Le service public, enjeu démocratique
En réponse à un texte publié sur le Forum appelant à remplacer la notion de service public par celle de service au public, Vincent Wahl part de ses points d’accord (oui, il y a des abus et oui, c’est notre bien commun) pour exposer ensuite son désaccord avec une conception où «ce qui compte, c’est de faire le bonheur de la majorité (et non pas de tous), ce qui se traduit par une sorte d’équivalence entre la capacité à trouver son marché et être au service du public» et «où l’intérêt général ne serait pas différent d’une somme de satisfactions individuelles». Un article qui se veut une défense d’un service public mis en cause, affaibli, mais plus que jamais indispensable.
Le texte qui suit est une réaction à l’article intitulé ‘Intérêt général et service public’ publié par le Forum protestant le 16 avril 2021. Dans ce texte, l’auteur considère que les administrations, comme les entreprises, s’efforcent également de répondre aux besoin des consommateurs, sous peine de disparaitre, et que qualifier certains services de publics, les distinguer au nom d’un intérêt général dont ils seraient les représentants privilégiés, revient à leur donner un satisfecit a priori, à faire l’impasse sur la nécessaire confrontation avec la satisfaction des consommateurs citoyens. Au nom de la lutte contre la confusion, et contre l’inversion de la fin et des moyens, il préconise d’utiliser plutôt le terme de service au public ou à la population. L’adjonction de ce petit article, loin d’être indifférente, mérite qu’on s’y arrête, de même que la conclusion, en forme d’exhortation à chaque membre des administrations. Celui-ci, indique l’auteur de manière un brin infantilisante et culpabilisatrice, devrait garder constamment sous les yeux un rappel de sa responsabilité de satisfaire le public et lui faciliter la vie. Peut-être quelques autres rappels sont-ils nécessaires, d’évidence estimeront certains? Cela ira quand même mieux en les disant.
Quelques points d’accord …
1. Si le texte se limitait à développer sa thèse principale, à savoir que toute entreprise, association ou organisme public a la responsabilité de la qualité des services qu’il rend, telle qu’elle est perçue par ses clients, usagers, etc., on pourrait être d’accord avec lui.
2. On peut aussi donner raison à l’auteur sur les deux points suivants:
En premier lieu, oui, il y a parfois, dans les administrations de l’État, des collectivités, dans les établissements publics, tous les services publics en somme, une propension à imposer un pouvoir, à prétendre mieux savoir que les bénéficiaires ce qui est bon pour eux. L’évolution, depuis une quarantaine d’années va sans doute dans le bon sens, mais qui n’a pas subi des décisions arbitraires ou des attitudes arrogantes? Qui n’a pas eu le sentiment que certains responsables administratifs se considéraient comme propriétaires de l’entité qu’ils dirigeaient? Qui n’a pas rencontré l’indifférence, l’absence de tout effort pour expliquer, orienter, faciliter? En ce sens – et pas seulement – le service public est semper reformanda, et il est légitime de le questionner. Il faut cependant rappeler dès maintenant que dans les grandes entreprises de service – banques, télécommunications, énergie, transport, etc., cette propension à la domination existe aussi. Question de rapport de forces, de déséquilibre dans le pouvoir de négociation sans doute, autant que dans la nature, publique ou privée, des organisations.
En deuxième lieu, oui, le service public et même la fonction publique sont notre bien commun, nous devons nous y intéresser, et nous sommes, théoriquement au moins, co-responsables du contrôle de son fonctionnement et de sa réforme. Mais nous savons aussi que depuis au moins la dernière décennie du 20e siècle, le beau mot de réforme a été confisqué par une approche exclusivement libérale, qui part du principe que l’État est toujours trop gros et que sa réforme s’identifie avec une trajectoire d’économies budgétaires sans fin. Celles-ci sont aussi à l’œuvre d’ailleurs dans les entreprises publiques ou privées de service que nous citions à l’instant, dont le fonctionnement s’uniformise autour d’un modèle privé et, là aussi, on rencontre de plus en plus l’indifférence vis à vis de l’usager, dont l’emblème est sans doute l’anonymat des plateformes numériques qui, outre le jeu de pistes qu’elles exigent de lui, lui demandent aussi toujours plus de travail, en formulaires, en scans et téléchargements multiples.
… et beaucoup de points de divergence
3. Mais l’article ‘Intérêt général et service public’ progresse par glissements successifs qui lui permettent, discrètement, de faire avancer des thèses sous-jacentes, auxquelles il est fait allusion comme à des évidences, ou dont la démonstration laisse à désirer. Plusieurs types d’arguments sont au service de ces démonstrations insuffisantes.
C’est ainsi que l’auteur met en avant des exemples partiels voire caricaturaux, par exemple sur la santé. La coordination de la lutte contre la pandémie est ainsi mise en cause, or celle-ci est avant tout de la responsabilité des dirigeants politiques, ou d’une administration de tutelle dans laquelle la culture du cost-killing semble avoir chassé celle de l’optimisation des besoins. Et pourtant, il tourne, le système de santé, et nous savons que s’il en est encore capable, c’est grâce à des actes de zèle et de dévouement constants de tous, soignants ou non.
L’auteur manie aussi des affirmations qui restent à prouver, comme à propos du logement, notamment social: imputer le déficit de construction à l’empilement des réglementations est un argument facile. Reste à le démontrer, de même que l’affirmation selon laquelle il n’y aurait qu’à libérer le secteur pour que le problème soit réglé en quelques mois! Par ailleurs, je suis surpris de l’affirmation selon laquelle le secteur privé se serait désengagé du logement social. Je crois avoir lu au contraire qu’il n’en est rien, et que ce serait même un secteur particulièrement profitable.
L’auteur amalgame des concepts différents, comme dans l’assimilation discutable entre les services non marchands en général et les services publics, au sens de services qui sont rendus par l’État ou les collectivités territoriales. Ces services non marchands sont d’ailleurs essentiellement dépendants, aussi, de financements publics. La réalité des financements est absente de l’article, qui adopte un point de vue principalement moralisateur.
Enfin, il désigne comme adversaires actuels des idées ou des acteurs vaincus depuis longtemps. On sait quel est l’état du syndicalisme en France, piètre épouvantail, et s’il est soutenu, c’est bien qu’il est un interlocuteur indispensable aux entreprises ou à l’État. Et s’il y a sans doute quelques profiteurs, des rentes de situation (combien de l’autre côté?), combien aussi parmi les militants et permanents syndicaux de personnes qui prennent sur elles pour tenir le coup dans le combat contre la désespérance, prises en tenaille entre le patronat et les technostructures d’une part, des collègues parfois aussi exigeants que passifs d’autre part. Des citoyens consommateurs, en effet, et un ferment de dissolution bien plus puissant que le syndicalisme, qui fait ce qu’il peut et ce qu’on lui laisse faire.
Quant à l’évaluation, cela fait une trentaine d’années qu’elle infuse dans les fonctions publiques, dans lesquelles elle est le cheval de Troie du New Public Management, le nouveau management public, vision libérale du service public. C’en est devenu aujourd’hui la culture hégémonique, contrairement à ce que laisse entendre l’auteur, et il faudrait faire la liste des rigidités et déports de responsabilité que la LOLF, notre constitution financière, à travers notamment la règle du plafond d’emplois, impose à l’économie française. Elle freine par exemple la possibilité pour les organismes de recherche de prendre en compte de nouveaux thèmes, ce qui est particulièrement grave en ce moment avec la pandémie, le changement climatique, la marée montante des plastiques…
Derrière ces différents arguments rhétoriques ou glissements de sens, les thèses principales que fait avancer l’article paraissent les suivantes: public ou privé, ce serait la même chose, et les membres du service public seraient les principaux responsables de la dégradation de celui-ci…
Utilitarisme et droit des plus faibles
4. Au-delà d’un préjugé actif contre l’État et le collectif, et si l’on en retient le meilleur, le fond de la philosophie de l’auteur semble à classer du côté de l’utilitarisme (en référence au courant de pensée illustré notamment par Jeremy Bentham). Dans cette approche, ce qui compte, c’est de faire le bonheur de la majorité (et non pas de tous), ce qui se traduit par une sorte d’équivalence entre la capacité à trouver son marché et être au service du public. Une approche (et c’est une autre de ces évidences que l’auteur semble chercher à faire avancer) où l’intérêt général ne serait pas différent d’une somme de satisfactions individuelles.
Avec ce type de raisonnement, on mettrait sur le même plan le représentant en voitures de luxe, le gestionnaire de grandes fortunes, le gérant de gated communities d’une part, – dont la capacité à exister sur leur marché est démontrée –, et les services à vocation universelle comme la santé, l’éducation, la solidarité, la lutte contre le changement climatique, etc.! L’utilitarisme se heurte au droit des minorités et, plus largement, à une vision plus communautaire, plus systémique de la société dans laquelle le bien-être des plus faibles serait un indicateur de la santé globale du corps social. Rappelons aussi (pour éviter les manichéismes) que l’un des principaux critiques de l’utilitarisme est John Rawls, auteur de la Théorie de la justice, qui n’est pas spécialement un bolchévique.
5. Il est sain de s’interroger sur la capacité de tout service, public ou privé, à remplir sa mission, mais les critères d’évaluation ne peuvent être les mêmes! Même en économie sociale et solidaire, et à plus forte raison en économie capitaliste, l’efficacité économique et la capacité à rémunérer au moins certains facteurs de production sont des conditions de survie. Le mesure de la rentabilité à l’échelle du centre de profit, si l’on adopte pour un instant la terminologie de la gestion des entreprises, introduit une logique délétère dans les services publics, dont la logique est différente.
C’est ainsi que l’hôpital public, qui s’occupe de toutes les pathologies, notamment les plus lourdes, qui soigne tous les publics, ne peut-être mis en comparaison voire en concurrence sans précautions de méthode, avec des cliniques privées, libres de cibler leur action sur un éventail de pathologies plus restreintes, et parfois… plus rentables. Si l’on oublie la différence des missions et des contraintes, la comparaison sera sans doute systématiquement en défaveur du paquebot qu’est le grand hôpital généraliste. Il ne s’agit pas de jeter à l’inverse le discrédit sur les cliniques privées, qui relèvent des services non marchands que nous citions plus haut, et que le financement par la Sécurité sociale (cf. le beau film La Sociale de Gilles Perret pour les mémoires défaillantes!) fait participer au service de l’intérêt général, nous voulions seulement mettre en garde contre les méthodes d’évaluation tendancieuses.
De même, la comparaison entre l’Éducation nationale, grosse machine qui doit prendre en charge tous les publics et certains systèmes d’enseignement privés peut parfois faire paraitre au détriment de la première. Les exemples peuvent ainsi se multiplier, ils dépasseront largement celui de la comparaison public privé. L’ubérisation de ces dix dernières années peut nous aider en effet à comprendre qu’un service non réglementé, sans garanties sociales, produira des serviteurs toujours plus soumis, plus attentifs et plus polis, contraints à multiplier les heures mal payées en restant en dessous du seuil de pauvreté. Dérégulation, ubérisation, précarisation: sont-ce là les solutions que nous voulons au détournement des idéaux du service public ou à l’arrogance des petits chefs?
Défendre le service public par le contrôle démocratique
6. Mais, au-delà même des services publics, le service de l’intérêt général n’a pas que des handicaps, il a aussi des atouts et, contrairement à ce que laissent entendre les injonctions méprisantes de l’auteur, ils résident avant tout dans des femmes et des hommes, dévoués et chercheurs de sens. Dans les périodes de crise, tous ceux qui font fonctionner les systèmes de soin, tous au service de l’intérêt général, les soignants comme les autres, n’ont tenu collectivement qu’au prix d’un zèle constant – pour se retrouver bien seuls avec des revendications de moyens légitimes et responsables à chaque amélioration de la situation.
C’est plus généralement un fait avéré que sans la capacité des fonctionnaires à travailler plus qu’on ne leur demande, le service public, même en temps ordinaire, ne pourrait tenir. L’absurdité ou le caractère contradictoire de certains règlements ne peuvent être d’ailleurs surmontés que parce qu’un fonctionnaire va donner une indication, voire prendre sur soi d’interpréter pour en sortir. Malheureusement, ce type de comportement fondé sur la conscience d’être plus qu’un rouage anonyme est de plus en plus dénié par les procédures, la rationalisation des tâches et le compartimentage des fiches de poste qu’introduit l’idéologie de l’évaluation, et par l’indifférence consumériste.
Et que ferons nous quand nous n’aurons plus face à nous que des logiciels ou des machines? Qui n’a éprouvé un sentiment de solitude devant un portillon automatique bloqué, dans une station de métro vidée de ses employés? Ou devant un formulaire électronique, une procédure censée nous procurer notre certificat de vaccination au format européen en deux minutes… prolongées le temps de s’y retrouver dans un maquis non balisé? Le film Moi, Daniel Blake montre jusqu’où peut aller la déshumanisation qui s’ensuit. Et l’auteur de ces lignes se souvient aussi des humbles fonctionnaires de préfecture qui, sous l’occupation, ont falsifié des papiers d’identité pour permettre à son père et à ses propres parents d’échapper à l’arbitraire.
Mais si les moyens n’expliquent pas tout, la question de ceux-ci doit être posée. Après plus de vingt ans de réduction en continu (c’est bien de dégradation des capacités du service public – comme du secteur associatif – qu’il s’agit), on peut se demander si sur certains points, on n’a pas atteint l’irréversible, par exemple, de manière très contrastée, dans les transports ferroviaires ou l’éducation populaire. Qui fera l’évaluation de ces politiques?
7. Si l’on combine évaluation par la satisfaction des clients et affaiblissement des moyens, on met en œuvre une logique implacable. Comme l’explique le sociologue Wolfgang Streeck, il y a une dynamique d’auto-renforcement de la politique néolibérale: face à des services publics dont la qualité est dégradée, les citoyens se détournent de l’État et sont de plus en plus réticents à payer leurs impôts, ce qui appelle de nouvelles réductions de dépenses pour contenir les déficits.
8. Il faut défendre l’intérêt général, comme la spécificité du service public, mais aussi celle des services non marchands d’initiative privée. Dans ces domaines où le marché ne peut, comme on l’a vu, jouer un rôle régulateur, il faut renforcer le contrôle démocratique. C’est aussi comme cela qu’on défendra le service public contre l’appropriation par ses agents eux-mêmes, qu’on pourra laisser une place à l’initiative citoyenne, qu’on pourra demander aux Services de tenir compte des besoins et même des sentiments des usagers: on sait par exemple le rôle des associations de malades pour faire progresser la qualité des soins, mais aussi, la qualité de l’annonce des diagnostics par exemple. Au-delà, c’est à la notion de bien commun qu’il faut réfléchir, ainsi qu’à la manière de faire progresser la démocratie participative à tous les niveaux. La parole partagée sera toujours plus riche que l’expression, très binaire, via l’achat ou le refus d’achat!
Illustration: l’hôpital Henri-Mondor à Créteil (photo Sam67fr, CC BY-SA 3.0).