Les temps forts de la 2e convention - Forum protestant

Les temps forts de la 2e convention

 

Sens éthique et limites de la loi

2e convention du Forum de Regards protestants le 8 novembre 2014 à Paris

C’est à l’espace Marc Boegner à Paris que s’est tenue la 2convention du Forum, animée par la journaliste Frédérique Lantieri. Sont intervenues plusieurs personnalités, intellectuels, experts, hommes et femmes de terrain : la présidente de l’Arapej Irène Carbonnier, la juriste Mireille Delmas-Marty, le linguiste Pierre Encrevé, le président du Mouvement du christianisme social Stéphane Lavignotte, celle de la Commission nationale consultative des droits de l’homme Christine Lazerges, le coordinateur national asile à la Cimade Gérard Sadik, l’ambassadeur François Scheer, le médecin Didier Sicard, la présidente du Carrefour des chrétiens inclusifs Marina Zuccon. Une belle manière de célébrer la première année de notre cercle de réflexion, lancé à l’appel du philosophe Olivier Abel.

 

Le reportage :

 

Retrouvez les interviews des orateurs, des verbatims de leurs interventions, ainsi que certaines prises de parole en intégralité à l’écoute :

Olivier Abel (Sens éthique et limites de la loi)

Christine Lazerges (Les fonctions de la loi pénale)

Didier Sicard et Pierre Encrevé (Éthique et fabrication de la loi, l’exemple de la fin de vie)

Mireille Delmas-Marty (Sécurité, je lis ton nom)

François Scheer (L’ingérence sécuritaire et le droit international)

Gérard Sadik (Projets de loi asile et immigration : un accueil sous surveillance ?)

Irène Carbonnier (Dedans, dehors : la peine en pratique)

Marina Zuccon et Stéphane Lavignotte (Dieu créateur, droit créatif, famille pour tous ?)

 

Olivier Abel : Sens éthique et limites de la loi

Le philosophe et fondateur du Forum explique son choix pour cette deuxième convention et dresse des perspectives d’avenir.

 

Les idées fortes de son intervention :

Depuis la 1ère convention, bien des questions que nous nous posons, dans les thèmes poursuivis par les groupes au travail, portent sur le rapport entre nos orientations éthiques et la loi entendue comme législation et légalité. Il s’agit d’un tissu de questions plus ou moins liées aux orientations juridiques de nos sociétés, à des réformes du droit souvent nécessaires et difficiles, mais marquées par un besoin de sécurisation.

Que penser d’abord de la réforme pénale, et pouvons-nous réformer le sens de la peine ? Faire entendre la plainte de la victime, l’irréparable, faire entendre aussi le besoin par la société d’arrêter la spirale du mal et de restaurer la fiabilité ordinaire demande une institution qui fasse vraiment place à l’une et l’autre. Ensuite, faut-il ou non légiférer en matière de fin de vie ? Au-delà d’un débat d’une extrême profondeur, cela pose la question plus générale de la fabrication de la loi, et de notre rapport à la loi. Il devrait être possible d’imaginer un droit flexible, un droit sans cesse à réinterpréter, un droit créatif — c’était la question du mariage pour tous. Le droit n’est pas là pour copier de manière servile un droit naturel ou un droit de Dieu immuables, mais pour encadrer les mœurs, leur donner légitimité et limites, protéger les faibles, et empêcher les sphères de trop empiéter les unes sur les autres.

Le renforcement des barrières, des frontières, ne contredit-il pas le devoir moral d’assistance et d’hospitalité, et dans ce cas là peut-on désobéir à la loi ? La loi est certes imposable par la puissance publique, ses transgressions sont passibles de poursuites, mais que se passe-t-il dans un monde où les lois sont moulées dans des contraintes physiques et techniques non transgressables ? La question de la violence légitime qui définit l’État et le magistrat se pose encore à un autre niveau, avec la question du droit international et du très discuté devoir d’ingérence. L’ordre mondial établi n’est-il pas d’abord l’ordre du statu quo établi par l’Occident ? S’il fallait conclure ce panorama général de l’orientation de notre droit, on pourrait se demander si nous ne sommes pas excessivement soumis à l’impératif de sécurité, de précaution, de protection contre le mal. Emerson écrivait que « toute protection contre un mal nous place sous la dépendance de ce mal ». Le mal est devenu notre obsession, nous vivons dans la peur.

Tout au long de la journée, nous avons vu que les valeurs de liberté, d’égalité, de fraternité, étaient mises en concurrence avec des valeurs de sécurité, d’identité, de croissance ou de prospérité. Mais ce que nous ne voudrions pas, c’est d’une démocratie préventive, à la recherche d’une sécurité absolue, prête à écraser tous ceux qui la menacent, par tous les moyens. La précaution ou la protection contre le mal ne doit pas nous faire oublier la visée du bon, le temps court et nerveux du coup d’arrêt au mal n’est là que pour restituer la possibilité sur le long terme de refaire le lien social. Notre culture avait su combiner, dans un alliage étonnant, une tradition venue de l’Antiquité grecque, qui mettait en avant le courage et la faculté de tenir ses promesses, et une tradition venue du christianisme médiéval, qui mettait en avant l’humilité et la faculté de pardonner. En se dissociant, ces deux traditions se sont mutuellement attaquées, rognées, elles se sont entre-détruites.

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Christine Lazerges : Les fonctions de la loi pénale

La professeure de droit et actuelle présidente de la Commission nationale consultative des droits de l’homme est intervenue sur les trois fonctions de la loi pénale : expressive, pédagogique et répressive.

 

Les idées fortes de son intervention :

Je voudrais déconstruire l’idée selon laquelle on pense uniquement la loi pénale comme répression. On ne peut pas nier qu’elle a pour objet immédiat de protéger la société. Sans sécurité, aucune liberté ne peut être pleinement exercée. Mais en même temps qu’il permet la répression, le droit pénal régule, et est en cela une garantie fondamentale des libertés individuelles. Chaque interdit posé constitue un panneau de signalisation, une balise, un cairn. La loi pénale est l’un des instruments d’une pédagogie de la citoyenneté et de la construction de la responsabilité sociale. Elle a pour objet de nous enseigner la vie en société et ses valeurs.

La loi pénale a d’abord une fonction expressive. Au début des années 80, la commission de révision Badinter a construit un code pénal dont le fondement devait être le respect des droits de l’homme, qui s’impose à tous, y compris à l’État. L’esprit qui y régnait était fondé sur l’égale dignité des êtres humains. Or on constate aujourd’hui la difficulté à la garantir. Le code pénal a perdu de sa cohérence parce qu’on a perdu de vue ce qu’étaient ses fondements. Le plus grave, c’est la pénétration insidieuse d’une doctrine, le droit pénal de l’ennemi, défendue par un juriste allemand connu, Günther Jakobs. Celui-ci conteste le caractère universel, non-négociable des droits fondamentaux. Il explique qu’il y a deux types d’hommes et de femmes : les citoyens d’une part, pour lesquels ces droits doivent être garantis ; et ceux qui ne sont plus des personnes d’autre part, en raison de ce qu’ils ont fait, et qui ne méritent pas ces garanties. Distinguer deux catégories d’êtres humains est absolument contradictoire avec l’égale dignité. Problème, cette doctrine nous a pénétrés, à petit pas.

La deuxième fonction de la loi pénale est pédagogique. Pour qu’elle agisse, il y a deux conditions à remplir : sa qualité et la capacité à déterminer les acteurs de la transmission. Jean Carbonnier disait que la loi pénale avait vocation à s’adresser aux usagers plutôt qu’aux techniciens de la justice. Mais la loi devient de plus en plus compliquée à interpréter, ce qui fait des textes de très mauvais outils. La pédagogie perd en sens, et en valeur. Ensuite, qui sont les acteurs de la transmission ? Un directrice de primaire confrontée à des phénomènes de racket ou de racisme, les amis, la famille ? Ma réponse est claire : nous sommes tous acteurs de la transmission.

La troisième fonction, enfin, est répressive. Son fondement émerge de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme (« Nul ne peut être soumis à la torture, ni à des actes dégradants ou inhumains »), une valeur absolue ne supportant ni dérogation, ni restriction. Cela veut dire que l’État de droit n’a pas le droit de désespérer de l’humanité de l’homme, sauf à porter atteinte à l’égale dignité des êtres humains, ce qui suppose d’individualiser la peine et de faire de la réinsertion, non pas une ambition humaniste, mais un droit légal et fondamental. Cela justifie le refus radical de la peine de mort, des peines perpétuelles et des peines-plancher. Se pose aussi la question des courtes peines d’emprisonnement. A quoi servent-elles ? À rien, la prison appelle la prison. En Allemagne, les peines de moins de 4 mois sont interdites, on a trouvé des peines de substitution. En France, si on fait sortir de prison, pour le dire brutalement, les détenus qui y sont pour 4 mois maximum, on résout du jour au lendemain la dramatique question de la surpopulation : 20 % des détenus sont en détention pour moins de 6 mois, la durée moyenne d’emprisonnement est de 8 mois toutes infractions confondues.

Émerge malheureusement aussi une fonction déclarative ou émotive de la loi : on légifère à tour de bras pour répondre à des faits divers. Mais la loi n’a pas à être un objet de communication, cela brouille le message. J’ai trois certitudes : le risque zéro n’existe pas, aucune société n’a été aussi sûre que la nôtre, et rien ne ressort d’une répression durcie.

Écoutez son intervention en intégralité :

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Didier Sicard et Pierre Encrevé : Éthique et fabrication de la loi, l’exemple de la fin de vie

Didier Sicard (ancien président du Comité consultatif national d’éthique et auteur d’un rapport sur la fin de vie) et Pierre Encrevé (linguiste) ont proposé de fabriquer un texte dépassant le cadre de la loi Leonetti.

 

Les idées fortes de leur intervention :

Pierre Encrevé : Une loi existe, que son rapporteur définissait comme celle du laisser mourir sans faire mourir. Elle laisse bien des problèmes en suspens. Une nouvelle loi est nécessaire qui aménage et prolonge l’actuelle. Mais la loi à écrire ne peut être la norme qui guide les décisions et les actions, lesquelles doivent être orientées par une éthique relationnelle qui se transcrive en une morale de situation face à chaque cas individuel. La loi doit poser un cadre des possibles légitimes qui ne fasse pas obstacle à cette éthique, alors qu’aujourd’hui la loi s’oppose, dans certains cas, à ce que cette éthique impose dans le respect de la liberté et de la solidarité des sujets. Puisque les propositions du rapport Sicard ne peuvent s’inscrire juridiquement dans le cadre de la loi actuelle, puisque la situation est toujours ressentie comme inacceptable par 90 % des Français, il faut une nouvelle loi.

Didier Sicard : Dans le rapport remis en décembre 2012, nous avions conclu sur la difficulté et la non-nécessité d’une loi, très influencés par les dernières paroles de Jean Carbonnier : « Ne légiférez qu’en tremblant. Entre deux solutions, préférez toujours celle qui exige le moins de droit et laisse le plus aux mœurs et à la morale ». La situation après le rapport m’a fait changer d’avis. La loi Leonetti est mal connue, mal appliquée. A quoi sert une loi si elle n’a pas de caractère pédagogique ? Par ailleurs, il y a une part d’hypocrisie et d’ambiguïté à vouloir soulager le malade et en même temps ne pas entrainer sa mort. Autre question importante, celle de la collégialité. Plusieurs menaces pèsent sur elle : la collusion entre médecins du même avis – une collégialité fictive ou les éthiciens de service. Il faut une collégialité qui s’intéresse non pas seulement à la fin de vie, mais aussi en amont à l’acharnement thérapeutique. Nous devons également nous interroger sur la personne de confiance. Nos voisins européens ont avancé sur la question, nous, nous sommes extraordinairement figés.

Pierre Encrevé : Le troisième objectif de la mission Claeys-Leonetti consiste à « définir les conditions précises dans lesquelles l’apaisement des souffrances peut conduire à abréger la vie dans le respect de l’autonomie de la personne ». Cette formulation est nettement plus directe que celle de la proposition 21 du candidat François Hollande. On sort aussi de la thématique discutable de la dignité, au profit de la liberté, c’est à dire des droits fondamentaux. Le gouvernement ouvre ainsi clairement la porte aux deux thèmes centraux en débat, ce qu’il est convenu d’appeler l’euthanasie, même sous la forme la plus atténuée de la sédation terminale, et le suicide assisté.

L’aide à mourir n’est en aucun cas un simple acte technique, en toute neutralité éthique, elle est toujours partie prenante du tragique de la mort. Cette demande peut prendre deux voies différentes : soit la demande que le médecin lui-même accomplisse l’acte terminal, soit la demande que le médecin fournisse au sujet un moyen non-douloureux de mettre lui-même fin à ses jours. Il nous paraît symboliquement nécessaire que nous prenions clairement position en faveur d’une réponse positive, dans des conditions bien déterminées, à la demande d’un malade en fin de vie d’abréger sa vie.

Ensuite, nous récusons absolument le terme de suicide assisté qui fait porter un poids sémantique. Non, il ne s’agit pas d’une disposition législative sur le suicide, libre en France depuis 1791, mais d’une loi d’assistance, qui autorise l’accompagnement du sujet jusque dans l’acte ultime de sa vie. Le suicide consiste, normalement, à choisir la mort quand la vie n’est pas physiquement menacée mais, en fin de vie, il s’agit pour le sujet d’interrompre volontairement un processus mortel déjà à l’œuvre, qui le ronge et le tourmente : il s’agit bien moins de se donner la mort que d’abréger une mort déjà là, qui n’est pas choisie mais subie. Nous avons éthiquement besoin que, dans ce cas, la loi instaure une véritable assistance médicale à l’auto-interruption de la vie, en autorisant le médecin à se faire, en termes évangéliques, le prochain d’un sujet dont il respecte la liberté, sans l’abandonner à une solitude de la liberté.

Didier Sicard : La plus grande difficulté est de prendre en compte le réel d’une situation, dans l’espérance qu’on sera accompagné, et en même temps avoir l’inquiétude de la création d’un nouvel ordre symbolique. Nous vivons avec des interdits fondamentaux qu’on a le souci de respecter mais qui sont quelques fois en contradiction avec notre vie personnelle à ce moment ultime.

La grande question sur la sédation terminale est celle des soins palliatifs. C’est la discipline médicale qui a le plus d’avenir, la plus porteuse de sens, et pourtant la grande absente de la loi Leonetti sur le plan qualitatif. Le citoyen est nourri dans l’idée qu’il y a toujours quelque chose à faire, alors qu’ailleurs, en Allemagne notamment, on considère de manière beaucoup plus précoce que la médecine sera inefficace. Comme me le disait une personne rencontrée à l’hôpital de Grenoble : on croit que ce sont les vivants qui ferment les yeux des mourants, alors que ce sont les mourants qui ouvrent ceux des vivants. La mort n’est pas simplement tragique et triste, mais aussi un événement d’humanité qui nous ouvre à la vie. Un véritable accompagnement de la fin de vie ne prend son sens que dans le cadre d’une société solidaire, qui ne se substitue pas à la personne, mais lui témoigne écoute et respect au terme de son existence. Une loi doit ouvrir un espace, sans le formater.

Écoutez leur intervention en intégralité :

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Mireille Delmas-Marty : Sécurité, je lis ton nom

La juriste et professeur honoraire au Collège de France a évoqué un monde à bout de souffle dû à l’encadrement de plus en plus contraignant par les normes, notamment dans le domaine de la sécurité.

 

Les idées fortes de son intervention :

Qu’il s’agisse du discours politico-médiatique ou des pratiques de contrôle social, la sécurité est devenue le mot d’ordre qui se substitue désormais à la sûreté. Cette dernière est un droit de l’homme reconnu à chaque individu au même titre que la liberté, la propriété et la résistance à l’oppression. C’est notre habeas corpus. En revanche la sécurité des personnes et des biens se rattache à l’ordre public qui relève traditionnellement des missions de la police. Comment éviter que ce glissement sémantique ne devienne une dérive politique qui transforme l’État de droit en État de police ? Quand elle instaure un esprit de suspicion et conduit à désigner des boucs émissaires, la peur de l’autre, peur-exclusion, est mauvaise conseillère. Mais il est possible aussi que la peur, dans un monde de plus en plus inter-dépendant, réussisse à engendrer une solidarité autour de valeurs communes, ce que j’appelle la peur-solidarité. Cela suppose un appel à la raison pour imposer, dans un esprit de responsabilité, les garanties nécessaires pour redonner confiance et affronter, main dans la main, notre destin commun.

La peur est nécessaire à la survie et les mesures de surveillance n’ont rien de nouveau. Mais quand la sécurité devient la première des libertés et la peur un instrument de gouvernance, alors apparait le risque de dérive vers des sociétés de la peur. Elles transforment le contrôle social car elles appellent encore et toujours plus de mesures de surveillance et d’exclusion supposées garantir une sécurité parfaite qui n’existe pas. Le rêve d’un monde parfait, comme le mythe du risque zéro, peut tourner au cauchemar quand il conduit à une double extension de la surveillance : une extension dans le temps (anticipation), qui, au nom de la prévention, risque de substituer à la culpabilité une dangerosité aux contours incertains et aux peines des mesures de sûreté à durée indéterminée ; et une extension dans l’espace (globalisation), qui tend à effacer les frontières entre sécurité extérieure et intérieure, au risque d’ajouter à la sécurité nationale une sécurité globale qui relève de pratiques trans-frontières dont le contrôle est quasi impossible.

Au nom de la sécurité, les États démocratiques eux-mêmes en viennent à légitimer une extension de la surveillance à vocation illimitée dans le temps et difficile à contrôler pour le juge. En France, il s’agit d’une cascade de lois contre la récidive (presque une par an entre 2005 et 2013), la plus emblématique étant la loi sur la rétention de sûreté (2008), qui permet de garder en prison, après exécution de la peine, pour une période renouvelable indéfiniment, d’année en année, des condamnés considérés comme dangereux. Loin de contribuer à renforcer la responsabilité individuelle, à accroitre la capacité de chacun à se prendre en charge, l’approche probabiliste, qui transforme la justice pénale en justice prédictive, risque d’aboutir à déresponsabiliser (donc à déshumaniser) celui dont la récidive a été annoncée par avance.

À la globalisation juridique s’ajoute celle des nouvelles technologies de l’information et de la communication : généralisation des fichiers et bases de données personnelles, déploiement massif de la vidéo-protection, usage extensif de la biométrie ou des smartphones permettant de géolocaliser un individu à quelques mètres près. La mise en réseau de données interconnectées permet des profilages à partir d’informations précédemment accumulées sur l’individu, ou ses proches, ou ceux à qui il ressemble, et non au vu de sa personne physique et encore moins de sa parole. Se diffuse ainsi une culture de la surveillance qui renvoie au modèle pré-étatique des sociétés du regard permanent, mais à l’échelle planétaire. En somme, la surveillance globale ne relève pas d’un État de police mais d’une police sans État.

La question des responsabilités est obscurcie par la sous-traitance de l’usage de la force à des acteurs privés. Ce transfert de compétence peut entrainer des dérives, du port illégal d’armes jusqu’à des pratiques d’arrestation et/ou de séquestration illégales, que l’État n’a pas toujours les moyens de repérer et sanctionner. Il y a là une grave atteinte à la souveraineté nationale, d’autant que cette privatisation serait devenue une nécessité, notamment aux États-Unis où il serait désormais impossible financièrement, même pour une super-puissance, de garantir la sécurité globale avec les seuls acteurs publics.

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François Scheer : L’ingérence sécuritaire et le droit international

L’ambassadeur et ancien secrétaire général du quai d’Orsay est revenu sur l’émergence du droit international et la notion de droit ou devoir d’ingérence, en matière humanitaire surtout.

Les idées fortes de son intervention :

Évoquer les origines du droit international, c’est revenir sur l’histoire de l’Europe, lorsque celle-ci se construit au cours du Moyen âge autour du concept d’État. L’État national, ou État-nation, se dote d’une norme, la souveraineté, au nom de laquelle il constitue un espace de sécurité et de paix à l’intérieur de frontières, en usant de deux instruments, la loi et la force. Mais l’État n’a pas de pouvoir légitime hors de ses frontières, et seule la force lui permet d’assurer la protection de son territoire et de sa population contre toute menace extérieure. La force peut également lui permettre d’élargir son espace national et donc son espace de droit, sauf à se heurter à d’autres États affichant les mêmes ambitions. Telle sera durant des siècles l’histoire de l’Europe, donnant naissance à des traités comme celui de Westphalie qui seront la matière première du droit international. Il en résultera un système de rapports de force, fait de règles écrites et non écrites, entre États égaux en droit, une égalité toutefois quelque peu malmenée par les jeux de puissance.

C’est à l’issue de la Première Guerre mondiale que le président Wilson instaure, avec la pacte de la SDN, le droit à l’autodétermination des peuples, la transparence des traités, l’illégitimité des guerres d’agression, etc. C’est dans ce sillage que les procédures de sécurité collective et de règlement pacifique des différends vont tenter dans l’entre-deux-guerres de se faire une place au soleil. Pour la première fois, les rapports de force se trouvent confrontés à une éthique de la paix. La charte des Nations unies, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, bâtit un ordre international fondé sur des principes et des règles mieux définis, un mariage de raison entre le droit et la morale d’une part, la force et la puissance de l’autre.

La guerre froide ne laissera guère de place au droit et à la morale, à deux exceptions près : la construction européenne et le droit ou devoir d’ingérence, selon lequel une violation grave des droits de la personne, la mise en danger d’une population, justifieraient la remise en cause de la souveraineté d’un État et l’intervention d’acteurs extérieurs, humanitaires en priorité, mais par la force des choses avec un appui militaire. La mise en œuvre de ce droit, qui n’est toujours pas reconnu comme partie intégrante du droit international, n’est pas allée et ne va toujours pas sans débat. Les défenseurs du droit invoquent une morale de l’urgence et s’appuient sur la Déclaration universelle des droits de l’homme. On peut également soutenir que ce droit est contraire à la fois au fondement du droit international – qui dispose qu’un État n’est lié par une règle que s’il l’a acceptée en signant le traité correspondant – et à la charte des Nations unies, qui stipule en son article 2 qu’« aucune disposition n’autorise à intervenir dans des affaires qui relèvent essentiellement de la compétence nationale d’un État ».

Les opérations de rétablissement ou de maintien de la paix n’ont pas manqué depuis la fin de la guerre froide : Kurdistan irakien, Somalie, Timor, Bosnie, Sierra Leone, Rwanda … La multiplication de ces interventions a fini par en révéler les limites : conflits entre les mandats des Nations unies et les moyens des forces d’interventions, entre les mandats et leur mise en œuvre (Libye), entre la morale et les réalités du terrain (Rwanda), entre les politiques qui décident et les militaires. En outre, on a pu parfois s’interroger sur le désintéressement des puissances intervenantes. Et surtout, il demeure que la charte des Nations unies est largement l’œuvre des puissances victorieuses de la Seconde Guerre mondiale, le droit d’ingérence passant pour le dernier avatar de l’impérialisme et du colonialisme. Seul le Conseil de sécurité a le pouvoir de qualifier une situation d’urgence de menace contre la paix, seuls les 5 membres permanents, détenteurs du droit de veto, ont in fine le pouvoir de décider ou de refuser le recours à la force. Certes, le principe de l’égalité souveraine des États inscrit dans la charte est largement respecté : la norme qui s’impose est bien l’illégitimité, non pas de la guerre, mais de l’acquisition d’un territoire par la force. Mais l’idée fondamentale que le droit protège le faible et contraint le puissant n’est pas toujours évidente.

Écoutez son intervention en intégralité :

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Gérard Sadik : Projets de loi asile et immigration, un accueil sous surveillance ?

Le coordinateur national asile à la Cimade a expliqué le contenu de ces 2 projets de loi qui prévoient une refonte du dispositif d’accueil et de retour, privilégiant la contrainte et l’assignation à résidence.

Les idées fortes de son intervention :

Depuis plus de dix ans, le droit des étrangers subit un durcissement continu. Au fil des réformes, et notamment lors de l’examen de la loi Besson de 2011, de nombreux parlementaires de l’actuelle majorité se sont opposés aux mesures les plus dures frappant les personnes migrantes. Mais il semble que nos dirigeants aient la mémoire courte. Alors que la réforme du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (Ceseda) devrait être l’occasion de revenir sur ces dispositifs pour restaurer les personnes migrantes dans leurs droits, c’est le choix de la continuité qui a été fait.

La création d’une carte pluriannuelle de quatre ans, l’une des mesures phares du projet de loi, fait bien pâle figure au regard des prétendus objectifs de sécurisation du parcours des migrants et de désengorgement des guichets. Elle ne concernera probablement qu’une minorité de personnes étrangères, tant les conditions pour y accéder sont complexes et soumises à la discrétion du préfet. Au nom de la lutte contre les fraudes, les préfets se verraient remettre des pouvoirs de contrôle démesurés. À tout moment, les personnes titulaires d’une carte de séjour devront se tenir prêtes à répondre aux convocations préfectorales.

Depuis 2011, l’attaque profonde au droit au séjour pour raisons médicales a fait grand bruit et a eu des conséquences très concrètes. Dès lors que le traitement existe dans le pays d’origine, fût-il totalement inaccessible à la personne concernée, celle-ci est censée pouvoir, même si elle est gravement malade, retourner se soigner dans son pays d’origine. Le projet de loi propose enfin de revoir la rédaction du texte et de prendre de nouveau en compte l’effectivité de l’accès aux soins. Cette effectivité (ainsi que la gravité de la pathologie) sera désormais évaluée par les médecins de l’Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII) en lieu et place des médecins des Agences régionales de santé (ARS). Or, l’OFII est sous la tutelle du ministère de l’Intérieur. Les médecins pourront-ils réellement travailler en toute indépendance dans ce contexte ?

En l’état du projet de loi, le dispositif mis au service de la politique du chiffre par le précédent gouvernement perdure. La durée maximale de la rétention, passée au fil des réformes de 7 à 45 jours, n’est pas remise en question. L’industrialisation de l’enfermement qui a conduit à construire toujours plus de lieux de privations de liberté reste en vigueur. Aucune fermeture des 50 centres et locaux de rétention existants n’est programmée. Près de 50 000 personnes y sont toujours privées de liberté chaque année et leur nombre a même augmenté depuis 2012. En 2013, la situation s’est même dégradée au niveau national, avec l’enfermement illégal d’enfants dans des locaux de rétention, dans des conditions encore plus mauvaises et traumatisantes.

Les préfets peuvent très facilement refuser d’octroyer un délai de départ volontaire. Il leur suffit
d’estimer que la personne ne présente pas assez de garanties et qu’elle risque de prendre la fuite. Ces deux notions sont définies beaucoup trop souplement dans l’actuel Ceseda, alors que la directive retour prévoit que le délai de départ volontaire doit primer. Or ce type de mesure d’éloignement à de lourdes conséquences : enfermement en centre de rétention et délai de recours de 48 heures. À ces conséquences, le projet de loi ajoute automatiquement, pour toute obligation de quitter le territoire français (OQTF) sans délai, la délivrance d’une interdiction de retour sur le territoire français (IRTF) et en Europe. Il s’agit d’une véritable mesure de bannissement d’une durée de 3 ans. Les communautaires ne peuvent pas être visés par les IRTF, mais une nouvelle mesure très similaire conduira à les empêcher de jouir de leur liberté de circulation : l’interdiction temporaire de circulation sur le territoire français. D’une durée maximale de 3 ans, elle pourra être prononcée pour abus de droit et menace réelle, actuelle et suffisamment grave pour l’intérêt fondamental de la société française. Visant implicitement les Roms en premier lieu, cette nouvelle mesure parait donc discriminatoire.

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Irène Carbonnier : Dedans, dehors, la peine en pratique

La magistrate et présidente de l’Arapej (Association Réflexion Action, Prison et Justice) a montré comment la réforme pénale du 15 août 2014 est peut-être passée à côté de l’ambition qu’elle s’était fixée.

Les idées fortes de son intervention :

Il se rend chaque année environ 1,2 million de décisions en matière pénale pour plus de 1,3 million d’affaires poursuivables, soit un taux de réponse pénale de près de 90 % (multiplié par 2 entre 1996 et 2012). Sur ces 1,2 million de décisions, 617 200 sont des condamnations. Sur celles-ci, les tribunaux correctionnels et les chambres correctionnelles des cours d’appel ont prononcé 292 399 peines d’emprisonnement (soit 49 % des peines prononcées) dont 30 % (90 570) sont des peines de prison ferme et 30 % des peines de prison assorties d’un sursis simple ou d’un sursis avec mise à l’épreuve couvrant la totalité de la peine. On constate ainsi que, sur les 1,3 million d’affaires poursuivables selon les parquets, moins de 7 % se terminent par des jugements ou arrêts prononçant des peines d’emprisonnement ferme. Si le constat de la surpopulation carcérale est un fait, dénoncé par les professionnels de la justice comme par les associations, il serait moins la conséquence d’un usage accru des peines de prison ferme que la résultante du vote de lois pénales ayant prévu de nombreuses circonstances aggravantes et de l’augmentation considérable des poursuites par les parquets, joints à l’effet démographique.

L’histoire du droit pénal est surtout celle de la peine, de la peine de mort d’abord, organisée sous de multiples formes, selon des critères peu à peu affirmés à partir du haut Moyen âge (l’écartèlement punit le crime de lèse-majesté, le feu les crimes d’hérésie et de magie, le supplice de la roue l’assassinat et le vol de grand chemin) et suivant une hiérarchie compliquée (l’exécution à la hache était réservée aux personnes d’origine noble, les roturiers étant pendus …), mais aussi celle des peines de substitution : mutilations, déportation, enfermement, lequel a été assimilé à la notion de pénitence avant d’avoir un but d’amendement. Véritable révolution dans la doctrine juridique, un mouvement d’idées favorable à la substitution de l’enfermement individuel aux châtiments corporels apparait au 18siècle. Ce mouvement, auquel est associé le nom de Beccaria, va appréhender la peine du point de vue de son utilité sociale, critique l’usage de la torture et la barbarie des peines, se préoccupe du sort des prisonniers. Les 200 dispositions du Code pénal composant actuellement le titre sur Les peines et les centaines de pages de dispositions législatives et réglementaires me rappellent davantage la pensée du haut Moyen âge que celle de Beccaria.

La réforme pénale du 15 août 2014 devait être l’occasion de rompre avec la politique sécuritaire des dernières années et de faire prévaloir l’individualisation et l’aménagement des peines pour favoriser l’insertion du prévenu. Certaines dispositions critiquées ont été supprimées, telles que l’abrogation des peines-plancher, la suppression du caractère automatique de la révocation des sursis ou la suppression des obstacles légaux à l’octroi des réductions de peine ou des libérations conditionnelles aux personnes condamnées en état de récidive. Mais le législateur a pour partie vidé la contrainte de sa substance, refusant de la déconnecter de l’emprisonnement (fixation d’un quantum de peine à exécuter en cas de non respect des obligations), reportant son application à tous les délits en 2017, laissant subsister le sursis avec mise à l’épreuve, dont elle est devenue un simple doublon, rejetant l’idée du Sénat d’en faire la peine maximale encourue pour certains délits. Ce faisant, il a hypothéqué l’existence même de la mesure, tant les magistrats risquent d’ignorer une peine difficilement identifiable.

Il appartiendra aux professionnels de justice de s’emparer des quelques acquis de la loi du 15 août 2014 pour donner une véritable place aux peines hors la prison et éviter les sorties sèches de détention. Mais on peut se demander, aujourd’hui comme sous la IIIRépublique, si des lois plus limitées dans leurs ambitions, donc plus à l’abri des manipulations de l’opinion publique, complétées par des pratiques constantes des juridictions judiciaires et administratives amenées à statuer sur la matière du droit pénal et du droit pénitentiaire, n’assureraient pas mieux la limitation de l’enfermement et l’amélioration de la condition pénitentiaire.

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Marina Zuccon et Stéphane Lavignotte : Dieu créateur, droit créatif, famille pour tous ?

La présidente du Carrefour des chrétiens inclusifs a discuté du statut de la famille un an et demi après l’adoption du mariage pour tous, le président du Mouvement du christianisme social a rappelé que le débat sur la pilule avait fait débat en son temps au sein de l’Église.

Les idées fortes de leurs interventions :

Stéphane Lavignotte : On observe actuellement le retour d’une logique, celle que la sexualité et la famille seraient naturelles et la loi là pour les sanctifier. Le rapport à la nature avait déjà été évoqué lors du débat sur la loi Neuwirth il y a tout juste 40 ans. La vision catholique de l’époque était que le mariage était destiné à faire des enfants, que des méthodes naturelles de contraception existaient (l’abstinence ou méthode Ogino) et qu’il n’y avait pas besoin de contraception chimique – donc de pilule – allant contre la Nature et la volonté de Dieu.

Le débat avait suscité la réflexion du théologien André Dumas, discutant l’existence et le bien-fondé d’une sexualité naturelle. Selon lui, l’humain doit s’entendre comme l’expression de la nature certes, mais aussi comme un homme. Il aurait une double-nature : proliférante d’une part, comme les animaux ; de domination sur la nature entière d’autre part, et en premier lieu sur l’homme lui-même, ce qui induit une responsabilité, une sexualité et une fécondité librement décidées, le choix de la contraception. Il distinguait ainsi la reproduction chez les animaux de la procréation chez les hommes. La loi, disait André Dumas, doit être un cadre, non pas la sacralisation d’un morale ou d’un ordre naturel. C’est le croisement entre liberté et maîtrise.

Marina Zuccon : Dans les paroles publiques des opposants et acteurs religieux, on n’a jamais entendu une prise de position qui partait de leur conviction religieuse, ni les Églises évangéliques, ni les consistoires, ni les Églises luthéro-réformées, ni l’Église catholique. Paradoxalement, les seuls à avoir parlé à partir du texte biblique, ce sont les chrétiens qui ont soutenu la proposition de loi. Il y avait là le besoin de déconstruire un discours qui allait de soi, de prendre le contre-pied d’une position qu’on considère majoritaire. S’est développée une conviction qu’il n’y a pas de place dans l’espace public pour exprimer ses convictions religieuses. C’est un signe plutôt négatif, qui doit nous interroger s’il faut désormais prendre position en se désolidarisant des textes.

On a donné l’impression, lors du mariage pour tous, que la loi changerait la nature préexistante. En réalité, on se retrouve devant une conception du droit qui vient après, qui suit, répond à la société, qui n’est finalement pas une sphère autonome de décision des êtres humains, ou très peu concernant la filiation et le mariage. Est-ce ce droit dont on a besoin ? Yan Thomas, un magistrat formé au droit romain, avait une attention toute particulière pour les cas juridiques, loin des grands principes philosophiques. Il notait un point important de son vivant, et c’est ce qui a manqué il y a deux ans : la volonté totale de parler d’une loi, d’un droit qui ne voulait pas prendre en compte la réalité de quelque chose qui se passait.

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