La dette, la mémoire, le sacrifice - Forum protestant

La dette, la mémoire, le sacrifice

«Faire de la Dette une question aussi importante que le climat» (Michel Pébereau, 2005): pour Vincent Wahl, qui a publié cette réflexion la veille de la chute du gouvernement Bayrou, l’ancien premier ministre en avait fait une question plus importante alors que «les mesures que réclame le problème de la Dette, comme celles qu’exige le changement climatique, l’écologie en général, doivent, dans les deux cas, être pesées sur la balance de l’équité».

Texte publié le 7 septembre sur le blog de Vincent Wahl.

 

 

 

Quoi qu’il arrive le 8 septembre, il serait bon de nous souvenir des jours précédents, quand la rhétorique du Sieur Bayrou, Premier ministre de la France, mobilisait ensemble Dette et Sacrifice ! Devant cela, dérouler les volutes des mille et un retours de la Dette, comme récit anxiogène, puissant dissolvant du contrat social.

 

Sacrifice…

A peine nommé premier ministre, François Bayrou faisait savoir que la réduction de la dette nationale ferait partie de ses premières priorités. Huit mois après, ayant présenté un plan «d’économies» sans précédent, après avoir aussi montré par ses actes ou par ses omissions qu’il était peu sensible aux enjeux sociaux, et encore moins écologiques, il dramatise l’enjeu des déficits publics et de la dette, dans une démarche quasi sacrificielle qui pourrait déboucher sur la chute annoncée du gouvernement, le 8 septembre. Après moi, le déluge, dit Bayrou. Non pour signifier qu’il s’en fiche… mais que si son avertissement sur la dette n’est pas entendu, il se lave les mains du reste. Rien d’autre n’est grave, rien ne sera plus grave… À vous, mauvaise troupe, de vous mettre en route, buter sur les pierres aigües du chemin, vous repentir…

 

Ça tourne en rond…

Depuis plus de trente ans, les déficits et la dette qui contribue tant bien que mal à les combler, reviennent périodiquement sur le devant de la scène. Quoi d’étonnant ? La mondialisation financière et économique exerce une pression toujours plus forte sur les politiques publiques, notamment sociales et écologiques. La mutualisation par l’impôt qui l’a longtemps financée est en ligne de mire. On baisse les impôts, on soutient les entreprises pour essayer de résister au dumping social et écologique de la mondialisation… on s’endette. Mais pour pouvoir s’endetter, il faut donner des gages aux marchés des capitaux, et aux agences de notation qui sont, en quelque sorte, leurs porte-paroles, et qui veulent qu’on rabote les politiques sociales… La question de diminuer la dette fait partie de cette boucle récursive: il s’agit d’avoir moins d’emprunts en cours pour mieux et davantage emprunter… Il faut noter au passage que les catégories sociales qui bénéficient le plus des réductions d’impôt sont aussi celles qui souscrivent aux émissions des dettes publiques… double bénéfice…

 

Que d’histoires…

Elle a une longue histoire, la dette, et de nombreux visages. Elle est celle qu’on promeut ou qu’on vilipende. Elle est un des ressorts les plus puissants pour tenir les individus. Elle est aussi la forme la plus courante, la plus répandue, de la monnaie, ayant supplanté les espèces depuis longtemps. Il y a celle des individus ou des familles, il y a celle des États, avec de fausses analogies, toujours actives, entre l’une et l’autre. Un des derniers avatars de celles-ci, ce mot du président Macron, à la une du JDD du 24 août: «Après avoir beaucoup dépensé, il faut économiser». Il y a là un nous implicite dans lequel nous sommes tous confondus: en d’autres termes, quand nous aurons largement soutenu certaines entreprises par des baisses fiscales, de cotisations sociales, etc., ce sera à nous de nous serrer la ceinture, nous les chômeurs à travers une indemnisation plus chiche, nous les malades en acceptant d’être moins bien soignés ou de payer plus pour les mêmes soins (sommes-nous tous égaux devant cette perspective ?), nous les infirmières et aides-soignantes, nous les médecins, en travaillant encore plus jusqu’au burn-out, nous les élèves et professeurs de l’enseignement public, nous les habitants, qui pâtissons de plus en plus de l’insuffisance des politiques climatiques, etc.

 

Cabotins, baratins, t’en souviens-tu ?

C’est là que nous devrions nous souvenir, pour résister. Les arguments, les images changent. Ça a été l’appel à se mettre à la place des générations futures. Ça a été le rapport Pébereau, en 2005, autre épisode de dramatisation et de culpabilisation. Ça a été les Portugais, les Grecs désespérés jusqu’à l’exil ou au suicide, montrés du doigt, leur pays mis en coupe réglée. Tous ces avatars de la culpabilisation, des appels au courage collectif, etc., correspondent tous à un même ressort: masquer les déplacements de curseur entre les intérêts des rentiers… et de tous les autres (à travers le rôle social et écologique de l’État, et la place respective, dans son financement, de l’impôt et de l’emprunt), ou pire encore, nier l’existence du curseur… Curseur à ajuster, compromis… impossible ? TINA, me voici, susurre Bayrou sur son bûcher ! There Is No Alternative alors qu’il avait promis justement, de redonner sa place à la discussion et au compromis (et j’y ai cru un peu avant de voir resurgir le spectre du discours sur la Dette). Nous souvenir de la Dette, opposer à l’aria funeste du sacrifice, la ritournelle des mille éclats de ses avatars. Des interprétations, comme, par exemple, celles de David Graeber (La dette: 5000 ans d’histoire (1)), de Wolfgang Streeck (Du temps acheté, recensé par Nicolas Delalande (2)) , de Peter Sloterdijk, de Benjamin Lemoine (3), et de bien d’autres. Des histoires de ses héros et anti-héros, comme Jean Calvin, Jérôme Kerviel, Michel Pébereau, Paul-Loup Sulitzer, Yanis Varouflakis, lady Maggie Thatcher, les petits dealers de Cleveland, etc. Participer à les sauver tous de l’oubli. Voilà l’un des projets de mon livre Par où Or (ne) ment (4), sous la forme ludique, poétique, rigoureuse, qui nous donnera des armes, qui nous fera du bien !

 

Le marc des comptes, l’équilibre du café

Car enfin, sérieusement, notre avenir est-il tout entier dans l’équilibre des comptes ? Rappelons-nous, entre autres fantômes: juin 2024, des émeutes dues à des jeunes, des très jeunes venant des banlieues désolent la France. Nahel a été tué par un policier. La colère des relégués explose. Des écoles, des bibliothèques, fragiles passerelles vers l’inclusion, sont incendiées par les manifestants. Six mois après, le 25 janvier 2024, on annonce la suppression de 5000 emplois d’adultes-relai – nouvel épisode du démantèlement des politiques de la Ville…

Juin-août 2025: deux canicules particulièrement sévères, accompagnées d’incendies terribles, jettent, une fois de plus, une lumière effrayante sur ce qui attend désormais été après été notre douce France, bien tempérée. Avions-nous d’ailleurs déjà oublié les récentes inondations catastrophiques dans le Pas-de-Calais ? À la frontière de la Belgique et de l’Allemagne ? À Valence en Espagne ? Et le méga-feu de Los Angeles en début d’année ? En 2023 au Canada, c’est 15 millions d’hectares de forêts (plus du quart de la superficie de la France métropolitaine) qui ont brûlé, contre 2,5 millions en année normale, libérant autant de CO2 dans l’atmosphère que l’Inde en un an. Le chroniqueur politique de France Culture, Jean Leymarie, le 29 août (5), s’inquiète de la rapidité avec laquelle les politiques oublient ces coups de semonce: «Deux vagues de chaleur, des incendies ravageurs… La crise politique peut-elle effacer la crise climatique ?».

Le journaliste renvoie notamment à une interview de la climatologue Valérie Masson-Delmotte , dans le journal Le Monde du 25 aout 2025, intitulé: «Sur le climat, le danger vient aussi d’un déni collectif» (6). Je me permets de recommander cette triste et passionnante interview, qui répond à un article en double page: L’été caniculaire peut il relancer la transition écologique (Il parait que ça bouge un tantinet, il y aurait même (un tout petit peu) de tirage dans le bloc central !) ? Valérie Masson-Delmotte regrette notamment que «la population ne se demande pas à quoi ressembleront les canicules», dans «une France réchauffée de 4 degrés à la fin du siècle». «Après chaque vague de chaleur, on passe à autre chose. Cela construit une forme d’indifférence très préoccupante.» Du côté des politiques, «déni de la nécessité d’agir sur les causes», alors que «le rythme de baisse des émissions a fortement ralenti depuis 2023»… et «financements insuffisants»… (nous y voilà !)

Après les inondations du Pas-de-Calais, la figure bien commode du bouc émissaire a trouvé dans la figure du bobo-écologiste une nouvelle incarnation après l’immigré, le musulman, le juif, le protestant, etc. L’épouvantail de la dette joue le même rôle de diversion.

Jean Leymarie, dans sa chronique, propose de comparer la priorité absolue que François Bayrou, accorde à la dette, pour le bien des « futures générations, pour les jeunes», «qui vont traîner le poids de la dette, pendant des décennies» à son silence sur le climat. «Est-ce moins important ? Est-ce qu’il n’y a pas une petite question d’avenir, là aussi ? De conditions de vie ? François Bayrou en parle à peine.»

On retrouve chez ce François-là, inversée, l’intuition de Michel Pébereau, en 2005: «faire de la Dette une question aussi importante que le climat». Mais Bayrou fait bien mieux, ou plutôt pire, puisque cela devient manifestement moins important. Et sans plus d’excuses désormais, puisque dans les vingt années écoulées, on a pu voir très concrètement ce qui se passait, projeter ce qui allait se passer. La posture sacrificielle du Premier ministre est un piège pour nos consciences, un trou dans lequel nos mémoires sont destinées à tomber et se dissoudre…

 

Soyons justes

Il est juste de rappeler qu’on n’a pas attendu qu’il monte sur le bûcher… Le 23 janvier 2025, dans l’émission Questions du soir, France Culture (7) posait la question de l’indifférence climatique…

Il est sans doute tentant pour un ou une membre du personnel politique de ne pas parler de ce qui fâche… Bayrou mettra en avant son courage à parler des déficits… comme si d’ailleurs il était le premier à le faire… Mais l’autre sujet ? L’éléphant soufflant le chaud de toute sa trompe dans la pièce ?

Entre la dette et le climat, il existe cependant une analogie qu’il faut faire. Les mesures que réclame le problème de la Dette (qu’il ne s’agit pas de nier, même si cette chronique appelle à les relativiser) comme celles qu’exige le changement climatique, l’écologie en général, doivent, dans les deux cas, être pesées sur la balance de l’équité. Il s’agit d’ailleurs moins de morale que de crédibilité et donc d’efficacité. Dans leur application, mais aussi, en amont, dans leur définition, par la participation des plus impactés. Ces derniers doivent aussi pouvoir proposer les mesures de solidarité qui doivent les accompagner. Il faut remettre la justice dans le curseur, de manière transparente, alors que nos dirigeants nous disent: «Faites comme moi (ha ha!), sacrifiez-vous (hou hou!)».

Aux accents quasi religieux d’un Bayrou (ou dans un autre genre, d’un Trump ) on peut opposer… la Bible elle-même ! «La pratique de la justice et de l’équité, Voilà ce que l’Eternel préfère aux sacrifices…», nous dit-elle (Proverbes 21,3) et aussi: «Votre miséricorde est comme la nuée du matin, comme la rosée matinale qui passe, […or] c’est la miséricorde que je désire et non le sacrifice» (Osée 6,4 et 6). Votre miséricorde, votre mémoire, si vite dispersées, comme la brume du matin…

Dans l’émission du 23 janvier, Théodore Tallent propose de réformer le calendrier, de créer des jours de commémoration des catastrophes écologiques… Voilà peut-être enfin, parmi d’autres, un rôle pour les politiques, à la hauteur de ce qu’on est en droit d’attendre d’eux ! Plutôt que jouer avec la flamme qui, le 8 septembre, pourrait embraser son propre bûcher médiatique (avant qu’elle retombe sous l’éteignoir de notre court-termisme), raviver celle des millions de victimes inconnues, des incendies, des coups de chaleur, des inondations et submersions, des sécheresses, des épidémies, des exils et des voyages périlleux, et des guerres que tout cela attise…

On en reparle au prochain sacrifice ?

 

Illustration: les bancs du gouvernement et des députés après les résultats négatifs du vote de confiance le 8 septembre 2025 (Assemblée nationale).

(1) Traduction de Françoise et Paul Chemla, Actes Sud, 2016 (Debt: The First 5000 Years, Melville House, 2011).

(2) Wolfgang Streeck, Du temps acheté, La crise sans cesse ajournée du capitalisme démocratique, traduction de Frédéric Joly, Gallimard (NRF Essais), 2014 (Gekaufte Zeit: Die vertagte Krise des demokratischen Kapitalismus, Suhrkamp, 2013). Lire Aux urnes financiers !, Nicolas Delalande, La Vie des idées, 5 mai 2015.

(3) L’ordre de la dette, Enquête sur les infortunes de l’État et la prospérité du marché, La découverte, 2016.

(4) Éditions Henry (Les écrits du Nord), 2021.

(5) Canicule: la rentrée va-t-elle effacer l’été ?, France Culture (Le billet politique), 29 août 2025.

(6) Valérie Masson-Delmotte interrogée par Audrey Garric, «La situation climatique va encore empirer, mais le danger vient aussi d’un déni collectif», Le Monde, 25 août 2025. Écouter ses interventions sur les antennes de Radio France.

(7) L’indifférence climatique, selon Théodore Tallent, France Culture (Questions du soir), 23 janvier 2025

Commentaires sur "La dette, la mémoire, le sacrifice"

  • Jean-Paul Sanfourche

    Cet article très critique et engagé ne peut être lu autrement que pour ce qu’il est: une diatribe dont le ton ironique, sarcastique, lucide voire lyrique mais rigoureux lui donne toute sa force. Où la savante alternance entre récit et analyse, ancre le propos théorique dans notre actualité. Mais nul doute que l’auteur maîtrisant à la perfection la rhétorique pamphlétaire n’en ignore pas les excès, donc les limites, inhérents à ce jeu stylistique. Soit: on ne peut subvertir ces discours dominants que par l’humour, la culture et la mémoire. Lignes décapantes qui peuvent d’ailleurs être lues au filtre de la dénonciation par l’auteur de «la culture dogmatique catholico-républicaine…» (Une fonction de «veille sociétale», Forum Protestant, 10/07/2013). Toujours cette vision verticale de l’invocation (incantation) de l’État centrée sur un appel à la «prise de conscience» d’une urgence technocratique. Et toujours cette exhortation à l’effort collectif teinté de culpabilité partagée. Quitte à recourir à un vote dit de confiance pour imposer des choix sans concertations ni consultations préalables.

    Mais j’avoue redouter l’ambivalence de l’ironie. Jusqu’où peut-elle aller ? D’abord elle fascine. La figure de F. Bayrou en acteur tragique, prophète sacrificiel et figure caricaturale du pouvoir est certes irrésistible à première lecture. En partie vraie. Mais séduisante, parce que l’ironie crée une connivence avec le lecteur, en l’installant dans le rôle de «sachant» jubilatoire, partageant la position de surplomb du pamphlétaire. Il me semble que l’efficacité incontestable du sarcasme ou de l’ironie décourage parfois l’argumentation en donnant l’impression d’un parti pris systématique. Tout est si complexe, et nul d’entre nous n’oserait minimiser la réalité économique de la dette, qui n’est pas niée mais «relativisée», (qui n’est pas un instrument inépuisable), ni croire qu’on pourrait en faire sciemment un outil de domination idéologique ou sociale. Je crains la mise en accusation caricaturale, forcément réductrice, d’un politique, F. Bayrou en l’occurrence, comme incarnation d’un discours sacrificiel. Je suis sceptique devant l’opposition exclusive dette versus climat. S’il y a dilemme, et oubli apparent, peut-être occultation, de la transition écologique, il est difficile de souscrire à cette mise en face à face systématique. Certes on peut forcer le trait, par souci d’efficacité, mais sans ignorer toutefois la complexité réelle des arbitrages. D’ailleurs, n’y a-t-il pas un rapport étroit entre dette et transition écologique ? Quelle gestion sélective (équilibrée) de l’endettement pour financer la transition écologique et non couvrir un déficit de fonctionnement chronique ? À moins de penser un vrai plan écologique durable sans finances publiques crédibles… Loin de moi, dans ces quelques lignes en guise de commentaire, le projet d’une contre-argumentation. Mais l’expression sincère et non polémique d’une conviction: une réflexion politique ne peut s’alimenter aux contrastes violents d’analyses binaires. On le sait (ou on l’apprend très vite) dès que l’on a une parcelle de pouvoir et la lourde responsabilité de prendre des décisions.

    L’auteur lui-même semble conscient de cette ambivalence de l’ironie. En fin de texte, elle se teinte de gravité. Le discours éthique prend le relais, et nous y adhérons sans réserve. La complexité des choix collectifs exige négociations, compromis, parfois renoncements, mais toujours dans la transparence et la justice.

    Au fond, l’ironie n’est ici qu’un détour, un passage, une voie vers une parole plus juste, une action politique plus équitable, un avenir plus vivable.

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