Le vague sentiment de choses irrévocables
«Une entreprise de transformation de la société, de la pensée et de l’individu»: comment penser, comment combattre le nouvel autoritarisme qui surgit un peu partout dans nos démocraties ? Face au chaos que crée et dont a besoin ce nouveau mode de pouvoir pour justifier sa prise en main de tous les leviers, il s’agit d’abord pour Jean-Paul Sanfourche de garder «la conscience du tragique», c’est à dire «le désir d’affronter collectivement la réalité» au contraire de «masses obsédées par le désir d’échapper à la réalité» parce qu’elles «ne peuvent plus en supporter les aspects accidentels et incompréhensibles».
«L’homme, le plus souvent, n’étreint que ses fantômes. Tels sont les objets subjectifs… Il nous faut donc choisir des objets véritables, objectant indéfiniment à nos désirs» (Francis Ponge, Lyres, 1961.)
Un vent mauvais souffle aujourd’hui. Sur notre pays, sur l’Europe, sur le monde, sur notre existence collective et sur nos humbles vies privées. Au sortir du sommeil oublieux qui parfois efface tout, la réalité s’impose, chaque jour plus terrifiante, si contraire à nos convictions, à nos opinions, à nos valeurs, à nos engagements qui ne prennent sens qu’à travers la Parole dont nous sommes nourris sans lui être toujours bien fidèles et que nous peinons trop souvent à entendre. Quelle théodicée contemporaine pourrait nous porter secours ? Comment se retrouver soi-même dans un monde qui nous signifie que nous sommes inadaptables, comme à contretemps, et qui nous rejette – ou nous annule – lorsque nous lui résistons et refusons en pure perte de nous accommoder de tout, d’accepter l’inacceptable ?
Assister à l’inéluctable ?
C’est pourtant cet inacceptable qui informe insidieusement nos existences, qui trompe nos consciences distraites, qui les asservit malgré nous. Et combien de fois nous interrogeons-nous: Suis-je bien de ce monde ? Y ai-je bien ma place ? Mais aussi: Quelle est ma part de responsabilité au regard de l’Histoire ? Qu’ai-je donc fait, accepté ou nié à mon humble échelle pour que ce monde devienne si difficile à vivre, si peu respectueux de ce qui fait notre humanité ? En quoi aurais-je failli en contribuant malgré moi, peut-être avec mon inconscient consentement, à ce délitement généralisé, sans avoir toujours la capacité de le penser, c’est-à-dire de remonter à ses sources, de l’envisager dans sa complexité mouvante et d’en prévoir les fatales conséquences ? Que se passe-t-il aujourd’hui pour que j’ai le sentiment d’assister à l’inéluctable et que mes quelques savoirs, inopérants à penser le réel, ne me permettent que de constater ? Et déplorer. En vain.
Dans un monde impossible à saisir dans sa totalité, nous voilà incapables d’établir une linéarité acceptable de significations selon l’enchaînement des causes et des conséquences qui aide habituellement à reconstituer le fil, sinon la logique, de l’Histoire. Le principe de raison suffisante, rationaliste, laisse penser que rien n’arrive sans raison. Désenchantement du monde que déserterait le divin. Mais pourquoi ce sentiment intime que quelque chose s’est cassé, exigeant réparation ? Encore faudrait-il savoir ce qui est cassé et ce qui l’a cassé. Il est terrifiant de ne pas comprendre, de ne pas saisir de vérité(s) et donc de ne pas pouvoir agir et résister. Résister, n’est-ce pas tenter de «sauver quelque chose de la ruée inexorable du monde vers l’anéantissement» ? Impossible de taire en nous ce «vague sentiment de choses irrévocables» (1). Quelque chose de radical, qui serait sans appel ni recours. Que les historiens expliqueront peut-être, en se penchant sur ce début de siècle lorsqu’il sera devenu notre passé.
Vient un temps de nos vies où les forces nous abandonnent sans altérer nos convictions. Cette faiblesse, parfois conjuguée à la désillusion, nous assigne, sans renier ce que nous croyons être encore nos principes, au rôle apparemment passif de spectateur. Le spectateur (2) est celui qui regarde le monde se déliter et qui se regarde vivre, lucide et impuissant, dans ce monde qui s’égare dans une grotesque bouffonnerie. Observer donc sans trop se laisser distraire par les contingences de nos vies quotidiennes, machinales, que l’existence commande. Surmonter l’angoisse d’une lassitude teintée d’écœurement, suivre de loin, malgré tout, les dérèglements du monde, et oser s’exprimer sans renoncer à ce que l’on croit être sa vérité intérieure.
«Le pire est encore possible»
Il faut l’avouer. En ces temps troubles et dans notre quête de sens, les livres sont nos seuls refuges. En relisant Hannah Arendt, pour qui le totalitarisme ne peut se réduire à une forme de gouvernement autoritaire ou dictatorial, on peut observer de par le monde des phénomènes politiques, peut-être inédits, qui ne peuvent se comparer aux régimes de types nazi ou stalinien, mais qui, tout en dépassant leurs cadres spécifiques, incarnent des dynamiques de pouvoir toujours vivaces, en rupture avec les traditions démocratiques et républicaines qui sont les nôtres et auxquelles nous semblons toujours attachés. Je dis bien «nous semblons», car on peut parfois en douter. Formes de gouvernement ou conceptions et exercice de la politique qui se nourrissent des faiblesses et du déclin de ces formes traditionnelles. En Europe et bien au-delà, on observe ou pressent l’ascension de mouvements encore hétéroclites qui jouent sur les peurs, sur l’isolement des individus et le désir bien humain de certitude et de stabilité face à la dérive du monde, perçu ou vécu comme chaotique et menaçant. Soyons lucides: ces mouvements pourraient devenir massifs. En France, en Allemagne, en Autriche, dans les pays du Nord de culture protestante. Les peuples qui ont oublié leur culture et leur Histoire, lorsqu’ils ne la réécrivent pas, la revivront. Certes différemment mais sur le même mode de la honte et du tragique, de la déchéance de notre humanité. Or nos mémoires sont aujourd’hui défaillantes ou coupablement sélectives. Ou abusées par des discours ou des ouvrages apparemment nouveaux mais qui ne sont que l’écho à peine atténué du plus abject maurrassisme. La modération affichée, l’apparente honorabilité de ceux qui siègent trop nombreux à l’extrême droite de l’Assemblée nationale ne doit pas nous faire oublier qu’ils sont les héritiers, quoiqu’ils en disent, de ceux qui ont servi des causes et des régimes odieux aux heures les plus sombres et pas si lointaines de notre histoire. Les tailleurs bien coupés et les costumes cravates ne font pas oublier les bruits de bottes et la nuit et le brouillard. Il faut écouter et croire les prophètes – parfois les derniers survivants d’Auschwitz, qui nous alertent quant à la possibilité tragique des jours à venir. «Le pire est encore possible», dit Ginette Kolinka. Sans mémoire, nous serions les victimes consentantes d’un destin que nous n’aurions certes pas voulu. Quand il sera trop tard, étonnés, on cherchera encore et encore les raisons d’une nouvelle déroute matérielle et morale, qui aura abîmé un peu plus une humanité déjà dégradée.
Inébranlables piliers de l’enfer
Nous avions déjà évoqué les «piliers de l’enfer», racines du totalitarisme selon Arendt. Ils sont encore bien solides. Le terreau de l’antisémitisme est toujours fertile et la résurgence de la haine envers les juifs sous les oripeaux de l’antisionisme est aujourd’hui plus qu’inquiétante. La Shoah, dont il fut abondamment question à l’occasion de la commémoration de la libération du camp d’Auschwitz il y a quatre-vingt ans, n’est plus depuis le pogrom du 7 octobre, dans l’esprit de certains, un bouclier contre l’antisémitisme. Plus d’histoire pour les vaincus: pire, de négations en dénégations, on veut les priver de l’histoire de leurs martyrs (3) !
Les empires coloniaux semblent avoir disparu, même si de nouvelles présences étrangères en Afrique les reconstituent sous d’autres formes. Mais le concept de colonisation est bien vivace et habilement instrumentalisé. Des complaisances plus que suspectes émanent de l’autre aile extrême de notre champ politique – et qui siège aussi à l’Assemblée –- vis-à-vis de ce qui est appelé djihad. Se construit une idéologie nouvelle qui consiste à inventer l’improbable classe des nouveaux prolétaires, et à leur attribuer le statut de nouveaux colonisés, partout où ils sont. Dans la galaxie woke, grâce à la méthode peu scientifique de décontextualisation pratiquée sans complexe, le conflit israélo-palestinien se résumerait à l’affrontement de deux camps: une minorité privilégiée (et blanche de surcroît) contre une communauté marginalisée. Colonisateurs et colonisés. Sartre dit à peu près la même chose dans sa préface aux Damnés de la terre (1961) déshonorant l’ouvrage de Franz Fanon: l’arme d’un combattant étant son humanité, il sera toujours plus humain que sa victime.
Le racisme n’a pas non plus disparu de nos sociétés. C’est un poison tenace au quotidien. Pire, il semble sollicité en tant que concept dans des tentatives différentialistes ou communautaristes, déconstruisant sciemment l’idéal universaliste. Paradoxalement, l’essence de la pensée raciste nourrit certaines initiatives qualifiées d’antiracistes, selon une sémantique orwellienne. Celles de «camp d’été décolonial», ou d’ateliers en «non mixité raciale» que la Licra et SOS racisme ont dénoncé en leur temps. «Un nouveau racisme», avait alors alerté Élisabeth Badinter (4).
On assiste à la résurgence de discours qui, construisant des vérités alternatives, déforment la réalité au profit de réalités parallèles, offrant du monde des visions simplistes au prisme de systèmes prétendant résoudre la complexité humaine du réel, réduisant l’Histoire à d’élémentaires tensions, à des antagonismes faussement théorisés. Ce qui séduit toute pensée paresseuse et inquiète, avide d’explications et de solutions simples. D’autant plus apparemment évidentes qu’elles sont susceptibles de convaincre et de rendre inutile, voire déraisonnable, toute contestation. Si je divise le monde entre oppresseurs et opprimés, si j’aide à les identifier sans aucun doute, alors le camp du bien s’oppose à celui du mal et nos choix orientés sont faits. C’est une entreprise de transformation de la société, de la pensée et de l’individu. Nous ne pensons pas trahir l’analyse d’Arendt en décrivant là les ingrédients et les visées de discours différents mais convergents car tous d’essence totalitariste.
Après tout, ce sont peut-être mes fantômes personnels que j’étreins ici, désignant mes objets subjectifs. Mais quels objets véritables pourrais-je objecter à mes supposés désirs ? J’ai appris qu’il fallait toujours s’essayer à penser contre soi-même. Encore faudrait-il s’appuyer sur des faits, des événements, contredisant mes craintes. Je n’en trouve pas et laisse à mon lecteur cette tâche qui m’est aujourd’hui impossible. Pour prévenir toute critique (qui serait justifiée sans aucun doute) quant à la forme existentielle que semble avoir mon propos, voire sa teneur par trop subjective, j’aurais volontiers recours à Karl Barth qui évoque dans son Éthique «…ce reste inescamotable de subjectivité sans lequel il ne peut pas y avoir d’objectivité».
«Saisir le destin qui se manifeste dans les événements» (5)
La lucidité est toujours tragique. Toute vision politique, celle d’un véritable homme d’État, est dépassement du tragique. L’Histoire nous en livre de rares exemples. Sans volonté supérieure, le lamentable spectacle de notre assemblée de pitoyables pantins tout juste capables d’interjections tonitruantes en guise d’argumentation (6), préfigure, si l’on n’y prend garde, le lent déclin intellectuel et politique, qui menace notre pays. Il est à redouter que la pire idéologie radicale, quelle qu’elle soit, ne prenne l’apparence trompeuse de cette volonté supérieure entraînant le redoutable déclin de la démocratie. Le chaos, entretenu systématiquement par les extrêmes, risque de faire croître un désir partagé d’ordre, d’autorité protectrice. Or la conscience du tragique c’est d’abord le désir d’affronter collectivement la réalité. Mais «les masses sont obsédées par le désir d’échapper à la réalité (…), elles ne peuvent plus en supporter les aspects accidentels et incompréhensibles». Elles ont «soif de fiction». Les êtres humains «ont besoin de transformer constamment les conditions chaotiques et accidentelles en un schéma humain d’une relative cohérence» (7). La lucidité tragique est le choix de l’affrontement et non de la dérobade. De la dérobade au renoncement, le chemin n’est pas si long.
C’est «un monde mensonger et cohérent qui, mieux que la réalité elle-même, satisfait les besoins de l’esprit humain…» (8). C’est ce monde et ce mensonge qui constituent le vaste décor de notre époque, traversée d’insidieuses propagandes. Poutine dénonce l’agression nazie ukrainienne sur son territoire et les ambitions impérialistes de l’OTAN. Netanyahou a déclaré sa riposte d’une «moralité sans équivalent» (9). Et selon Trump, «les étrangers souillent le sang américain». Le terrorisme devient résistance, l’impérialisme de l’un devient l’agression de l’autre, l’étranger devient partout le bouc émissaire de nos échecs… Il ne faut plus s’étonner que «l’homme extermine l’homme», dit Kertész après Auschwitz. Terrible et terrifiant constat. Quelques voix s’élèvent, isolées, sans réel écho, presqu’inaudibles, immédiatement stipendiées. Le mensonge se généralise dans une confusion désespérante, sous la forme de vérités alternatives, de complots inventés, annulant toute pensée clairvoyante donc imprudemment divergente. La monstrueuse cohérence du mensonge tend à prévaloir sur l’épure de la vérité. Les phrases slogans d’un Trump esquissant, pouces levés, des pas de danse maladroits, ou d’un Javier Milei, brandissant une tronçonneuse pétaradante, deviennent l’officielle vérité. On pense à Orwell, bien loin de la logocratie aristocratique d’Aristophane mais si proche des «logocraties populaires» que décrit Czeslaw Milosz dans La pensée captive. Quels destins ces hommes inaugurent-ils ?
L’élaboration des systèmes idéologiques d’intellectuels américains, initiateurs d’innombrables studies (dont nous avons déjà parlé), sans rigueur scientifique ni «sagesse de l’incertitude» (Kundera) et du doute, participe de la même entreprise mensongère, mais du côté de l’élite. Ces études relèvent de ce que pourrions donc appeler logocraties universitaires. Au fond, elles empruntent les méthodes des dialecticiens communistes staliniens. Un apparent réalisme critique contraint les pensées de chercheurs (dont l’honnêteté intellectuelle n’est pas forcément à mettre en cause puisqu’ils croient être dans le vrai), en même temps qu’il les séduit, les attire et finalement les enrôle et les capte. Jusqu’à les persuader de leurs intimes convictions. Toute pensée différente, divergente ou résistante est celle d’un traître. Ainsi se construisent et se propagent de nouvelles normes. Et une «Nouvelle Foi» (Milosz). Et nous citerons à nouveau Bret Weistein (voir note 4): «[On] ne prend pas au sérieux ces mouvements parce qu’ils sont ridicules, mais quand [on] s’y retrouve confronté, [on]n’a plus qu’un choix: soit se soumettre, soit être détruit». Ou s’autocensurer pour survivre, pourrions-nous ajouter. Qui aurait pu prendre au sérieux l’homme à la casquette MAGA rouge ou celui à la tronçonneuse, annonciateurs d’un monde nouveau, voire d’un âge d’or ? Comment la rationalité historique, celle des causes et des conséquences – au demeurant si ennuyeuse – pourrait-elle expliquer sinon justifier de telles évolutions ? «On ne connaît que ceux qui nous font souffrir», dit Goethe. Mais l’histoire ne parvient pas toujours à nous dire pourquoi. La littérature lucide, certainement. C’est la raison pour laquelle Boualem Sansal est en prison (10).
Un fascisme revisité ?
C’est de notre responsabilité historique dont il s’agit. La résistance en solitaire, pour soi-même, à bas bruit, est le choix de nombreux écrivains dans des régimes illibéraux ou totalitaires. À ce propos, il faut relire Bonhoeffer. Et oser appeler les choses par leur nom. C’est pourquoi je parle ici de «fascisme revisité» sous de nouvelles formes d’autoritarisme, et de «tentation du fascisme». Et c’est de soi-même qu’il faut se méfier. J’ai toujours en mémoire les mots d’Annette Wieviorka, l’historienne de la Shoah: «Il peut y avoir une aspiration au totalitarisme, un goût de la soumission». Presqu’un renoncement à sa liberté intérieure. Pourquoi dit-elle cela ? Malgré l’histoire tragique de sa famille, elle fut en 1970, dans l’après 68, séduite par le maoïsme, au point d’enseigner deux ans en Chine avec son mari. Victime de la propagande de l’époque, elle réalisa vite la réalité du régime chinois. On connaît son engagement ultérieur pour dénoncer le fascisme.
Les «verführer» (séducteurs) de Bonhoeffer sont toujours là: ce ne sont pas des fantômes. C’est d’abord sur la personnalisation du pouvoir, bien proche du culte du leader, que repose le fascisme. Trump a joué ce rôle, lors de l’assaut du Capitole (6 janvier 2021): ses partisans loyaux – il vient de les libérer, défiant la justice – étaient prêts à menacer les institutions démocratiques pour le soutenir et le porter à nouveau au pouvoir. Elon Musk jouit apparemment du même statut, en s’inscrivant marginalement dans la même logique politique, ses projets technologiques devenant les solutions incontestables aux défis globaux (là encore, la lucidité de Günter Anders est étonnante). Alors que la figure classique du fascisme s’appuyait sur un État centralisé, le libertarisme concentre le pouvoir dans les mains des principales figures économique et technologiques (Musk, Zuckerberg…) qui orientent le débat public, ou ce qu’il en reste, et les infrastructures critiques sans vrais contre-pouvoirs institutionnels. On assiste donc à une privatisation de l’autorité, ce qui n’est pas une moindre menace puisque qu’elle risque de concurrencer l’État. Les États.
Un mépris du débat démocratique et du consensus est une forme de rejet du pluralisme, comme pour organiser la société autour d’une idéologie unique. Les germes du fascisme sont au creux de ces discours populistes où le peuple pur est confronté aux élites corrompues, voire à des ennemis internes. Trump sait diaboliser ses opposants – politiques, journalistes, juges – en les qualifiant d’«ennemis du peuple». La «plateforme de liberté absolue d’expression» qu’est devenu Twitter, propriété du «génie technologique», y contribue en marginalisant les voix dissonantes et en amplifiant les discours dits polarisants.
Hannah Arendt a montré comment les crises servent les régimes totalitaires, qui manipulent les peurs après les avoir suscitées, sinon inventées. Comme bien d’autres responsable politiques populistes, Trump a multiplié pendant sa campagne les discours alarmistes sur l’immigration, la mondialisation menaçante, l’insécurité… Sont ainsi justifiées, et soutenues, les mesures autoritaires dont l’édification d’un mur à la frontière mexicaine. Nous aurions pu prendre bien d’autres exemples, en Europe, en Asie, et même chez nous ! Après tout, que penser d’un ministre de l’intérieur, garant des droits et des libertés, qui déclare que l’état de droit n’est «ni intangible, ni sacré» ? «Ça traduit une orientation politique préoccupante», a déclaré une sénatrice socialiste (11). Certes, mais cela semble dans l’air du temps !
Soyons clairs. Parler de tentation du fascisme ne dénonce pas, on l’aura bien compris, un retour aux régimes qui ont bouleversé le 20e siècle. Ce qui émerge dans notre monde contemporain est un néo-autoritarisme qui semble adapter les mécanismes historiques que décrit Hannah Arendt à nos sociétés globalisées et technologiques. En Europe, Viktor Orbán ou Marine Le Pen sont des figures de ce populisme, ou de cet autoritarisme populiste, qui promeuvent des discours nationalistes et qui utilisent la démocratie (tolérante et forcément faible, donc menacée dans son essence) comme d’un outil instrumental. L’Histoire nous a montré qu’ainsi instrumentalisée, la démocratie est rejetée lorsqu’elle ne sert plus l’intérêt de la logique totalitaire.
Être soi dans une époque sous influence ?
En ce qui me concerne, la quiétude est désormais impossible. Je n’ai pas parlé du dépérissement des valeurs morales et intellectuelles. Il me semble aller de pair avec les évolutions que j’ai tenté ici de décrire, en même temps qu’il les favorise. Hannah Arendt fait partiellement écho à Goethe. La première phrase du chapitre 11 intitulé Le mouvement totalitaire est: «Seule la populace et l’élite peuvent être attirées par l’élan même du totalitarisme…». Goethe écrit: «La populace ne craint rien moins que la raison; les gens devraient redouter la bêtise, s’ils savaient à quel point elle est redoutable. Mais la raison est source d’inconfort, il faut donc l’écarter; avec la bêtise il n’y a pas d’urgence: elle ne fait que corrompre».
Être heureux dans ce monde, sachant que le bonheur n’a rien à voir avec la légèreté ? On pourrait suivre le conseil de Stefan Zweig, dans Le monde d’hier (1942): «Il ne restait dès lors qu’une chose à faire: se replier sur soi-même et se taire aussi longtemps que durerait la fièvre».
Rejoignant Kertész, je crois que le seul devoir d’un homme est d’être en paix avec lui-même, malgré le désordre du monde. C’est peut-être cela, «être soi».
Mais être en paix ne signifie pas être heureux.
Illustration: Trump lors de son discours d’investiture le 20 janvier 2025.
(1) Formule empruntée à Dino Buzzati dans Le désert des Tartares, ouvrage publié en 1940.
(2) Titre de l’ultime ouvrage d’Imre Kertész, Le spectateur (1991).
(3) De l’attentat contre la synagogue de la rue Copernic (1980) à la marche du 12 novembre 2023 à Paris, la mobilisation en France contre l’antisémitisme ne cesse de décroître depuis 43 ans, bientôt un demi-siècle.
(4) Rappelons-nous d’Evergreen State Collège (État de Washington) et du sort réservé au professeur juif Bret Weinstein refusant de participer aux «Journées d’absence» pendant lesquelles les professeurs blancs devaient quitter le campus universitaire. Il fut qualifié de raciste et invité à démissionner. Plus tard, il déclarera: «Si nous avions compris qu’il ne s’agissait pas d’une aberration mais d’un avant-goût du présent, nous n’aurions pas permis que notre civilisation s’amuse à jouer avec de nouvelles formes de racisme, camouflées en lutte contre l’injustice».
(5) Imre Kertész, Journal de galère, Babel, 2016, p.118.
(6) La Fièvre parlementaire: ce monde où l’on catche ! Colère, polarisation et politique TikTok à l’Assemblée nationale, Note de l’Observatoire du Bien-être n°2025-01 (CEPREMAP).
(7) Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme, Le mouvement totalitaire, Gallimard (Quarto), 2002, p.671.
(9) «Je n’ai jamais rencontré d’homme amoral qui ne soit convaincu de sa vérité, si ce n’est de sa supériorité morale», dit Kertész.
(10) Plusieurs eurodéputés LFI, dont Rima Hassan, ont voté contre une résolution du Parlement Européen exigeant sa libération, cautionnant ainsi son emprisonnement. Quel devenir nous promettraient ces gens-là s’ils avaient le pouvoir ? De quels grands désastres pourraient-ils être les annonciateurs ?
(11) «Vous savez, l’état de droit, le principe selon lequel la loi est la même pour tous, trouve son origine dans la Déclaration des droits de l’Homme sur laquelle s’appuie le Conseil constitutionnel dans ses décisions. Peut-être que Bruno Retailleau a un petit compte à régler avec la République», déclare ironiquement un sénateur communiste.
(12) Karl Popper montre que cette tolérance peut détruire la tolérance elle-même. Laisser ces discours proliférer sans contrôle démocratique fragilise nos sociétés.
(13) Goethe, Les années d’apprentissage de Wilhem Meister, cité par Ludwig Hohl, in De la réconciliation non prématurée.