Peter Thiel et la tentation de l’Antéchrist - Forum protestant

Peter Thiel et la tentation de l’Antéchrist

«Thiel doit être pris au sérieux.» Pour Jean-Paul Sanfourche, il vaut la peine d’analyser le «long essai sur le thème de l’Antéchrist» que vient de publier l’influent magnat de la tech et supporteur de Trump. Car on y assiste «à un déplacement théologique du discours politique»«l’imposteur diabolique» incarne désormais «tout ce qui freine et fait obstacle à la science», tous «ceux qui appellent à réguler la recherche et les progrès de la technologie». Un mélange des genres sans doute destiné à mobiliser à la fois transhumanistes libertariens et nationalistes chrétiens, où la «providence n’agit plus directement par Dieu; elle se manifeste désormais à travers la rationalité technique, la domination scientifique et les structures du pouvoir mondial».

 

 

«Des questions sombres émergeront dans les dernières semaines crépusculaires de notre interrègne» (Peter Thiel (1)).
«L’Europe peut-elle encore se permettre, à l’aube du second acte trumpien, de faire l’économie d’une réflexion sur le sujet ?» (Grégory Aimar (2)).

Peter Thiel m’était totalement sorti de l’esprit (3) ! Il est vrai que le spectacle de la politique bouillonnante et fantasque de Donald Trump fait oublier ses références théoriques (s’il les connaît vraiment), ses inspirateurs voire ses gourous, qu’il semble fréquenter assidûment. Du moins figurent-ils parfois en second plan dans le bureau ovale. Politique qui n’est qu’une sorte de dangereuse mise en scène apparemment bouffonne d’un pouvoir intellectuel et idéologique d’arrière-plan, ignoré de tous, ou mal compris, exercé par des personnages presqu’aussi discrets que les fils de la dangereuse marionnette qu’ils animent, acteur d’une apparente dystopie pourtant bien réelle. C’est un article récent du journal Le Monde signé par Corine Lesnes (4) qui m’a d’abord fait sourire, mais qui, dans un second temps, m’a réellement intrigué, préoccupé sinon inquiété.

 

L’Antéchrist, miroir idéologique

Ce n’est pas sans ironie que la journaliste note: «Privilège des milliardaires: ils ont le temps de se pencher sur les questions essentielles». C’est vrai qu’il faut aujourd’hui avoir le privilège d’être bien fortuné (richesse matérielle autant que supériorité intellectuelle auto-attribuée) pour s’offrir le luxe quasi aristocratique de se rêver penseur métaphysique. Voilà que cette nouvelle élite pensante s’adonne à des préoccupations éthérées liées à l’avenir de l’humanité. L’article montre que Thiel fait de la figure de l’Antéchrist une sorte de dispositif intellectuel pour mieux dénoncer les principales tendances de l’époque: le mondialisme, l’angoisse écologique, la régulation technologique. Nous voilà encore face à un déplacement théologique du discours politique. L’imposteur diabolique n’est donc plus l’ennemi de la foi, mais celui du libertarisme. Mais qu’incarne donc cet Antéchrist qui, dans ce rôle, nous semblerait presque aimable ? Rien moins que le pouvoir étatique, la technocratie supranationale qui constituent deux menaces existentielles pour cette vision du monde glorifiant la liberté du capital et la souveraineté individuelle. Avouez que cela prête à sourire ! On comprend qu’un média en ligne américain (Futurism) se soit interrogé sur la santé mentale de l’orateur: «You good, bro ?» («Frangin, tu vas bien ?»). Corine Lesnes, qui rapporte ce fait, évoque une tournée de conférences confidentielles à San Francisco (5), qu’elle surnomme «Antéchrist Tour», et fait référence à une revue catholique (First Time) où Thiel signe un long essai sur le thème de l’Antéchrist (6). Que je n’ai pas hésité à consulter, puisque son auteur passe pour «l’intellectuel de droite les plus influents des vingt dernières années». À vrai dire, il se révèle comme une figure emblématique des nouvelles convergences qui s’esquissent entre religion, politique et technologie.

 

Le cycle Bacon-Swift-Moore-Oda: un récit spirituel de la modernité

Il est impossible dans le cadre limité d’une communication de faire une analyse approfondie du très long texte de Thiele. Nous en tenterons cependant ici une synthèse, la plus fidèle et claire possible, (ce qui est une véritable gageure !) et un commentaire. En cinq chapitres, Thiele construit à travers un cycle Bacon-Swift-Moore-Oda une sorte d’histoire spirituelle de la modernité (7). C’est une exégèse inventive et érudite où la théologie devient outil critique de la science et où la culture populaire est interprétée comme un affrontement entre Dieu et l’Antéchrist. Chez Francis Bacon (8), Thiele croit voir le péché originel de la modernité: une science messianique recréant le paradis sans Dieu. Ainsi, l’auteur de La Nouvelle Atlantide inaugure un rationalisme providentiel qui, grâce à la connaissance, prétendrait continuer l’œuvre de la Création. Sous une rhétorique chrétienne, ce projet scientifique dissimule la tentation luciférienne: tout savoir, tout maîtriser pour abolir la transcendance. Jonathan Swift (9) renverse ce mythe dans ses Voyages de Gulliver, et cherche à rétablir la hiérarchie entre le Créateur et la raison humaine (10). Satire transformée par Thiele en un véritable sermon apocalyptique. L’idéal baconien, son utopie rationnelle, se transforment en cauchemar apocalyptique (11). Alan Moore (12) est présenté comme l’héritier de cet échec deux siècles plus tard puisqu’il renouerait avec cette dialectique dans Watchmen (les Gardiens). La figure baconienne du démiurge devient un «homme-sauveur» qui détruit pour sauver. Devenue arme nucléaire et idéologie mondialiste, la science réalise à l’échelle de la planète «La Maison de Salomon», nom que donne Francis Bacon à l’institution imaginaire décrite dans son récit utopique La Nouvelle Atlantide. Mais cet apparent succès est un échec spirituel: sans Dieu, il ne reste que la peur et le compromis moral. Moore incarnerait donc le désenchantement du progrès, l’Antéchrist triomphant parce que le monde ne croit plus ni au mal, ni au salut. La réponse à cet échec serait donnée par Eiichiro Oda (13) dans son manga inachevé One Piece. Il y réinvente la théologie apocalyptique où l’Antéchrist et le Christ réapparaissent. Là où Moore voyait la fin du monde, Oda imagine une rédemption. Là où Bacon voulait abolir la mort, là ou Moore désespérait devant un monde sans Dieu, Oda remettrait au centre la dimension messianique. Il ne choisit ni l’Antéchrist ni l’Armageddon (lieu de combat entre le Bien et le Mal à la fin du monde, Apocalypse 16,16). Rédemption non par une foi dogmatique, mais par l’innocence, la mémoire et la fraternité. L’attente du miracle plutôt que la domination ou la fin du monde. Sous l’apparente superficialité du manga, se dessinerait une théologie de l’Espérance. Ainsi s’achève le cycle, ou l’espoir demeure dans l’histoire de la chute.

Un discours pseudo théologique

Thiele se livre à un commentaire mystique ébouriffant, avec une apparente et désarmante logique. Il surinterprète les œuvres devenant ainsi écritures prophétiques et les organise selon une architecture biblique: création, chute, jugement, rédemption. Construction herméneutique – presque délirante, mais rigoureuse, il faut le reconnaître – où chaque auteur occupe une place typologique précise: Bacon est le démiurge, Swift le Prophète, Moore l’agent de l’Apocalypse et Oda une sorte d’Évangéliste de l’Espérance. Même si la lecture du texte foisonnant est parfois difficile, écrit dans un style que nous qualifierons de pseudo théologique, nous croyons pouvoir dire que Thiele s’exerce, avec un inquiétant brio, à traduire les mutations de la raison moderne en empruntant le vocabulaire du salut (14). Nous avouons que la démarche est impressionnante: tenter de trouver et démontrer une unité spirituelle (même artificielle) à quatre siècles de littérature et de culture populaire. Mais au prix de réduire sciemment les auteurs à des rôles eschatologiques et de diluer ou déformer leur complexité historique dans un récit ridiculement mystique. Érudition peut-être séduisante, mais qui cultive intentionnellement le symbolique aux dépens de l’historique. La thèse de Thiel est que la modernité ne cesse de s’inscrire dans une tension entre science et foi. Sa construction d’un cadre théologique transforme son analyse en une sorte d’apocalypse aux allures poétiques. Évidemment, il ne prêche pas contre la science mais semble plaider (à sa façon) pour une conscience spirituelle du progrès. L’utopie technologique ne peut devenir «paradisiaque» qu’à la condition de garder la foi en la transcendance, la mémoire du mal et l’espérance du bien.

 

Un milliardaire en crise mystique ?

Les lecteurs de cette communication me pardonneront cet excursus, cependant nécessaire pour mieux comprendre non seulement le cas Peter Thiel, mais aussi les ombres qui pèsent sur la démocratie américaine et, peut-être un jour sur les nôtres. J’épargnerai à ces mêmes lecteurs les très nombreuses lectures que je me suis infligées pour rédiger ces quelques lignes. Mais il faut en tirer une conclusion qui m’est apparue évidente: Thiel doit être pris au sérieux (15). Nous ne pouvons pas nous permettre «de faire l’économie d’une réflexion sur le sujet» malgré ses contradictions. Et peut-être à cause d’elles ! Malgré ses paradoxes et ses ambivalences (16). Le comprendre pour mieux combattre des idées argumentées, des visions dangereusement séduisantes pour des pseudo-théoriciens-intellectuels qui seraient en mal d’horizons nouveaux. Pour mieux penser l’à venir aussi. Car il se situe à l’intersection dangereuse de la religion, de la technologie et du capitalisme post-moderne, ardent artisan de la mutation du politique et du sacré à l’ère du numérique. Ce cycle, que d’aucuns n’hésitent pas à qualifier de «parabole», illustre de manière évidente que, contrairement à la modernité disons classique, lorsque la science était perçue comme concurrente de la foi, le paradigme technologique contemporain se transforme en une nouvelle croyance. Ce qui ne devrait être et demeurer qu’un instrument rationnel devient un horizon eschatologique. L’innovation technologique devient promesse de survie et de salut. En investissant dans les technologies telles que l’intelligence artificielle, la super-intelligence, la conquête spatiale etc., Thiel a pour dessein de façonner le monde matériel en imposant une vision métaphysique de ce qu’il veut que soit l’avenir de l’humanité. Le «créateur prophétique» convoque un Antéchrist qui n’est plus la figure religieuse au sens classique, mais le symbole d’un pouvoir total («pouvoir algorithmique») capable de remodeler la société et de transcender les institutions démocratiques traditionnelles. Une «volonté de puissance» nietzschéenne non plus incarnée dans l’homme, mais déléguée à ses propres créations technologiques. «Des questions sombres émergeront dans les dernières semaines crépusculaires de notre interrègne.» Nous voici inscrits dans une période indécise, dans un vide politique et institutionnel; dans un intervalle de transition incertaine où aucun consensus ne domine. «Dernières semaines crépusculaires» puisque nous sommes proches d’un moment décisif, d’un changement majeur. Le déclin et la fin sont imminents. Alors «des questions sombres émergeront». «Révélations» déstabilisantes (17). Nous approcherions d’une Vérité (18) foudroyante arrachés à notre ignorance confortable (19). Le prophète annonce une période de turbulences, de questionnements fondamentaux, de risques juste avant qu’une nouvelle ère, ou plutôt un ordre nouveau, n’émerge. En remplacement de l’ancien ordre, qu’il appelle «ancien régime». Aucun doute que s’exprime ici une vision critique, apocalyptique, de la période de transition que traversent toutes les sociétés occidentales (dont les États-Unis) sous l’effet de mutations technologiques, politiques, idéologiques dont, il faut le reconnaître, nous faisons déjà l’expérience quotidienne sans vraiment le réaliser, ni en mesurer les conséquences à moyen et long terme (20). «Un temps pour la vérité et la réconciliation» ? Cette dynamique vérité/réconciliation suggère qu’après le dévoilement des secrets un nouvel ordre s’installera au prix de tensions majeures qui seront surmontées. Et le retour de Trump à la Maison blanche augurerait l’Apocalypse (21). Un milliardaire en crise mystique ? Un libertarien manipulateur écrivant l’évangile d’un pouvoir algorithmique total dont l’Antéchrist est la métaphore ambiguë. Un nouvel évangile Théo-politique dans la logique post moderne.

 

Combattre l’Antéchrist tout en construisant son royaume

Mais de quoi au juste l’«Antéchrist moderne», que Thiel «traque», est-il la métaphore ? Traduirait-elle la radicalité de sa vision du monde ? Dans sa perspective, le mal contemporain n’est plus le fanatisme ou la tyrannie, mais tout ce qui freine et fait obstacle à la science. Ce «traqueur de l’Antéchrist» ne fait que traquer, en les diabolisant, ceux qui appellent à réguler la recherche et les progrès de la technologie. Cependant, le fondateur de Palantir contribue à cet ordre mondial en même temps qu’il le combat (22). Lorsqu’on compare les différentes conférences de son «Antéchrist tour», les contradictions internes sautent aux yeux. Ces contradictions s’inscrivent dans une tension identifiable entre un discours libertarien soutenant l’innovation et son alliance avec des courants conservateurs autoritaires. D’un côté, plaidant pour une accélération innovante, il dénonce l’Antéchrist – ou les forces antéchristiques – qui s’y opposent au nom de la paix. De l’autre il s’inscrit dans la perspective d’un discours politique nationaliste parfois anti-libéral. Ainsi se juxtaposent, sans toutefois s’opposer clairement, le discours de la Silicon Valley et celui de la «révolution nationale conservatrice» (23) ! Cette double posture crée forcément des incohérences dans sa rhétorique. D’autres contradictions émergent dans son positionnement très ambigu entre la menace et le salut qu’incarnent la technologie. Tantôt Peter Thiele loue la technologie comme un katechon (24) retenant la fin des temps, tantôt il craint que cette même technologie, si elle était contrôlée par un pouvoir mondial, devienne l’incarnation planétaire de l’Antéchrist. Cette ambivalence se manifeste dans son récit spirituel du cycle Bacon-Swift-Moore-Oda, et en constitue un imperceptible et déroutant fil conducteur, comme le filigrane invisible. Il oscille entre une sorte d’exaltation mystique du progrès et une mise en garde apocalyptique, mais sans résolution claire de cette contradiction. Ce n’est pas un hasard si ce cycle se clôt sur un manga inachevé, donc toujours ouvert. Comme pour conjurer la clôture ! Il nous semble que ces contradictions notables entre exaltation et méfiance technologique, entre libéralisme et nationalisme, entre salut et damnation révèlent une prudence – que nous pourrions qualifier de cynisme politique – afin d’apparaître, dans le contexte américain des alliances politiques, comme une figure tentant de fédérer des groupes opposés: libertariens, nationalistes chrétiens, conservateurs technophiles (25). Bien sûr, ce n’est qu’une hypothèse; mais cette complexité discursive à propos de l’Antéchrist constitue, tendue et paradoxale, ce que nous pourrions appeler sa théologie politique du capitalisme technologique.

En conclusion de son article, Corine Lesles rapporte une question qu’un écrivain et journaliste conservateur au New York Times lui pose. Je cite:

«À Ross Douthat, qui lui demande s’il ne fait pas le jeu de ceux qui veulent encadrer l’IA, avec ses investissements dans les technologies militaires et de surveillance – « Ne serait-il pas une ironie de l’histoire que l’homme qui s’inquiète de l’Antéchrist ne facilite accidentellement son arrivée ? » –, Thiel répond que ce n’est « évidemment pas [son] intention »».

Et la journaliste de conclure avec esprit: «Réponse digne de l’Antéchrist, qui comme chacun sait depuis le Moyen Âge, avance masqué…». Thiel masqué ? À la fois critique et complice !

 

Le masque de la lucidité. Un providentialisme technologique

Le symbole de Palantir (26) convient parfaitement à Thiel. Pierre de vision, ayant «l’apparence d’un bloc sombre de manière transparente». C’est l’artefact de vision totale qui finit par aveugler. En orchestrant le cycle Bacon-Swift-Moore-Oda, il dramatise le dilemme de l’intellectuel croyant dans un monde post-séculier. Ce cycle nous semble fonctionner comme une mise en scène critique et, en même temps, comme un masque idéologique. Car Thiel y surjoue le tiraillement entre foi et raison, pour l’analyser mais aussi (et toujours en même temps) pour s’y dissimuler, comme si ce conflit était sa véritable position d’équilibre ou, plus probablement, celle d’une ambiguïté stratégique. Comment parler de Dieu sans devenir dogmatique ? Comment critiquer la modernité sans s’en exclure ? Double mouvement qui le rend fervent complice de la modernité qu’il dénonce. Tout en restant critique – il décrit lucidement la faillite spirituelle du rationalisme – il s’inscrit sans cesse dans une ambivalence calculée en manipulant avec une exceptionnelle maîtrise ses cadres critiques, ses références culturelles et bibliques, sa rhétorique apocalyptique, et son goût suspect du paradoxe. En jouant l’esprit déchiré, Thiele semble vouloir rester moralement indemne. Sous les oripeaux du théologien et de l’homme de culture, il croit discerner les signes de l’Antéchrist tout en se complaisant à son spectacle. Ce cycle Bacon-Swift-Moore-Oda ressemble à une stratégie de légitimation théologique et intellectuelle. Une «parabole» ? Plutôt un sombre laboratoire conceptuel: sous les apparences de l’exégèse théologique, Thiel reconduit un schème providentialiste: l’histoire, même profane, reste gouvernée par un principe caché de finalité divine. Mais cette providence n’agit plus directement par Dieu; elle se manifeste désormais à travers la rationalité technique, la domination scientifique et les structures du pouvoir mondial. Science et surveillance sont les nouveaux véhicules du dessein providentiel et remplacent la grâce ! Le masque est celui de l’ambivalence: celle d’une civilisation qui ne peut ni renoncer à Dieu ni l’assumer pleinement. C’est la condition de possibilité d’un discours spirituel dans un monde séculier. Ainsi Thiel préserve-t-il l’équilibre entre critique et complicité, pouvoir et foi, apocalypse et gouvernance.

 

La nouvelle économie du salut ?

Mais en transformant la foi en concept de gouvernance, Thiel n’échappe pas à ce qu’il dénonce, à la fois critique de la modernité et artisan de son aspiration prométhéenne. Derrière ce cycle Bacon-Swift-Moore-Oda, texte trop peu connu, il remet en scène la dialectique ancienne du salut et du pouvoir, le dernier refuge du spirituel étant la «lucidité» intellectuelle. En dissimulant Dieu sous les langages protéiformes du savoir, il ne fait que prolonger la tentation baconienne qu’il prétend juger. Mais ce masque n’est-il pas le signe de notre temps ? L’instrument d’une foi sans révélation, sans transcendance, d’une vérité privée d’aveu, d’une théologie qui se perpétue en feignant de disparaître. Comme la caution morale d’un imaginaire post-occidental.

Les «heures sombres» ne sont pas seulement vouées à l’interrègne; elles risquent d’obscurcir un nouveau monde qui menace de devenir le monde d’après, comme si le salut collectif dépendait du contrôle informationnel et de la technoscience érigés en bien commun ! Son cycle Bacon-Swift-Moore-Oda trace l’histoire de cette sécularisation du sacré: de la révélation aux datas, du péché originel à la responsabilité planétaire.

 

Prendre Thiel au sérieux

Peter Thiel s’impose comme une figure intellectuelle très complexe, à la croisée des enjeux technologiques, politiques et religieux. Son recours aux catégories théologiques – l’Antéchrist, le katechon – est une tentative bien singulière de penser la post-modernité à travers une démarche quasi eschatologique. Il reconfigure ces concepts afin de les inscrire selon une pensée toute personnelle dans la dynamique du pouvoir algorithmique et de l’innovation techno-capitaliste. Selon lui, le véritable défi de notre monde réside dans la tension entre une foi rationaliste en la technique comme voie de salut et la menace totalitaire incarnée par un Antéchrist contemporain imaginaire. Pourquoi le prendre au sérieux ? Parce qu’il illustre – et peu importe l’excentricité de sa démarche – un paradigme critique où science et technique ne sont plus de simples instruments mais des vecteurs potentiellement messianiques d’une nouvelle forme de gouvernance. Cette étonnante rhétorique eschatologique n’est pas une critique académique traditionnelle. Elle s’inscrit dans un discours stratégique qui mêle mystique, politique et capital. Si révélation il y a, c’est celle d’une époque en transition. Le cycle Bacon-Swift-Moore-Oda invite à mener une réflexion approfondie sur la manière dont les représentations religieuses peuvent se transformer en paradigmes analytiques pour comprendre et maîtriser les mutations du politique et du social à l’ère du numérique.

La perspective de Thiel, et sa démarche, illustrent parfaitement le diagnostic d’Ellul: la technique, loin de n’être qu’un outil neutre, tend à se sacraliser, devenant l’objet d’une foi rationnelle qui confère à l’homme la puissance d’agir sur le monde selon ses propres fins. Le cycle Bacon-Swift-Moore-Oda, en inscrivant l’utopie scientifique dans une grille théologique, manifeste le paradoxe du progrès décrit par Ellul: chaque avancée technique accroît la maîtrise de l’homme, mais elle révèle en même temps son incapacité à garantir le bien moral ou le salut spirituel. Thiel fournit un exemple saisissant de la manière dont la post-modernité conjugue technoscience, capitalisme et symbolisme religieux. Sa théologie politique du capitalisme technologique invite à réfléchir aux effets structurants de la technique sur nos sociétés et sur notre imagination collective, conformément à l’intuition d’Ellul: nous ne pensons pas encore suffisamment la place de la technique dans nos vies quotidiennes et dans l’organisation du pouvoir.

Le cycle Bacon-Swift-Moore-Oda est un texte de faux prophète. Ce texte échappe parfois à la lecture. Mais il faut faire l’effort de le déchiffrer, car c’est à cause de son ambiguïté que la démarche de Thiel doit retenir toute notre attention. Elle souligne l’urgence d’une véritable critique qui, à la croisée du politique, du technologique et du symbolique, cherchera à penser l’avenir sans sacrifier la dimension éthique et humaine au culte de l’efficacité.

 

Illustration: Peter Thiel en 2022 (photo Gage Skidmore, CC BY-SA 2.0).

(1) Cette phrase est extraite d’une tribune de Thiel (10 janvier 2025) publiée par le Financial Times, Un temps pour la vérité et la réconciliation. (A time for truth and reconciliation): «Darker questions still emerge in these dusky final weeks of our interregnum». Idée reprise dans le cadre de conférences privées inédites , où tout enregistrement était interdit., sur les thèmes de l’Antéchrist, de l’Apocalypse et de la fin de l’«ancien régime».

(2) Grégory Aimar, Peter Thiel, le technoprophète de l’Apocalypse, Revue des deux mondes, 10 juin 2025.

(3) «L’avenir exige des idées nouvelles et étranges», Forum protestant, 9 mai 2025. Le titre de cette communication est issu du même éditorial.

(4) Corine Lesnes, La thèse de Peter Thiel est que «l’Antéchrist du XXIème siècle utilise la peur du changement climatique pour promouvoir l’avènement d’un « gouvernement mondial »», Le Monde, 30 octobre 2025.

(5) La phrase en exergue est extraite de l’une d’entre elles.

(6) Peter Thiel et Sam Wolfe, Voyages au bout du monde, First Things, 1er octobre 2025.

(7) «Pendant quatre siècles, ces écrivains se sont interrogés: la science invoquera-t-elle ou réprimera-t-elle l’Antéchrist ?»

(8) Francis Bacon, article Wikipédia : «L’idée prophétique de Francis Bacon était d’institutionnaliser une forme d’apprentissage expérimental afin de former une classe de scientifiques expérimentaux ayant les moyens de quérir le pouvoir. Cf. La Nouvelle Atlantide».

(9) Jonathan Swift, article Wikiwand.

(10) Rappelons que le héros des quatre voyages satiriques de Swift se nomme Lemuel Gulliver, ce qui signifie en hébreu dévoué à Dieu.

(11) La lecture de Thiel met en relief l’intention théologique et eschatologique de l’œuvre de Swift. Selon lui, Swift n’a gagné qu’une victoire purement littéraire alors que Bacon aurait remporté la guerre des idées.

(12) Alan Moore, article Wikipédia: «Alan Moore établit définitivement sa réputation avec la maxi-série Watchmen, publiée de septembre 1986 à octobre 1987. Imaginant ce qu’aurait été le monde si les super-héros avaient réellement existé depuis les années 1940, Moore et le dessinateur Dave Gibbons dépeignent une Amérique craignant une guerre nucléaire dans le contexte de la guerre froide. Les super-héros doivent alors travailler pour le gouvernement du pays ou se voir déclarés hors-la-loi. Névrosés, amoraux, sexuellement perturbés, mégalomanes, ils se montrent avant tout humains».

(13) Eiichiro Oda, article Wikiwand: «Premier manga de Eiichirō Oda débuté en 1997 et toujours en cours; entré dans le Livre Guinness des records pour être devenu le manga au tirage le plus important du monde en décembre 2014». Thiele situe Oda dans le contexte de la guerre froide, plus exactement post guerre froide. Le monde de One Piece est né du nouvel ordre mondial du président George H.W. Bush. La grande question qui mêle théologie et politique est: qui gouverne le monde ?

(14) Le récit d’Oda est un récit de salut.

(15) Ou «le prendre à la lettre». Consulter: Arnaud Miranda, Jean-Benoît Poulle, Peter Thiel: pensées de l’Antéchrist, Le Grand Continent, 24 octobre 2025.

(16) En lisant ses déclarations initiales, on constate que Thiel adopte la posture néo-libérale posée d’un entrepreneur confiant dans le potentiel salvateur de la technologie. Et puis son registre se fait progressivement de moins en moins rationnel, de plus en plus apocalyptique, anxieux et quasi prophétique, comme si le temps pressait devant l’urgence d’un pouvoir mondial antéchristique selon lui. Le discours technologique évolue en se faisant plus politique, puis théologique, intégrant de plus en plus des citations bibliques et culturelles. Ce qui renforce, nous le préciserons ultérieurement, l’aspect paradoxal et ambivalents de ses propos. Nous considérons que c’est précisément cette ambivalence qui est dangereuse et qu’il conviendrait de démasquer dans ses objectifs profonds.

(17) Parfois complotistes, qui bouleverseront l’opinion publique et les structures de pouvoir.

(18) Victoria luminis: édifiant !

(19) Nous pensons ici aux concepts du film Matrix, thèmes complotistes «populaires sur internet auprès de l’extrême droite française». Pilule rouge et pilule bleue,(Wikiwand).

(20) Si l’on veut comprendre comment nos libertés se transforment progressivement en outils d’asservissement, il faut lire l’ouvrage du philosophe allemand Han Byung-Chul: Psychopolitique. Le néolibéralisme et les nouvelles techniques de pouvoir, traduit de l’allemand par Olivier Cosse, Paris, Circé, 2014.

(21) L’Apocalypse de Donald Trump selon Peter Thiel, Le Grand Continent, 10 janvier 2025:  «Le retour de Trump à la Maison-Blanche augure l’apokálypsis».

(22) Comment situer Palantir technologies dans ce contexte ? Aux yeux de son fondateur, sans aucun doute, comme une institution messianique… ambivalente ! Expliquons-nous. Palantir propose des technologies de surveillance et de contrôle aux gouvernements, ce qui pourrait apparaître comme un outil d’empêchement de l’Antéchrist dans la pensée de Thiel — puisque participant à la défense d’un ordre multipolaire et rejetant le totalitarisme global. Toutefois, cette même puissance technologique soulève aussi le risque d’une surveillance planétaire… Ambiguïtés et paradoxes.

(23) La «révolution nationale conservatrice» (dont Trump parfois se réclame) valorise un État fort défendant les valeurs traditionnelles alors que Thiel, libertarien, prône la réduction de l’État, la destruction des institutions et une gouvernance dominée par l’innovation technologique et la liberté individuelle radicale. Il estime que la Silicon Valley prépare un avenir hors du contrôle des structures étatiques classiques. Pour plus de précisions, on pourra consulter l’article de Fabien Benoit, Peter Thiel, l’homme qui voulait achever la démocratie, Usbek&Rica, 17 juillet 2018. Il déclare, dans L’éducation d’un libertarien (2009): «Nous sommes engagés dans une course mortelle entre la politique et la technologie». Voir la contribution scientifique de Pierre Bauby, Pourquoi étudier la «pensée Peter Thiel» ?, CIRIEC France, 20 octobre 2025.

(24) Cette notion est empruntée à Carl Schmitt et évoque la force qui suspend le règne de l’Antéchrist. À vrai dire, il réinterprète le concept, le détourne, pour étayer sa propre thèse. «…Tous les concepts prégnants de la théorie moderne de l’État sont des concepts théologiques sécularisés», Carl Schmitt, Théologie politique, traduction de Jean-Louis Schlegel, Gallimard, 1988 (1922), p.36. Il évoque la souveraineté étatique. Thiel la transfère à la sphère entrepreneuriale. Le katechon, force qui retient chez Schmitt le mal absolu, devient technologique: seule la puissance privée est capable de différer la catastrophe. Une recherche serait à faire sur la conjonction astucieuse que Thiel opère entre Girard et Schmitt pour élaborer sa pensée paradoxale du salut technologique. Girard lui inspire la crainte d’un monde qui serait livré à la violence mimétique et à la fausse paix sacrificielle, Schmitt lui inspire la nostalgie d’une décision souveraine.

(25)  Pour le milliardaire Peter Thiel, Greta Thunberg et les anti-IA sont les «Antéchrist» de notre époque, Le Figaro (avec AFP), 11 octobre 2025: «Ces conférences, bien que non publiques, ont suscité une grande curiosité à San Francisco, illustrant à la fois la forte progression du nationalisme chrétien aux États-Unis et l’intensification du combat des dirigeants de la Silicon Valley contre la réglementation de l’IA, depuis le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche». Thiel parle même des «légionnaires de l’Antéchrist».

(26) «Un palantír (aussi appelé pierre de vision ou pierre clairvoyante, au pluriel palantíri) est un objet du légendaire (legendarium) de l’écrivain britannique J.R.R. Tolkien, apparaissant notamment dans les livres Le Seigneur des anneaux et Le Silmarillion. Un palantír a l’apparence d’un globe sombre de matière transparente (une sorte de boule de cristal), permettant à son utilisateur d’observer des lieux distants dans l’espace et le temps, ou bien de dialoguer avec une autre personne qui utilise elle aussi un palantír» (Wikipédia).

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