un festival d’art urbain». Par ailleurs, les politiques urbanistiques des centres-villes et de la périphérie divergent, ceci tenant «au respect d’une contrainte de patrimonialisation particulièrement forte des centres-villes, dont les esthétiques urbaines sont figées par un cahier des charges qui fixe la couleur des murs, la forme des tuiles, etc., et où le graffiti n’a aucune place. En périphérie, ces contraintes sont moins fortes et, pour les acteurs publics, la nécessité d’effacer les graffitis peut apparaître moins importante.» Les efforts des municipalités pour repousser les graffitis en périphérie sont toutefois d’une efficacité relative puisque le cœur des grandes métropoles demeure très prisé par les auteurs de graffitis en quête de visibilité. Ce choix n’est pas sans écueil : «la contrepartie de cette exposition plus forte, c’est qu’un effacement est plus fréquent. Espace de visibilité, donc, mais pas de pérennité.» Pourtant, inspirées par la politique urbanistique berlinoise, les villes utilisent de manière exponentielle l’art urbain comme levier d’attractivité, leur permettant ainsi de renouveler leur offre touristique. Et le graffiti de devenir la «figure de proue de ce tourisme alternatif.»
Pour Julie Vaslin, l’engouement inédit dont le street art fait l’objet depuis quelques années accélère sa légitimation auprès des autorités ainsi que son institutionnalisation auprès de ces deux acteurs culturels majeurs que sont «la galerie et le musée». Mais si le premier offre une place prépondérante à cet art de la rue depuis les années 1970, le second rechigne encore à lui accorder une légitimité artistique.
(3 juin 2021)