Une éthique de la contemplation
Dans la société technicienne, où les moyens se sont substitués aux fins, la course à l’innovation est permanente. Il importe de se souvenir que nous sommes des êtres de rythmes, et qu’une rupture périodique avec l’enchaînement des tâches est nécessaire. Ce peut être l’occasion de redécouvrir le sens de la contemplation, attitude ô combien révolutionnaire.
On pourrait définir l’éthique comme le geste qui consiste à prendre du recul par rapport à nos conduites, afin de les penser. L’éthique est une pensée de l’agir qui repose sur une pause, sur une suspension de l’agir. S’arrêter pour être en mesure de comprendre ce que nous faisions avant de nous arrêter. Et pour être ensuite mieux à même de reprendre nos activités, sur un mode plus réfléchi, quitte à les réorienter si nous considérons que nous faisions jusqu’alors fausse route. C’est cet arrêt, cette pause, ce mouvement de recul, qui fait toute la pertinence et toute l’urgence de l’éthique à notre époque d’activisme effréné, de course éperdue : à l’époque où l’efficacité est devenue un absolu, sous la rhétorique de la performance ou de l’excellence. Car le propre d’une société technicienne, qui soumet toute autre valeur au diktat de l’efficacité, c’est qu’elle substitue les moyens aux fins : les finalités (éthiques et/ou politiques) se trouvent à ce point relativisées, qu’elles en viennent à se dissoudre sous le poids des moyens. Tout est devenu moyen, y compris les fins. L’éthique s’apparente alors à un antidote contre l’absolutisation des moyens.
Parmi les diverses postures éthiques, certaines vont cautionner la recherche échevelée de l’efficacité, en légitimant cette valeur suprême et en justifiant la relance de la machine après la pause. D’autres vont accompagner le mouvement en lui posant quelques garde-fous. Mais il est une orientation éthique, trop rare, qui revient à faire durer la pause : il s’agit de l’éthique de la contemplation. En 1969, au cœur des Trente Glorieuses et à l’époque du « Tout est politique », Jacques Ellul disait que « l’attitude vraiment révolutionnaire serait l’attitude de contemplation au lieu de l’agitation frénétique ». Révolutionnaire, au sens où cette conduite s’en va radicalement à contre-courant des tendances lourdes de la société technicienne.
Sommes-nous encore capables de contemplation ? Savons-nous prendre le temps de la gratitude devant un coucher de soleil, une mère qui allaite, ou un sourire inattendu ? Bien évidemment, la pause ne dure qu’un temps, la contemplation ne peut être un mode de vie, et les cyniques diront qu’elle ne fera qu’étayer la course à l’efficacité, en permettant aux coureurs de reprendre souffle. Mais outre que l’on n’est pas obligé d’être cynique, une éthique de la contemplation peut se présenter comme susceptible de mieux penser notre agir. Elle nous rappelle en effet que nous sommes des sujets soumis à des rythmes, dont l’accélération ne saurait être infinie.
Éditorial pour la Lettre du CEERE (Centre Européen d’Enseignement et de Recherche en Éthique)
(Photo : la Lune et Vénus, fdecomite).