Quel lien entre identité religieuse et satisfaction au travail ?
Même s’il y a stabilité des «comportements perturbateurs» liés à la religion au travail, une «forme de neutralité» y est de plus en plus exigée, d’où un risque de moindre satisfaction pour les personnes ayant une forte identité religieuse. Étudiante en psychologie du travail, Aurélie Schreque cherche à savoir quels seraient «les prérequis pour éviter de telles tensions» (si l’on se sent soutenu ou utile ?) et diffuse un questionnaire pour en savoir plus.
Répondre au questionnaire anonyme Soutien organisationnel perçu et sentiment d’utilité sociale au travail.
Pour votre mémoire de master en psychologie du travail, vous diffusez un questionnaire sur le lien entre identité religieuse et satisfaction au travail. Les recherches partent souvent d’intuitions ou de questionnements: qu’est-ce qui vous a incité à aborder cette question ?
Aurélie Schreque: Depuis une vingtaine d’années, le monde du travail est confronté aux questionnements posés par l’expression de l’identité religieuse au travers de faits religieux dits transgressifs. Dans une version très caricaturale, le fait religieux transgressif est celui qui amène un salarié à dire à son responsable hiérarchique: «Je n’ai qu’un seul maître, c’est Dieu». L’expression de l’identité religieuse est dans ces cas extrêmes une remise en cause du fonctionnement de l’organisation professionnelle.
Ces conflictualités ont conduit en 2016 à la promulgation d’une loi qui permet d’introduire dans le règlement interne de l’entreprise un principe de neutralité religieuse (1), qui n’existait auparavant que dans le secteur public.
Mon point de départ a donc été de m’interroger: quels sont les prérequis pour éviter de telles tensions ?
Des tensions qui ont été accentuées par la crise pandémique ?
Aussi paradoxal que cela puisse paraître, les observateurs du monde du travail ont constaté que l’organisation du travail n’a jamais aussi bien fonctionné qu’au cours de cette crise pandémique. Pourquoi ? Parce que c’était une situation inédite, inconnue et anxiogène pour tous: il a donc fallu inventer ensemble une nouvelle façon de travailler et les logiques gestionnaires introduites depuis la Révolution industrielle ont été moins prégnantes.
«Un rapport au monde qui n’est pas neutre»
À propos de l’identité religieuse, on connait les transformations actuelles du paysage religieux en France et dans les sociétés occidentales avec un effondrement des religions établies (en France, le catholicisme) au profit d’une non-religion divisée d’une manière assez floue entre athéisme et spiritualité non religieuse tandis que les minorités (en France, en particulier l’islam et le protestantisme) se renforcent grâce à l’immigration. En quoi ces transformations rapides influent-elles aujourd’hui sur les situations au travail et quels sont les études ou les ouvrages selon vous les plus importants pour les analyser ?
Les chercheurs anglo-saxons sont nettement plus avancés que nous sur ces questionnements. Ils sont en effet parvenus à évaluer un lien entre une forte identité religieuse et une satisfaction professionnelle positive. Ils ont toutefois une approche différente de l’identité religieuse dans le monde professionnel qui sera, au pire, vécue comme un accommodement raisonnable, mais aussi au mieux comme une ressource à manager pour l’entreprise.
Autant dire que ce n’est pas du tout l’approche que nous en avons en France… Dans un contexte sécularisé comme le nôtre, on peut émettre l’hypothèse qu’une forte identité religieuse conduira à une moindre satisfaction au travail, sauf si certaines variables entrent en jeu. D’où mes questionnements sur le soutien organisationnel perçu et le sentiment d’utilité sociale.
Pour qu’un individu se sente bien à son travail, le premier prérequis est que cet environnement ne lui soit pas hostile, qu’il n’aille pas à l’encontre de ses valeurs et de ses croyances. Mais ce n’est pas, à mon avis, suffisant: avoir une identité religieuse, c’est être porteur de valeurs et avoir un rapport au monde qui n’est pas neutre. D’où ma seconde hypothèse sur le sentiment d’utilité sociale.
Votre questionnaire est anonyme mais ne demande pas l’identité religieuse aux personnes qui y répondent. Est-ce un choix délibéré pour ne pas essentialiser les réponses (les vieux, les jeunes, les femmes, les hommes, les catholiques, les musulmans, les protestants ont tel rapport au travail …) ou y a-t-il une autre raison ?
Les Anglo-saxons ont justement démontré que le fait d’avoir une forte identité religieuse et d’être satisfait professionnellement pouvait avoir un lien avec un âge plus avancé, car on serait plus satisfait quand on est installé dans sa vie et dans ses croyances. La catégorie socio-professionnelle peut aussi jouer, mais le genre ne crée pas de différence significative. Sur les différences entre les religions, les études que j’ai pu lire temporisaient systématiquement leurs conclusions au regard du contexte sociétal.
Pour qu’un individu en vienne à évoquer sa foi sur son lieu de travail, il doit d’abord percevoir qu’il n’en sera pas pour autant rejeté et/ou discriminé par ses collègues et/ou sa hiérarchie. Le coming-out spirituel est donc le reflet du bien vivre ensemble sur le lieu de travail. Ce bien-vivre ensemble, est une condition sine qua non de la coopération entre collègues, en vue d’atteindre l’objectif commun du travail bien fait.
«Un climat de moins en moins apaisé»
Le travail est effectivement en France un lieu où on parle peu de religion et les fonctionnaires et agents des services publics doivent faire preuve d’une plus grande réserve que les autres en la matière. Des conflits juridiques liés à l’observation de certaines règles religieuses au travail ont aussi été médiatisés. Sur ce terrain où l’on navigue entre discrétion volontaire ou contrainte, savez-vous si les travaux des sociologues et psychologues du travail montrent une plus grande intolérance face à ces manifestations ou le contraire ?
Dans un article de synthèse des travaux francophones des 10 dernières années sur le fait religieux (2), il est écrit que la «laïcité prégnante» (qui n’a pas d’équivalent traduisible en anglais) est une des spécificités de la France où le fait religieux (généralement islamique) est souvent vécu comme une contrainte pour l’organisation. Ces travaux montrent que tout est affaire de contexte un fait identique (par exemple, le fait de prier dans son bureau pendant sa pause) sera considéré dans certains contextes comme un fait religieux normalisé, dans d’autres comme un fait transgressif.
L’Institut Montaigne publie chaque année un Baromètre du fait religieux en entreprise qui, depuis 2016, constate une stabilité. Le dernier, publié en juillet 2023 (3), montre qu’il existe un profil des personnes ayant des comportements perturbateurs: généralement des hommes jeunes, peu qualifiés, travaillant dans une grande entreprise. Ces faits perturbateurs, même s’ils ne sont pas en augmentation, conduisent à réclamer de plus en plus une certaine forme de neutralité religieuse dans l’espace public comme dans l’espace privé. Il en résulte, toujours selon ce baromètre, un climat de moins en moins apaisé autour de la religion et de la façon d’exprimer sa foi. Nous en revenons donc au bien vivre-ensemble…
Quelles que soient nos identités, nous devons nous respecter les uns et les autres, au travail, comme ailleurs. Or, se sentir bien dans son travail, c’est un formidable vecteur de santé mentale mais aussi de santé tout court. La coopération entre les individus ne se prescrit pas, les liens se tissent volontairement, mais il faut que l’environnement professionnel offre des espaces d’échanges formels ou informels, pour débattre et penser le travail.
Soutien organisationnel perçu et sentiment d’utilité sociale au travail
Dans le cadre de mon mémoire en master 1 en psychologie du travail, je m’intéresse à la relation entre l’identité religieuse et la satisfaction au travail. C’est à cette fin que j’ai mis en ligne un questionnaire, dont les réponses me permettront de rédiger mon mémoire de fin d’année.
Comme prérequis, il faut avoir plus de 18 ans et avoir déjà eu une activité professionnelle. Ce questionnaire est strictement anonyme et ne requiert aucune identification personnelle ou religieuse. Cela prend 10 minutes d’y répondre.
N’hésitez pas à le diffuser éventuellement à d’autres personnes susceptibles d’y répondre. Par ailleurs, si vous souhaitez être destinataire des résultats de cette étude, n’hésitez pas à me les demander en fin d’année universitaire.
Aurélie Schreque, étudiante M1 Psychologie sociale et du travail, Université Paris 8
Illustration: dans un centre d’appel.
(1) Il s’agit de l’article 2 de la loi du 8 août 2016, qui crée un nouvel article L. 1321-2-1 du Code du travail qui dit: «Le règlement intérieur peut contenir des dispositions inscrivant le principe de neutralité et restreignant la manifestation des convictions des salariés si ces restrictions sont justifiées par l’exercice d’autres libertés et droits fondamentaux ou par les nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise et si elles sont proportionnées au but recherché».
(2) Jean-Christophe Volia, Olivier Guillet et Hugo Gaillard, Fait religieux au travail: vers une structuration d’un objet d’étude en GRH? De la spécificité du contexte français, @GRH 42(2022/1), pp.139-170.
(3) Lionel Honoré, Religion au travail, Baromètre du fait religieux en entreprise 2022-2023, Institut Montaigne, juillet 2023.