Éric-Emmanuel Schmitt (2): la littérature comme empathie
Si «une expérience de l’absolu» est «une porte d’entrée vers toutes les religions», «chacun naît dans une manière de dire qui correspond à la religion qui l’environne». Dans ce deuxième volet de l’entretien de Jean-Luc Gadreau avec Éric Emmanuel Schmitt pour Solaé, l’écrivain dialogue avec la pasteure Béatrice Cléro-Mazire et Vincent Smetana, et invite à profiter de la littérature comme «possibilité d’entrer dans le regard, dans la chair de l’autre» puisqu’elle a le «don d’abolir la distance entre le lecteur et les personnages».
Émission Solaé, le rendez-vous protestant L’avent avec Éric-Emmanuel Schmitt (2/4), La tolérance, du dimanche 8 décembre 2024 sur France Culture. Lire la transcription du premier volet («La foi demande qu’on plonge»).
Jean-Luc Gadreau: À l’occasion de ce deuxième rendez-vous avec Éric-Emmanuel Schmitt, nous évoquons le thème de la tolérance en compagnie de la pasteure Béatrice Clero-Mazire de la paroisse de l’Oratoire du Louvre à Paris et du chroniqueur Vincent Smetana. Dans l’histoire protestante au 16e siècle, Sébastien Castellion est considéré comme l’apôtre de la tolérance et de la liberté de conscience. Pour lui, différentes interprétations de la Bible sont possibles, ce qui légitime un christianisme pluraliste et, notamment, le refus du recours à la violence. Éric-Emmanuel Schmitt, cette thématique de la tolérance est centrale d’une manière ou une autre dans nombre de vos œuvres. On pense inévitablement à Monsieur Ibrahim et les fleurs du Coran mais aussi à L’Enfant de Noé, Ulysse from Bagdad pour ne citer qu’elles. Comment définiriez-vous la tolérance à travers vos personnages ?
Éric-Emmanuel Schmitt: Pourquoi doit-on être tolérant ? C’est une vraie question. Souvent on dit que la tolérance est le respect de la différence; je crois que c’est plus complexe que ça. Si je respecte l’autre, c’est d’abord parce qu’il est le même que moi, c’est-à-dire un être incertain, habité de doutes et de questions. Il est une conscience perdue au milieu du monde, comme moi, et c’est d’abord au nom du même que je respecte l’autre. Cet autre fait des choix différents des miens et il a une histoire différente de la mienne et je dois le respecter. Pour moi, la tolérance est donc le respect du semblable à moi présent en l’autre, cet être perdu au milieu du monde, et ensuite le respect de ce qui le constitue, en espérant qu’il me rendra aussi ce respect.
La porte au fond du jardin
Jean-Luc Gadreau: Belle définition. Béatrice, pour vous aussi, dans votre paroisse de l’Oratoire, la tolérance est un principe fondamental ?
Béatrice Clero-Mazire: Oui, et j’exprimerai une réserve sur le mot-même puisqu’en philosophie on a plutôt une notion très négative de la tolérance, avec l’idée que tolérer quelqu’un signifie qu’on est vraiment au minimum de l’ouverture. On accepte qu’il soit là mais on n’est franchement pas très proches…
Éric-Emmanuel Schmitt: Oui ! C’est pour ça que je lui substitue le mot respect.
Béatrice Clero-Mazire: C’est ça. À l’Oratoire du Louvre, nous n’avons pas de certitudes sur ce que l’on doit croire ou non et pensons que toutes celles et ceux qui sont là possèdent chacun une expérience personnelle spirituelle de l’athéisme et de l’agnosticisme et qu’il y a quelque chose à faire ensemble. Car, quand bien même nous n’aurions pas la même approche, nous pouvons être ensemble et dialoguer (notamment entre religions, puisque nous prêtons parfois la chaire de l’Oratoire du Louvre à des rabbins et des immams).
Éric-Emmanuel Schmitt: De mon côté, j’ai aussi des raisons liées à mon trajet personnel d’être tolérant. Il y a la notion intellectuelle que nous développions plus tôt – puisque vous me demandiez une définition – mais c’est aussi simplement un chemin. Je suis parti de l’athéisme (donc je connais l’athéisme de l’intérieur), puis je suis passé à une foi en Dieu qui n’était pas encore identifiée à une religion après mon expérience du désert, une expérience de l’absolu qui a été une porte d’entrée vers toutes les religions. Parce qu’au fond, dans toutes les religions, les mystiques parlent de la même chose. Même dans les religions asiatiques où on parle du vide à la place du plein, c’est pareil. De toute façon, ce sont des métaphores. Et cette petite porte du mysticisme, la porte au fond du jardin, généralement les institutions ne l’aiment pas.
Béatrice Clero-Mazire: Parce que ça leur échappe !
Éric-Emmanuel Schmitt: Exactement. Et pourtant cette porte m’a permis d’entrer à la fois dans le soufisme, dans la mystique chrétienne, dans la mystique asiatique et dans la mystique juive et cela a été une autre constitution de la tolérance. Je suis assez partisan de ce que disait Henri Bergson dans Les deux sources de la morale et de la religion: que toutes les religions ont le même cœur, le cœur mystique, le cœur de feu, le cœur de l’expérience de Dieu. Ensuite il faut mettre en mots, en rites, en formes, en liturgies, en dogmes – des refroidissements du cœur mystique, pour Bergson. Cela peut finir par être glaciaire à l’arrivée ! Certaines institutions pensent qu’elles sont la justification-même alors qu’elles ne sont qu’un accompagnement. Cette notion du cœur mystique à l’intérieur de chaque religion m’a permis de visiter d’autres maisons que la maison chrétienne qui est la mienne aujourd’hui, mais de plain-pied.
«Des gens qui ont peur de voir que leur voisin leur ressemble»
Jean-Luc Gadreau: Je me tourne maintenant vers Vincent Smetana, celui qui, comme le titre de son livre l’indique, a toujours le «mot pour dire» pour s’exprimer sur la tolérance. Allez-vous rester sur ce mot, d’ailleurs ?
Vincent Smetana: Restons-y ! Tolérance: simple forme de savoir-vivre, fausse amabilité consensuelle ou bien véritable élégance – la véritable élégance étant moins loin de la simplicité que la fausse, genre:
«un filet de vert sombre s’harmonisait dans le tissu du pantalon à la rayure des chaussettes avec un raffinement qui décelait la vivacité d’un goût maté partout ailleurs et à qui cette seule concession avait été faite par tolérance, tandis qu’une tache rouge sur la cravate était imperceptible comme une liberté qu’on n’ose prendre» (Proust, À l’ombre des jeunes filles en fleurs) ?
Prix Goncourt 1919, tout de même ! Alors qu’il avait été éjecté de l’Académie sans une seule voix des 10 membres six ans plus tôt ! Parce que ses trop longues phrases égarées Du côté de chez Swann, parce qu’elle était là, la critique, en ce temps-là. Proust, un Goncourt ? Non mais quelle blague ! Ce petit monsieur flou, trouble, vaniteux, dont l’œuvre tissée de phrases alambiquées, infinies et indigestes n’est que «temps perdu» ! Je ne sais pas ce que vous en pensez, les amis, mais dans ces variations énigmatiques de la critique, ne pointerait-il pas de l’intolérance ?
Jean-Luc Gadreau: Le Goncourt, vous connaissez, Éric-Emmanuel Schmitt !
Éric-Emmanuel Schmitt: Oui, je suis membre du jury Goncourt depuis plusieurs années. Nous sommes des passionnés bénévoles qui adorons les livres des autres. On ne parle jamais des nôtres et pourtant on en écrit, et parfois des pas mauvais ! C’est un bonheur de mettre la lumière sur des talents. Cela change la vie d’un écrivain, le prix Goncourt.
Vincent Smetana: Mais donc, que fait-on au juste lorsqu’on tolère quelque chose ou quelqu’un ? On fait preuve d’indulgence en acceptant ce qu’on pourrait condamner ? S’agit-il alors en quelque sorte d’une forme de paresse, de renoncement, secoués par la tectonique des sentiments qui en nous s’agitent ? On tolère ce qu’on n’aime pas, ce qui nous agace ou nous dérange, juste pour ne pas devoir y faire face ? C’est finalement «moins pour s’entendre qu’on se montre tolérant mais faute de s’entendre», dit le philosophe Comte-Sponville. Car il n’y a en effet vertu à tolérer que pour autant que l’on prenne sur soi. Tolérer alors que ça ne coûte rien n’aurait aucun sens, dit encore le philosophe.
Tolérance, emprunté du haut latin tolerantia (constance d’endurance mais aussi de patience), dérivé de tolero, supporter, sorte d’usage dérivé de l’idée d’être indulgent, de supporter ce qu’on ne peut empêcher ou ce que l’on croit ne pas pouvoir empêcher. Et si je peux me permettre (sans me lancer dans une traversée des temps) un tout petit bout de géopolitique historique de la tolérance comme élément indispensable à la vie en société aux cohabitants d’opinions, coutumes, costumes, styles, règles souvent opposés les uns aux autres: tolérance, idée moderne dont la théorie politique s’est constituée pour répondre aux graves problèmes des Guerres de religion au 16e siècle, lorsque plusieurs édits de tolérance, justement, seront chahutés dans d’incessants mouvements de promulgation, révocation, ville après ville.
«Si souvent je sens en moi si peu de tolérance quand la plus pénible assiette pour moi, c’est être tenu en suspens à ces choses qui se pressent dans mon cœur et ma tête, agité que je suis entre la crainte et l’espérance»,
écrit Montaigne dans ses Essais. «La bêtise est un labour facile», dites-vous, Éric-Emmanuel Schmitt,
«Je crois que le combat pour la tolérance, la bienveillance, on ne le gagnera jamais mais la raison de ce combat n’est pas la victoire mais le chemin. On aura toujours besoin de lutter contre des simplifications et je crois, par exemple, que ‘le raciste’, c’est celui qui a peur que la différence ne soit rien».
Oui, il y a des gens qui ont peur de voir que leur voisin leur ressemble. Ah, Jean-Luc, me voilà mal pris ! Comme chacun de nous ici et ailleurs, on aurait tous une histoire à raconter. Les voisins, franchement, mais quelle plaie si souvent ! «Quand je pense que Beethoven est mort alors que tant de crétins vivent» ! Courage, Vincent, me suis-je dit: la tolérance, qu’est-ce donc sinon cela, un chemin humble et confiant et constant de patience et d’apprivoisement.
Jean-Luc Gadreau: Les connaisseurs auront reconnu quelques titres ou références à votre travail, Éric-Emmanuel Schmitt !
Éric-Emmanuel Schmitt: Oui, il a perlé son discours de quatre titres !
Jean-Luc Gadreau: Un chemin humble et confiant, Patience, Apprivoisement… Tout un programme ! Merci beaucoup, Vincent. Soit dit en passant: très beau prix Goncourt cette année !
Éric-Emmanuel Schmit : Oui: Houris de Kamel Daoud. Je l’avais lu dès le mois de juin, j’étais un des premiers à m’emballer pour ce livre ! J’avais eu le bonheur de le recevoir avant les autres et d’alerter mes collègues qui, eux aussi, ont adoré. Très beau livre avec un contraste étonnant entre la beauté de la langue – la langue française, habitée par une voix derrière laquelle on retrouve Oum Kalthoum, la répétition, l’Arabie (c’est la force de la Francophonie que de pouvoir être investie par des chants d’ailleurs) – et l’horreur de ce qui est raconté. Je l’ai lu en apnée. Je l’ai beaucoup fait lire autour de moi; les gens commençaient souvent par me dire que c’était dur mais, deux mois plus tard, cela finissait toujours par faire sens pour eux et beaucoup m’ont confié que c’était le plus beau livre qu’ils avaient lu.
«Je déteste le pessimisme»
Jean-Luc Gadreau: En 2003, un film a été réalisé à partir de votre livre Monsieur Ibrahim et les fleurs du Coran, par François Dupeyron avec le magnifique Omar Sharif mais aussi Pierre Boulanger, Gilbert Melki, Jérémy Sitbon et même Isabelle Adjani. Une histoire que l’on pourrait qualifier d’aventure spirituelle d’un épicier musulman soufi qui transmet la sagesse de son chemin à un adolescent juif solitaire rempli d’un désir ardent de quelque chose de plus. Une critique disait à propos de ce film qu’il était à apprécier comme un bonbon acidulé, doux, qui apporte en permanence son lot de petits plaisirs. J’ai beaucoup aimé ! Cela me fait revenir à votre chronique, Vincent, quand vous disiez en citant Éric-Emmanuel: «Je crois que le combat pour la tolérance, la bienveillance, on ne le gagnera jamais, mais la raison de ce combat ce n’est pas la victoire mais le chemin». Ce fameux chemin, plus encore que le but.
Éric-Emmanuel Schmitt: Oui, c’est comme le combat de l’intelligence contre la bêtise: il est à toujours mener et il n’aura pas de victoire. Il n’a que de petites victoires ! Il faut s’en contenter et ne pas lâcher la possibilité de ces petites victoires. Je n’aime pas les gens qui disent «À quoi bon». C’est le prétexte à la paresse, au pessimisme, à l’enfermement sur soi. Je déteste le pessimisme. Et je sais qu’en France, le pessimiste est bien porté ! On a l’air beaucoup plus intelligent si on est pessimistes ! On dit toujours: un pessimiste, c’est un optimiste bien informé (on dit beaucoup de sottises sur le pessimisme et l’optimisme). Or qu’est-ce que le pessimisme et l’optimisme ? C’est faire le même constat. C’est dire: ça ne va pas. L’optimiste dit: «Ça ne va pas, qu’est-ce que je peux faire ? Je relève les manches». Comme disait le philosophe Alain, l’optimisme est l’intelligence alliée à la volonté et au courage. Le pessimiste, lui, dit aussi «Ça ne va pas», mais ajoute: «Ça sera pire demain». Et il abandonne !… Il lâche !
Donc bien sûr qu’il faut cultiver l’optimisme. Ce n’est pas du tout la béatitude, qui consiste à ne pas voir le mal. Au contraire, c’est une perception aiguë du mal, c’est se demander ce qui dépend de soi et ce qui ne dépend pas de soi et se dire qu’on va intervenir sur ce qui dépend de soi. Et qu’on ne pourra malheureusement pas changer le reste. Tout ce qu’on pourra changer, c’est éventuellement notre perception de ce qui ne dépend pas de soi.
Jean-Luc Gadreau: C’est intéressant, vous utilisiez le mot béatitude en le mettant en rapport avec les paroles de Jésus sur la montagne, justement appelées Béatitudes.
Éric-Emmanuel Schmitt: Je les ai réinterprétées différemment quand j’ai fait mon voyage en Terre Sainte, à Jérusalem. En étant sur place dans cette nature sublime, devant cette efflorescence, dans le cadre où cela a été dit, je me suis dit que non, ce n’est pas une promesse pour demain: il est déjà heureux celui qui se bat contre l’injustice !
Jean-Luc Gadreau: C’est peut-être ça, le chemin. Béatrice, vous la pasteure autour de cette table, ce chemin vous évoque probablement quelque chose ?
Béatrice Clero-Mazire: Oui. Je prône l’ici et maintenant. Je pense que le royaume des cieux, c’est maintenant. Je ne crois pas à un arrière-monde. J’ai cette particularité peut-être parmi les chrétiens de ne pas vraiment mettre l’accent sur ce qui se passe après la mort. Je trouve que c’est parfois très dur d’entendre dire à quel point on sera heureux quand la vie éternelle viendra car pour moi, la vie qui nous est donnée aujourd’hui est très précieuse: il faut en faire quelque chose, quelque chose de l’ordre du Royaume de Dieu et de l’éternité. La prédication chrétienne, qui est mon acte principal dans la vie, est de parler encore et encore de l’ici et maintenant et de chercher les voies optimistes avec beaucoup de lucidité sur le fait que nous avons tous notre parcelle de vie à faire. Si on se trompe d’ordre, d’échelle, on trouve toujours que c’est infaisable mais je crois que chacun dans sa vie, entre la naissance et la mort, peut faire quelque chose.
Éric-Emmanuel Schmitt: Je crois que la dépression des gens aujourd’hui – car il y a tout de même beaucoup de gens déprimés, qui prennent des médicaments, des anxiolytiques, qui se droguent ou partent dans l’alcool – est justement un problème d’échelle. Étant dans une époque individualiste et réalisant que l’individu par lui-même ne peut pas résoudre grand-chose, il y a un sentiment d’impuissance absolue qui fait que les gens n’on plus confiance dans l’avenir. Beaucoup au sein de la jeunesse ne veulent plus faire d’enfants et cela vient d’un problème d’échelle. Les questions à se poser sont: que peut faire un individu et qu’est-ce que l’individu, en s’associant à d’autres, peut changer à un autre niveau ? Il faut sans cesse faire bouger le curseur.
«Il faut donc travailler l’empathie, et la littérature en est un bon moyen»
Jean-Luc Gadreau: La peur et l’ignorance sont finalement de vrais obstacles à la tolérance et au respect.
Éric-Emmanuel Schmitt: La peur, bien sûr. Vous repreniez cette citation qui dit que la peur de l’autre ce n’est pas la peur de la différence mais la peur que la différence ne soit rien; c’est le nazi qui devient antisémite parce qu’il ne peut pas être certain de sa distance d’avec le juif.
Béatrice Clero-Mazire: Et puis, la peur de soi-même. Ne vais-je pas être découvert moins que je suis si je laisse la parole à l’autre ? C’est un fléau absolument terrible dans le christianisme: on a trop tendance à se croire la seule révélation qui compte. Cela non plus, je ne le crois pas ! Je pense qu’il faut dialoguer avec d’autres croyants car pour moi, cette expérience mystique et cette foi est ce qui nous réunit. C’est beaucoup plus important que de savoir par quel credo cela passe. Ce n’est pas très bien reçu quand on dit que Dieu est polyglotte et que si on était né ailleurs, on serait autre, bouddhiste, musulman et non plus chrétien.
Éric-Emmanuel Schmitt: Découvrir qu’on a quelque chose de contingent dans son rapport à l’Éternel, c’est un peu paradoxal. On est né quelque part, dans un cadre religieux et pas dans un autre et cela permet aussi de prendre conscience de ce qu’est la réalité de la foi, une chose indicible. Chacun naît dans une manière de dire qui correspond à la religion qui l’environne.
Béatrice Clero-Mazire: Je suis personnellement très intolérante à ceux qui ne veulent pas dialoguer avec la bonne foi des autres. Je crois qu’il y a énormément de gens de très bonne volonté, qui ont envie de dialoguer et de parler ensemble de ce qui leur tient à cœur sans se fixer sur une identité stricte. Je ne sais pas d’ailleurs quelle est mon identité stricte. Ce qui m’intéresse, c’est comment je suis traversée par des courants très différents.
Éric-Emmanuel Schmitt: Moi je crois que les arts peuvent apporter beaucoup dans ce contexte, particulièrement le cinéma, le théâtre ou la littérature. Si j’avais écrit un essai sur la tolérance au lieu d’écrire Monsieur Ibrahim et les fleurs du Coran, il y aurait eu 500 exemplaires achetés dans toutes les bibliothèques universitaires. Et qui l’aurait lu ? Des gens déjà tolérants. Pour lire un essai sur la tolérance, il faut être déjà tolérant ! J’écris une histoire et je peux, à cause du récit, créer une empathie entre mon lecteur et un épicier musulman.
Jean-Luc Gadreau: Comment, selon vous, la littérature – et la foi, d’ailleurs – peut-elle jouer un rôle éducatif dans la promotion de la compréhension et du respect ?
Éric-Emmanuel Schmitt: C’est l’éducation par l’empathie. Je crois que la littérature peut apporter cette chose essentielle, l’empathie, c’est-à-dire la possibilité d’entrer dans le regard, dans la chair de l’autre et qui est différent. La littérature a ce don d’abolir la distance entre le lecteur et les personnages; c’est donc une puissance extrême. La pratique de l’empathie est une chose qu’on ne développe pas assez dans nos sociétés et qui est essentielle. Tous les criminologues le disent, les serial killers sont des êtres absolument dépourvus d’empathie. Il faut donc travailler l’empathie, et la littérature en est un bon moyen.
Vincent Smetana: On revient à cette idée du mouvement. C’est ce qui est immobile qui empêche tant de choses, la littérature, le théâtre… Dans sa traduction des Béatitudes, André Chouraqui dit: «en marche…». Qu’ils sont heureux, ceux qui sont dans ce mouvement-là ! Je pense que c’est la clé: quitter l’immobile pour entrer dans un mouvement permettant la rencontre, le dialogue, l’écoute.
Béatrice Clero-Mazire: On a l’air de ne pas mettre sur le même plan le religieux et le récit ou la littérature… mais le religieux, c’est du récit ! On ne fait que raconter ce que les croyants diraient d’un Dieu qu’ils n’ont jamais vu et dont ils ne savent pas comment dire l’existence. On n’arrête pas d’essayer des mots. Comme pasteure, mon travail principal, invisible (sauf individuellement), c’est d’écouter des récits de vie toute la journée. Nous écoutons les récits de vie des gens et c’est cela qui ensuite fait la teneur et la poésie des prédications. Il y a tellement de façons de dire sa relation à Dieu qu’on ne peut pas enfermer les choses dans une seule façon dogmatique. Ce serait trahir tous ces récits-là.
Jean-Luc Gadreau: Il y a aussi le récit qu’on trouve dans les évangiles. Peut-on dire que Jésus – qui était constamment en marche, d’ailleurs – était tolérant, selon vous ?
Béatrice Clero-Mazire: Cela dépend envers quoi. Il a des moments où on le trouve très refusant. Je pense à tous ceux qui viennent le titiller en refermant l’Écriture comme si c’était un lit de Procuste.
Jean-Luc Gadreau: Moins tolérant peut-être avec ceux de l’intérieur ?
Béatrice Clero-Mazire: Peut-être envers ceux qui sont les plus proches de lui, finalement. Il voit bien qu’ils tordent le texte à leur avantage et il ne le supporte pas.
Éric-Emmanuel Schmitt: Et puis, il n’aime pas donner des certitudes. Quand on l’approche en lui disant «Tu es le messie», il répond: «C’est toi qui l’as dit»…
Béatrice Clero-Mazire: Et puis, nous rapportons-là les paroles de ceux qui ont écrit les évangiles alors que, peut-être, Jésus n’était pas du tout comme ça… Nous n’en savons rien et c’est intéressant de voir que, tout ce que nous avons, ce sont des témoignages.
Éric-Emmanuel Schmitt: Et les quatre évangiles sont tellement différents !… Il y a tant de trous, de contradictions, de choses manquantes… Et c’est cela qui me donne confiance dans ces textes-là car des faussaires auraient écrit le même texte. Les faux-témoins à un procès disent toujours la même chose. Et là, non seulement ils ne disent pas la même chose mais en plus ils nous obligent à cet exercice intellectuel de reconstituer une trame chronologique et de recontextualiser les paroles de chacun. On reconnaît un contexte et le but de l’écriture: réconcilier avec le judaïsme ancien, ouvrir au-delà du judaïsme. La culture religieuse est en fait une culture critique et philosophique. Il ne s’agit pas du tout d’obéir ou d’apprendre par cœur mais au contraire de discriminer. C’est passionnant ! Philosophe de formation, j’ai toujours l’impression d’agir en philosophe quand je lis les évangiles.
Béatrice Clero-Mazire: Nous avons une formation commune ! J’ai le même sentiment.
Jean-Luc Gadreau: Merci beaucoup, Béatrice Clero-Mazire. Je rappelle que vous êtes l’une des pasteures au temple de l’Oratoire du Louvre et qu’on peut venir vous écouter, juste en face du Louvre, dans ce très beau temple. Merci Éric-Emmanuel Schmitt, merci Vincent.
Transcription réalisée par Pauline Dorémus.
Illustration: image du film Monsieur Ibrahim et les fleurs du Coran.