Les filets du diable: à propos de « Vous avez un message » de Nora Ephron
«En limitant nos interactions avec autrui dans les rencontres en ligne à des messages, nous devenons au sens propre comme des anges (ceux qui envoient des messages). Or nous ne sommes pas des anges, nous avons un corps de chair.» Dans cette réflexion à partir du film de Nora Ephron Vous avez un message, Christian Walter montre comment «le moi désincarné d’un site de rencontre en ligne ressuscite la manière cartésienne de concevoir la personne humaine» et inverse la relation entre «intuition corporelle» et «découverte mutuelle».
Texte publié dans Foi&Vie 2022/4.
Au début est la correspondance amoureuse. Les relations épistolaires célèbres abondent, par exemple celle de Boris Pasternak et Marina Tsvetaieva, qui va durer huit ans, de 1922 à 1930 (1). L’édition récente de nombreuses correspondances amoureuses longues (Albert Camus et Maria Casarès, François Mitterrand et Anne Pingeot, Althusser et Bianca, etc.) a fait apparaître l’ampleur de l’exercice épistolaire. L’avènement de l’Internet (le Réseau avec un R majuscule) ne transforme pas fondamentalement cette habitude, si ce n’est que la lettre est transmise par le Réseau et le courrier devient électronique. Mais on continue à s’écrire et à rêver de l’autre, d’un autre, à penser à un autre, à se demander si une attirance existe ou non, ou pourrait exister.
La rencontre amoureuse se fait toujours de deux manières, par hasard ou organisée. Des rencontres de hasard adviennent sur les plateformes conversationnelles en ligne qui existent sur les réseaux dits sociaux et des correspondances naissent à la suite de ces rencontres de hasard numériques (d’où l’italique à rencontres). Parallèlement à ces rencontres de hasard, la recherche active de l’amour par des médiations spécialisées est toujours très active. Le processus de la rencontre amoureuse intermédiée par un courtage matrimonial est ancien, comme le rappelle par exemple la sociologue Marie Bergström (Ined) dans Les nouvelles lois de l’amour (2). Il y a une constance dans l’existence historique de cette manière de chercher le partenaire idéal. Comme pour la correspondance amoureuse, la rencontre amoureuse intermédiée est devenue électronique. Le courtage matrimonial a pris la forme de sites ou d’applications de rencontre en ligne qui ont succédé aux anciennes officines de courtage et les services de rencontre en ligne sont sortis de la marginalité.
On pourrait imaginer qu’un site de rencontre en ligne n’est rien d’autre qu’une agence matrimoniale électronique, ou encore qu’une correspondance amoureuse électronique n’est rien d’autre qu’une version en ligne de la correspondance amoureuse classique. Mais un certain nombre de problèmes sont apparus avec l’usage de la technologie, non anticipés au départ. De très nombreuses études de psychologie et de sociologie consacrées au passage électronique de la recherche de l’amour ou de la relation épistolaire font apparaître des effets imprévus et négatifs de cette technologie. À l’opposé d’un happy end, qui certes existe dans beaucoup de situations, l’usage d’applications de rencontre en ligne peut engendrer cynisme, dépression et solitude. Loin d’avoir trouvé l’amour et le bonheur, beaucoup de ceux qui utilisent les réseaux sociaux dans des contextes de recherche relationnelle en sortent fatigués et désabusés. Que s’est-il passé avec le changement technologique ?
Le film de Nora Ephron Vous avez un message (1998) se situe à la charnière de cette transformation, au moment où la correspondance devient dématérialisée et où apparaissent les premières plateformes de discussion en ligne. Ce film est une seconde version du film d’Ernst Lubitsch sorti en 1940 aux États-Unis, qui relate une correspondance amoureuse classique issue d’une rencontre par petites annonces. Le film de Lubitsch était lui-même issu de la comédie musicale de Miklos Laszlo de 1936, Parfumerie, que Laszlo transformera en scénario pour Lubitsch, et dont l’histoire a ensuite été mise à nouveau en scène en 1949 par Robert Leonard avec Poste restante. L’histoire exemplifie parfaitement la question posée. Joe Fox (Tom Hanks) est héritier d’une riche famille américaine et dirige une chaîne de grands magasins de livres. Il est fiancé avec Patricia, une femme qu’on nous montre au caractère bien trempé. Kathleen Kelly (Meg Ryan) est la propriétaire d’une petite librairie de livres pour enfants «au coin de la rue» (titre du film de Lubitsch The Shop Around the Corner) qui appartenait à sa mère. Elle vit avec Frank qui est écrivain. Joe décide d’implanter «au coin de la rue» un nouveau grand magasin qui, en s’installant près de la librairie de Kathleen, menacera directement son existence économique. Pour Joe, Kathleen devient la victime malheureuse qui ne pourra que disparaître. Pour Kathleen, Joe devient l’ennemi à combattre.
Mais Joe et Kathleen ont une correspondance électronique, ayant fait connaissance en ligne sur une plateforme conversationnelle. «Je suis allée sur le site, juste pour voir. Il était là et on s’est mis à bavarder», dira Kathleen à une amie qui lui demande ce qu’elle fait. Chacun «bavarde» (en fait correspond) avec un interlocuteur qu’il n’a jamais vu, avec des pseudonymes, NY152 pour Joe (car il habite au 152 Riverside Drive) et Shopgirl (la fille de la librairie) pour Kathleen. Vous avez un message présente la manière dont cette correspondance en ligne s’installe en parallèle de la vraie vie de Joe et Kathleen. Après leur journée de travail, ils vont se mettre à leur table pour écrire à l’autre à partir de leur ordinateur. Et, comme tous ceux qui se sont lancés avant eux dans des correspondances, ils vont attendre le passage du facteur qui apportera une lettre de l’autre, si ce n’est que cette fois le facteur sera électronique et apportera la lettre à la vitesse de la lumière. Apparaîtra alors sur l’écran de l’ordinateur la notification «Vous avez du courrier» (traduction libre de «You’ve got a mail»).
Comme l’un et l’autre sont en couple, Kathleen se pose très vite la question de la fidélité. Au cours d’une discussion avec l’une de ses amies a lieu le dialogue suivant:
«– On est infidèle quand on a une relation par mail ?
– Il y a eu rapport sexuel ?
– Non, bien sûr que non !
– Je veux dire cyber-sexuel ?
– Ça n’a rien à voir. On s’envoie des e-mails. Autant dire qu’il n’y a rien».
Un aspect intéressant du film, qui reprend en cela le film de Lubitsch en l’actualisant, est la dissociation qu’il opère entre la perception de la personnalité de Joe et Kathleen l’un par l’autre dans la vraie vie et cette même perception à travers la relation épistolaire électronique. Alors que Joe et Kathleen s’affrontent dans la vraie vie à cause des enjeux commerciaux, NY152 et Shopgirl s’accordent à merveille en ligne et découvrent qu’ils semblent faits l’un pour l’autre. Libérés des cadres sociaux et économiques, ils vont tomber amoureux l’un de l’autre à travers leur correspondance en ligne. Pour attirer les spectateurs, la bande-annonce présente le film en insistant sur cette différence: «Dans la vie, s’ils sont ennemis, sur Internet, ils sont amoureux». Ce qu’illustre également l’affiche du film : sur un fond de décor dans la vraie vie devant lequel Joe et Kathleen discutent, dans le cyberespace, on voit Joe et Kathleen s’embrasser. Comme si la relation épistolaire (ici la rencontre en ligne) permettait un contact direct entre les esprits, comme si l’évacuation du contexte économique et social rendait possible des contacts plus authentiques, plus intimes, entre les personnes, par des mots écrits. Ce que nous suggère Vous avez un message, c’est que ce moi désincarné serait plus vrai que le moi social dans la vraie vie, un moi incarné qui se présente à l’autre à travers l’épaisseur corporelle et sociale. La rencontre en ligne réactualise ainsi les anciennes correspondances amoureuses en aveugle. Le cyberespace aurait simplement accéléré et étendu les possibilités des anciennes correspondances amoureuses. L’idée est la même. L’absence du corps protègerait des méprises de la vie sociale et faciliterait la vraie rencontre intime. Grâce à l’absence du corps, la rencontre en ligne ne serait pas victime des illusions physiques et franchirait les frontières des milieux sociaux, le site de rencontre en ligne devenant alors la place idéale où s’effectuerait un brassage social réel.
Le moi d’un site de rencontre ou d’une plateforme conversationnelle en ligne est ainsi transformé en pur esprit. On retrouve ici, mis en œuvre par la technologie contemporaine, l’ancien dualisme cartésien entre l’esprit et le corps, selon lequel le siège de l’identité est l’esprit. Le moi désincarné d’un site de rencontre en ligne ressuscite la manière cartésienne de concevoir la personne humaine. La suppression des corps physiques de Joe et Kathleen a permis aux esprits NY152 et Shopgirl de se rencontrer. Morale de l’histoire : grâce à la correspondance désincarnée des esprits de Joe et Kathleen dans le cyberespace, les personnes vraies de Joe et Kathleen ont découvert qu’elles s’aimaient ! Et on imagine bien que les corps suivront … Finalement, à la suite de péripéties diverses, ils découvrent qui ils sont et se marient. Joe finira par avouer à Kathleen à la fin du film que, dès leur première rencontre dans la vraie vie, sans savoir qu’elle était celle à qui il écrivait, elle lui avait plu. Et réciproquement, Kathleen dit à Joe qu’elle avait espéré que NY152, ce serait lui !
Les verres de contact: «Pas mon genre !»
Pourtant, contrairement à la conclusion idyllique de Vous avez un message, quelque chose ne fonctionne pas toujours dans le mécanisme du choix rationnel à préférences amoureuses déterminées déployé en correspondances écrites. Il semble que des critères cruciaux ou essentiels à la rencontre, comme la masculinité et la féminité («C’est mon genre d’homme», «C’est mon genre de femme») ne peuvent pas se traiter par l’accumulation d’écrits ou même de photographies. Si l’écrit fait écran, plus dure est la chute ! Ainsi Marina Tsvetaieva et Boris Pasternak, lorsqu’ils se verront enfin en vrai très longtemps après leur correspondance épistolaire enflammée, seront déçus. Douche froide ! La fin brutale de la relation entre Marina Tsvetaieva et Boris Pasternak quand ils se rencontrent enfin en vrai à Paris est un exemple canonique de la fin de ces relations purement épistolaires qui débouchent sur une déception forte. Un phénomène douloureux qui est la conséquence de ce que l’on pourrait qualifier d’illusion épistolaire. Les promesses de l’apparente connaissance sans corps ne sont pas tenues. L’attirance n’est pas au rendez-vous. Précisément, l’échec de la rencontre physique entre Marina Tsvetaieva et Boris Pasternak anticipe les innombrables déceptions des premiers rendez-vous (le premier verre) issus de rencontres en ligne. Utilisons les ressources de la langue française: les verres de contact sont à la fois le premier verre que l’on prend pour un premier contact mais aussi la lentille qui permet de mieux voir l’autre. De ce point de vue, cette lentille ouvre les yeux à la suite des correspondances amoureuses en aveugle et on voit l’autre. Et cela ne fonctionne pas toujours. Il existe une incertitude épistémique radicale sur l’adéquation des personnes par leur corps.
Ce phénomène a été décrit par la sociologue Eva Illouz avec deux exemples qui racontent le premier rendez-vous d’une femme avec un homme rencontré en ligne. Dans le premier exemple (3), Michele est une femme qui travaille dans une grande entreprise:
«Michele: Nous avons correspondu longtemps pendant un moment, puis nous avons décidé de nous rencontrer. Je suis allée dans un café, nous nous sommes serré la main et j’ai su aussitôt que ça ne marcherait pas.
Intervieweuse: Vous l’avez su immédiatement ?
Michele: Oui, immédiatement.
Intervieweuse: Comment l’avez-vous su immédiatement ?
Michele: À cause de sa façon de me serrer la main. Il y avait quelque chose de tellement mou dans sa poignée de main, quelque chose qui ne m’a vraiment pas plu.»
Dans le second exemple (4), Stéphanie est une étudiante de 26 ans:
«Stéphanie: Je l’ai rencontré vraiment très vite après un échange très intense de mails et un appel téléphonique qui fut l’occasion pour moi d’apprécier sa voix. Nous nous sommes rencontrés dans un café, près de la mer, le cadre était parfait, et même si je m’étais préparée à le trouver physiquement moins charmant que sur ses photos, parce que c’est toujours ainsi que les choses se passent, en vérité je l’ai trouvé aussi beau que sur ses photos. Cela débuta donc très bien, mais c’est si étrange: au cours de la soirée, qui dura deux heures et demie, je sentis que je n’accrochais pas. Il n’y avait réellement rien de différent entre celui que j’avais devant moi et le garçon que j’avais rencontré sur le site: il paraissait avoir le même sens de l’humour, il avait les mêmes références, il était intelligent, beau garçon, mais je n’accrochais pas.
Intervieweuse: Pouvez-vous dire pourquoi ?
Stéphanie: Eh bien, je déteste dire ceci mais… peut-être était-il trop doux ? Il y avait quelque chose dans sa douceur qui était trop doux (rires), comme s’il avait été un peu trop empressé de plaire, ou peut-être… je ne sais pas. J’aime la douceur, mais il faut qu’elle soit mélangée avec un peu de rudesse. Autrement, il manque quelque chose de masculin – vous comprenez ce que je veux dire ?»
Ces deux exemples font apparaître quelque chose de très important, qui met en évidence le problème central posé par la recherche de la réduction de l’incertitude épistémique au moyen d’échanges écrits ou même vocaux, et de photos: l’attirance due à la recherche de la masculinité (de la féminité) chez une femme (chez un homme) n’est pas accessible par les échanges écrits ou les photos. Même si tout semble correspondre dans la liste des conditions (critères et attributs) qui sont supposées permettre à la rencontre de bien aboutir, les deux femmes expliquent qu’elles n’ont pas «accroché» car leur interlocuteur manquait de ce qui pour elles représentait la «masculinité».
Les critères de masculinité ou de féminité sont évidemment variables et dépendent vraisemblablement de chaque personne selon des contextes culturels ou familiaux différents. Mais le point déterminant ici est la constatation que les échanges écrits et les photos ne peuvent pas atteindre ces critères. Pourquoi ? Parce que les critères de masculinité et de féminité («il / elle me plaît») ne peuvent être saisis que visuellement de manière immédiate par les corps eux-mêmes. On peut cependant éliminer visuellement certains types d’hommes ou de femmes par les photographies après un premier échange écrit, images qui stoppent alors la phase écrite de la préparation, avec l’argument curieux de «Vous n’êtes pas mon genre d’homme / de femme» (il aurait dans ce cas été plus rapide de vérifier ce genre tout de suite sans perdre du temps dans des échanges écrits). Il est absolument impossible à une correspondance dite amoureuse en ligne (des échanges écrits par messagerie) même complétée par des photos ou la voix, de parvenir à saisir ce que seuls les corps en présence disent sans parole. Dans Vous avez un message, si Joe et Kathleen vont finalement vivre ensemble, c’est parce que, au début, ils se sont tout de suite plu (sans savoir qui ils étaient socialement). Leur intuition corporelle a précédé leur découverte mutuelle.
L’acte de perception serait-il impossible à décomposer en éléments partiels comme le font les critères atomisants dans la rencontre en ligne ? La théorie de la forme (Gestalt) introduite par le philosophe autrichien Christian von Ehrenfels (1859-1932) en 1890 permet d’interpréter ce qui se joue dans la rencontre physique et que ne peut résoudre la rencontre en ligne. Selon cette théorie, dans l’acte de perception, nous ne faisons pas que juxtaposer une foule de détails, mais nous percevons des formes globales. Lorsqu’on se rappelle une mélodie, on se souvient d’une structure globale de musique et non d’une suite successive de notes prises isolément. La mélodie est davantage que la somme des notes. Selon la théorie de la forme, le tout est supérieur à la somme des parties et ne peut être appréhendé par cette somme de parties. Une illustration presque parfaite de cette théorie est donnée par la réplique que Frank (Gary Cooper) fait à Ariane (Audrey Hepburn) dans le film Ariane (1957) de Billy Wilder: Ariane dit à Frank qu’elle est trop maigre, qu’elle a le cou trop long et de trop grandes oreilles, ce à quoi il répond: «C’est possible mais ça forme un tout qui me plaît».
Appliquons cette théorie au problème soulevé par la rencontre en ligne. Selon la théorie de la forme, et en fonction de ses propres critères culturels, on ne peut identifier la masculinité et la féminité qui vont plaire que globalement, dans le jeu des gestes et attitudes corporelles, quand on voit réellement la personne. Cela peut être un mouvement de main, une inclination de la tête, un regard, qui agissent dans un sens ou dans l’autre, etc. Soit Joe et Kathleen quand ils se voient, en ne sachant pas qui ils sont. Ce type de perception globale est totalement inaccessible à un savoir qui repose sur l’addition ou la juxtaposition d’éléments partiels de la personnalité, atomisés dans la fabrication des profils et dans des interminables correspondances amoureuses qui s’épuisent en conjectures sur l’autre pour tenter d’y voir plus clair: va-t-il nous plaire ou non ? Marina Tsvetaieva était séduite par Boris Pasternak … jusqu’à ce qu’elle le voie ! La masculinité (la féminité) excède la somme des caractéristiques masculines (féminines) des profils des sites de rencontre en ligne. Pour le dire autrement, la masculinité et la féminité «sont identifiées visuellement et ne peuvent être traitées par des mots» (5). Ceci explique pourquoi, suivant la déception de Marina Tsvetaieva devant Boris Pasternak, Michele et Stéphanie sont à leur tour déçues par leur rencontre en vrai. La réduction de l’incertitude épistémique au moyen des écrits, ou même des photos, sur une rencontre en ligne, n’aboutit pas. Il reste une incertitude épistémique radicale due au corps qui ne se résout qu’au moment de la vraie rencontre.
On peut déplacer les réflexions précédentes dans le champ littéraire en lisant dans cette perspective le roman Paradis conjugal d’Alice Ferney (6). Ce roman, qui décrit un enfer conjugal, se termine par un chapitre sur le corps intitulé Le corps aime (chapitre 45). Dans ce très beau chapitre, Alice Ferney nous amène à considérer que «précédant la conscience, le corps avance en tête et sait mieux que nous» (p.343). Elle précise que «notre corps veut avant nous (…), devance ce que notre cœur réclamera à la vie. Et c’est ainsi depuis la naissance. (…) Le corps découvre en premier (…). On croit penser, on néglige l’intelligence de la chair». Notre idée ici est de considérer que c’est parce que nous oublions l’intelligence de la chair que nous devenons des «imbéciles hyperrationnels» (Les sentiments du capitalisme, p.201).
Nous ne sommes pas des anges: l’intelligence du corps
Dans les processus d’approche de l’autre par la rencontre en ligne, il y a une prédominance donnée à l’esprit sur le corps, par les mots, des messages, une correspondance écrite. Mais cette prédominance des mots, outre qu’elle est très coûteuse en temps (on met plusieurs heures à écrire ce qui pourrait être dit en quelques minutes et saisi par le corps en quelques secondes), manque radicalement son objet, voire représente un obstacle à son atteinte corporelle. L’excès des correspondances chronophages peut même amener à ne pas pouvoir faire de vraie rencontre.
Dans Entretiens nocturnes sur la théorie des jeux, la poésie et le ‘nihilisme’ chrétien (7), le philosophe Bertrand Saint-Sernin rappelle que la démarche de la rencontre, avec son incertitude inhérente à l’énigme qu’est l’autre, nécessite du courage selon la définition que Socrate donne du courage : descendre dans le puits sans savoir d’avance comment en sortir. Saint-Sernin voit dans cette formulation l’expression par essence de l’action humaine : une randonnée conduite par un individu à ses risques et périls. L’action est ce qui répond (et la seule réponse) à l’indécidable. Tandis que la démarche de la rencontre en ligne tend au contraire à vouloir réduire cette incertitude en augmentant la quantité d’information relative à l’autre (les critères des profils et les correspondances écrites). Cette tentative est extrêmement coûteuse en temps car l’augmentation des informations recherchées croît démesurément à mesure qu’on cherche à cerner l’indécidable. Face à l’incertitude, il est possible qu’on ne puisse pas savoir ce que l’on préfère avant de l’avoir choisi. Le cadre structurant des préférences prédéterminées de la théorie du choix rationnel ne s’applique pas face à l’incertitude. Il faut se jeter à l’eau, et cette démarche ne peut être remplacée par les messages écrits, qui constituent une forme d’illusion épistolaire dans la résolution du problème de l’incertitude.
Rappelons que le mot grec d’où vient le français message est le mot ange. En limitant nos interactions avec autrui dans les rencontres en ligne à des messages, nous devenons au sens propre comme des anges (ceux qui envoient des messages). Or nous ne sommes pas des anges, nous avons un corps de chair. Croire que nous pouvons communiquer avec autrui sans ce corps de chair est-il sans danger ? L’absence de corps crée un phénomène très particulier dont la dangerosité commence à être étudiée aujourd’hui, l’inversion dans le temps entre le moment de l’imagination et celui de la rencontre. Quand l’imagination amoureuse dans la rencontre classique se fonde sur une impression globale surgie au moment de la première rencontre (la surprise épistémique), l’imagination amoureuse développée par la technologie des rencontres en ligne inverse le processus. Dans la rencontre en ligne, l’imagination ne repose pas sur l’expérience passée d’une rencontre qui a physiquement existé mais sur l’expérience à venir d’une rencontre qui n’a pas encore eu lieu et qui se cherche à partir d’informations purement écrites, éventuellement complétées par des photographies ou des vidéos. L’imagination traditionnelle s’alimentait sur un passé connu tandis que l’imagination produite par la rencontre en ligne est nourrie par un futur inconnu. L’imagination amoureuse traditionnelle est rétrospective, tandis que l’imagination amoureuse en ligne est prospective. Alors que dans la rencontre en vrai, l’attirance précède la connaissance (mais on peut ensuite être déçu), dans la rencontre en ligne, la connaissance précède l’attirance (qui pourra ne pas avoir lieu). C’est le monde à l’envers ! Et ceci explique le danger possible lié à l’usage systématique des sites et plateformes conversationnelles, relevé par des nombreux travaux de psychologie et de sociologie. Dissocier une attente désincarnée d’un réel incarné peut être chez l’être humain une source de pathologie qui peut devenir profonde à mesure que se développe l’utilisation de plus en plus forte de la rencontre en ligne. Plus nous cherchons à être comme des anges (connectés), et plus nous nous sentons seuls. D’où une consommation massive aujourd’hui d’antidépresseurs.
L’activité fantasmatique (au sens large) qui naît de la lecture des profils et des correspondances en ligne est de nature à transformer notre rapport au monde en créant progressivement des attentes sans fondement physique, sans qu’une intuition corporelle étaye ces attentes. L’infraction répétée aux attentes déjoue l’espérance et, lorsqu’elle se produit très régulièrement, fait naître une désillusion voire un cynisme. Alors que, dans la vision romantique, l’amour est une épiphanie inattendue, la pratique de la rencontre en ligne transforme l’amour en résultat laborieux d’un travail rationnel. Selon l’hypothèse des Sentiments du capitalisme, c’est ici la faille centrale des sites de rencontre en ligne. Le phénomène de fatigue et de désillusion produit par l’usage répété et déçu des rencontres en ligne pourrait résulter d’un phénomène connu en psychanalyse et appelé le clivage interne de la personnalité, une sorte de division intérieure de la personne qui produit précisément ce qu’on observe dans beaucoup de cas : une forme de cynisme. Évidemment, ce risque n’est pas inéluctable et, comme on l’a dit, de belles histoires existent aussi à la suite de rencontres en ligne. Mais ce danger existe.
Peut-on alors aller plus loin et suggérer un rapprochement avec une notion religieuse souvent mal comprise ? Rappelons que, d’un point de vue étymologique, le mot grec dia-bolos veut dire diabole, qui divise, qui désunit, au contraire du mot grec sun-bolos, qui veut dire symbole, qui réunit. On pourrait donc qualifier de diabolique au sens technique étymologique du mot le danger du phénomène analysé en profondeur par Eva Illouz. En traduisant aussi en français le mot anglais net, qui veut dire filet, le Web, qui veut dire toile, on fait apparaître Internet ou la toile comme un filet dans lequel on peut être emprisonné si l’hypothèse d’Eva Illouz tient. Dans ce cas, il devient alors possible de qualifier le danger mis en évidence (le principe de clivage du moi) comme un effet dû aux… filets du diable (Psaume 91,3) ! Et comme le savent tous les bons biblistes, le diable est toujours en embuscade, ce qui veut dire que ce n’est pas parce que le danger est là qu’il faut tomber dedans, mais seulement qu’il faut être prudent… dans la toile. Ceci sans qu’il soit nécessaire de loger une quelconque métaphysique du mal derrière ces mots.
Une bonne nouvelle, en quelque sorte.
Christian Walter est chercheur au Centre de philosophie contemporaine de la Sorbonne.
Illustration: extrait de la bande-annonce de You’ve Got Mail (Vous avez un message).
(1) Marina Tsvetaeva/Boris Pasternak, Correspondance 1922-1936, traduction d’Éveline Amoursky et Luba Jurgenson, Éditions des Syrtes, 2005.
(2) Les nouvelles lois de l’amour. Sexualité, couple et rencontres au temps du numérique, La Découverte (Sciences humaines), 2019.
(3) Eva Illouz, Les sentiments du capitalisme, Seuil (Sciences humaines), 2006, p.175.
(4) Eva Illouz, Pourquoi l’amour fait mal, L’expérience amoureuse dans la modernité, traduction de Frédéric Joly, Seuil (La couleur des idées), 2012, pp.359-360.
(5) Les sentiments du capitalisme, op.cit., traduction modifiée, p.360.
(6) Albin Michel 2008 (Babel 2010).
(7) Le Cri (in’hui, hors-série), 1997.