Le don d’une petite lettre - Forum protestant

«Quant à ta femme Saraï, tu ne l’appelleras plus Saraï car son nom est Sarah.» Le changement de la lettre finale du nom de la matriarche est «passage d’une identité personnelle (identité-idem) à une identité entrant dans le plan de Dieu (identité-ipsé)» et, selon Levinas, signe de la «souveraineté de la femme qui, dans un monde masculin, court toujours le danger de passer pour une chose qu’on possède», «dignité de personne qui retrouve sa plénitude et accède aux plus hautes vocations de l’humain».

 

 

«Je ne m’appelais pas encore Sarah, mais Saraï.»
(Marek Halter, La Bible au féminin 1, Sarah).

La question de l’identité est un thème central dans la Bible, à commencer par cette question de Jésus à ses disciples: «Qui dit-on que je suis ?». Et cette autre: «Et vous, qui dites-vous que je suis ?» (Matthieu 16, 13-17). Moment clef dans les évangiles, soulignant l’articulation entre foi et reconnaissance personnelle. Car cette quête identitaire est peut-être moins celle de Jésus que celle des fidèles dans leurs relations avec Lui. Cela laisse aussi penser combien l’identité de Jésus a évolué avec le temps au sein des communautés chrétiennes. Et combien nos identités en Christ, collectives ou singulières, sont à la fois permanentes et mouvantes puisqu’elles impliquent aussi des processus de transformation, les croyants étant appelés à être «renouvelés dans l’esprit de leur intelligence» (Éphésiens 4, 23). Et comme dans le monde, l’identité chrétienne s’inscrit et se cherche dans une tension permanente entre l’ancien et le nouveau, selon cette exhortation à «revêtir l’homme nouveau» (1).

 

Identité et Bible

La question de l’identité, dans la Bible, est aussi liée à l’anthroponymie. Nombreux sont les personnages qui changent de nom, et par là-même changent d’identité. Abram devient Abraham, Jacob devient Israël, Simon devient Pierre, Saul devient Paul. La distinction bien connue que Ricœur fait de l’identité-idem et de l’identité-ipsé (2) contribue à montrer en quoi cette onomastique divine inscrit ces personnages entre permanence d’être et construction de soi à travers le temps, celle-ci incluant promesse, responsabilité et fidélité. Car cette constitution de soi repose sur l’engagement du sujet à être fidèle à lui-même au cours de ses évolutions. Nous voilà au cœur de la difficile question de l’identité des personnages bibliques, comprise à la fois comme une continuité et une transformation vers une mission plus grande.

 

La nouvelle identité de Sarah

Le personnage de Sarah s’inscrit dans le cadre de notre réflexion, et nous ne serons certainement pas le seul à évoquer cette figure féminine en ces journées internationales des femmes ! Nombreuses ont été les interprétations théologiques de la transformation du prénom de Saraï (שָׂרָ֑י) en Sarah (שָׂרָ֖ה).
 
«Dieu dit à Abraham: « Quant à ta femme Saraï, tu ne l’appelleras plus Saraï car son nom est Sarah »» (Genèse 17,15). 

Juste le don d’une petite lettre, un . Giorgio Agamben écrit:

«Contre ceux qui tournent en ridicule le fait que Dieu se dérange pour ne faire don à Abraham (et à Sarah) que d’une petite lettre, Philon d’Alexandrie fait remarquer que cette infime addition change en réalité les sens du nom tout entier – et, avec celui-ci, toute la personne d’Abraham (et de Sarah)». 

Il cite Philon:

«Ce qui semblait une simple adjonction de lettre produit en réalité une nouvelle harmonie. Au lieu de produire le petit, elle produit le grand; au lieu du particulier, l’universel; au lieu du mortel, l’immortel» (3).

L’ajout de la lettre hébraïque symbolise non seulement la présence de Dieu, sa bénédiction, mais confère également à l’épouse d’Abraham une nouvelle identité, attachée à son rôle dans l’histoire sacrée et à sa mission divine en tant que mère d’un peuple élu. C’est un changement radical, le passage d’une identité personnelle (identité-idem) à une identité entrant dans le plan de Dieu (identité-ipsé). La linguistique devient théologique ! Et signale, à travers ce changement d’identité, cette reconfiguration, une évolution tout aussi radicale dans la destinée de Sarah. L’identité personnelle se construit entre les deux pôles ricœuriens, permettant au sujet de se reconnaître comme le même tout en assumant les changements. L’identité comme permanence du soi dans le temps et l’identité comme devenir.

 

Souveraineté de la femme

Dans la pensée de Levinas, on le sait, le nom joue un rôle crucial en tant que moyen de reconnaissance de l’autre et de soi-même. Levinas met souvent en avant l’importance du nom comme expression de la rencontre avec l’autre, surtout dans le cadre de la relation à Dieu. Il a aussi beaucoup réfléchi à la question de l’identité. Aussi ai-je émis l’hypothèse que le changement du nom de Saraï en Sarah aurait bien pu être interprété par le philosophe comme un mouvement vers une nouvelle relation avec le divin. J’ai orienté mes recherches dans cette direction. Et j’ai trouvé encore bien mieux que ce que je pensais trouver ! En hébreu, Saraï se traduit par ma princesse. La syllabe ï, souvent interprétée comme un suffixe possessif, suggère une propriété ou une relation de possession. Ainsi, le possessif final évoque la domination qu’autrui (et peut-être au premier chef son époux Abraham !) pouvait exercer sur elle. Sarah se traduira par princesse, prénom et titre dépouillés de tout possessif équivoque.

C’est en valorisant cette interprétation, dans un court passage d’un texte peu connu publié en 1988 (4), que le talmudiste souligne l’importance symbolique que ce changement de nom a à ses yeux. Il tient à souligner, avec une sorte de fougue poétique, ce qu’il considère être «un problème essentiel».

«La condition de la femme restera-t-elle à jamais inséparable du possessif qui contient — ou du possessif qui déforme — la deuxième syllabe d’un nom qui signifie, chez l’épouse d’Abraham, souveraineté de princesse ? Souveraineté de princesse ou souveraineté de personne humaine ! Mais souveraineté de la femme qui, dans un monde masculin, court toujours le danger de passer pour une chose qu’on possède. Dramatique ambiguïté du féminin qui ne lui vaut qu’une suprématie folklorique d’une femme chantée, mais déjà possédée, chantée mais jouet, incapable de valoir comme humanité s’élevant au-dessus des paysages locaux, princesse pour l’humanité entière. Dramatique ambiguïté du féminin qui s’efface dans le monde d’Abraham excédant le passé. Désormais dignité de personne qui retrouve sa plénitude et accède aux plus hautes vocations de l’humain. Correction ontologique notifiée par Dieu précisément à l’époux. Abraham ne va-t-il pas entendre bientôt: « écoute tout ce que Sarah te dira, car c’est par Isaac qu’une descendance portera ton nom” ?» (5)

Ce commentaire pourrait être cité in extenso par les théologies féministes. À la fois lyrique et revendicatif, il met en lumière les éléments clés concernant non seulement la figure de Sarah, mais il ose lire aussi dans ce passage de la Genèse la «dramatique ambiguïté du féminin». Plaidoyer incontestable et vibrant, qui se confond au commentaire biblique, en faveur de la condition de la femme, sensible à la notion de souveraineté et à la relation de possession qui pèse sur elle dans un monde masculin.

Le don de cette petite lettre, cet infime détail linguistique a l’ampleur d’une métaphore. Le ה divin (emprunté au tétragramme) libère le prénom Saraï d’un possessif ambigu, l’en délivre, en même temps qu’il délivre la femme de ses rôles folkloriques stéréotypés et lui donne sa pleine dignité humaine de véritable souveraine. «Princesse.»

 

La dimension éthique de la «correction ontologique» de Dieu

Sarah devient ainsi un sujet à part entière, digne de porter la mission divine, marquant ainsi un renversement de la condition féminine dans la perspective lévinassienne, mais aussi dans le contexte biblique. En 1988, Levinas ne cédait pas à un thème sociétal aujourd’hui prioritaire. Son commentaire nous invite à une réflexion sur la condition féminine et sur l’émancipation du féminin dans un monde patriarcal. La dignité retrouvée de Sarah, selon lui, est un modèle pour l’humanisation du féminin, qui accède ainsi à sa vocation propre dans le cadre d’une mission divine universelle. Transformation de son identité dans un contexte historique et religieux.

Au cri des femmes catholiques engagées dans leurs paroisses (6), «Notre parole n’est pas prise en compte», Dieu leur répond, au-delà de Sarah, figure symbolique et universelle, et sans intermédiaire(s): «Accorde à Sara tout ce qu’elle te demandera».

 

Illustration: Abraham recevant ses trois hôtes tandis que Sarah les regarde depuis la tente (Genèse 18, illustration de Tjarijos para nabi, une histoire sainte en indonésien publiée en 1892 à Rotterdam par la Société des Missions néerlandaises).

(1) Nous aurions pu citer Paul en Galates 3,28, qui insiste sur le renoncement du croyant à son ancien moi pour revêtir en Christ une nouvelle identité.

(2) Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Seuil (L’ordre philosophique), 1990.

(3) Giorgio Agamben, Le temps qui reste, Un commentaire de l’Épître aux romains, traduit de l’italien par Judith Revel, Rivages Poche (Petite bibliothèque), 2004, p.23.

(4) Emmanuel Levinas, À l’heure des nations, Les Éditions de Minuit (Critique), 1988.

(5) Genèse 21,1; Romains 9.

(6) La Croix, le 5 mars 2025: «À compter du mercredi 5 mars, et tout au long du Carême, plusieurs collectifs catholiques militant pour une meilleure intégration des femmes dans l’Église appellent à un mouvement de grève international. Un mode opératoire «coup-de-poing», dont certains questionnent la pertinence pour faire avancer les choses». Quarante jours de grève !

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