Le blanc, le noir, et cinquante nuances de gris
«On peut douter qu’une question aussi intime puisse faire l’objet d’un choix binaire soumis à l’ensemble d’un corps électoral»: pour Jean-Paul Sanfourche, «débloquer» le débat autour de la loi sur la fin de vie par un référendum, c’est «réduire la complexité humaine à une vulgaire logique de sondage» et finalement accepter «une forme de pression sociale vers la mort anticipée».
«Je ne remettrai à personne une drogue mortelle si on me la demande, ni ne prendrai l’initiative d’une telle suggestion» (Serment d’Hippocrate, texte original (1)).
Le chef de l’État a déclaré, mardi 13 mai, que le texte concernant la loi sur la fin de vie «a commencé son chemin à l’Assemblée. Il le suivra au Sénat». Il a ajouté: «Je pense qu’il faut d’abord qu’il y ait un temps parlementaire, mais si, à l’issue de cette première lecture, on voyait au fond qu’il y a un enlisement, une espèce d’impossibilité d’aller au bout, à ce moment-là, je pense que le référendum peut être une voie pour débloquer». Le député Olivier Falorni, porteur dès l’origine de ce projet de la loi, avec la constance et l’obstination d’un militant convaincu (2), rapporteur général de la proposition de loi légalisant «l’aide à mourir», voit dans le référendum «une arme de dissuasion antiblocage si le Sénat essayait de faire s’enliser le texte». Mais rien ne dit que le recours au référendum à propos d’une loi dite sociétale soit constitutionnellement possible.
Le recours problématique à l’article 11
Dans leur rôle, les juristes constitutionnalistes semblent partagés (3). Les uns doutant qu’une réforme touchant aux droits et libertés individuelles entre bien dans le champ de l’article 11 de la Constitution, à moins d’en faire «une lecture extensive». Les autres estimant que le recours à cet article n’est absolument pas pertinent, puisqu’il s’agit de la dépénalisation (4) d’un acte létal qui ne peut en aucun cas, selon eux, faire l’objet d’un référendum. Certes, ces aspects juridiques ont leur importance, et doivent certainement être pris en compte. Mais on serait en droit de s’étonner que ce débat occulte totalement le volet éthique qui se pose dans ces deux déclarations: la mort, qu’il s’agisse de suicide assisté ou d’euthanasie (5), même réduite comme elle l’est aujourd’hui au rang de sujet sociétal au gré de l’évolution des mœurs, est-elle vraiment un sujet de référendum ?
Un choix binaire pour une question si complexe ?
La réponse du docteur Claire Fourcade (6) à cette question est sans ambiguïté: le «débat binaire est en noir et blanc». Or devant la mort, et selon ses termes, «on vit dans cinquante nuances de gris». Comment confier une question aussi douloureuse, aussi personnelle et complexe à une consultation démocratique ? Comment oser penser trouver une réponse à l’issue d’un suffrage où nos hésitations existentielles et nos intimes convictions, entre une approbation ou une désapprobation de la loi, devront être dépassées par chacun d’entre nous ? Aurons-nous tous une claire connaissance, avant de mettre un bulletin dans l’urne, des enjeux véritables de cette loi ? Accepterons-nous de voter dans l’ignorance absolue et bien compréhensible de l’ultime décision que chacun d’entre nous devra prendre aux limites extrêmes de sa vie ? Un référendum permet d’impliquer directement les citoyens, certes, mais l’on peut douter qu’une question aussi intime puisse faire l’objet d’un choix binaire soumis à l’ensemble d’un corps électoral. J’avoue qu’à titre personnel – et sur ce sujet, on ne peut parler qu’à titre personnel – il me semble légitime de douter d’un tel recours, ou d’un tel secours. L’épreuve du dernier choix, pour soi-même ou pour un être cher, doit-elle faire l’épreuve de la démocratie ?
Fin de vie versus La fin de la vie
L’hypothèse d’un référendum avait d’ailleurs été déjà évoquée (7), pour laquelle le même président de la République, si ma mémoire est bonne, avait alors (avant la dissolution) personnellement émis des doutes. Parler de fin de vie n’est pas parler de la fin de la vie. La première formulation laisse entrevoir une sorte de vague problématique technique occultant l’aspect éminemment éthique de la seconde que souligne l’emploi de l’article défini. L’omission de cet article estompe les valeurs fondamentales qui sont en jeu: la vraie dignité, la liberté individuelle, le respect de la vie, sa valeur qui est «un absolu» (8). Elle estompe ces «cinquante nuances de gris» car ces valeurs ne s’opposent pas en noir et blanc, mais coexistent douloureusement le moment venu, en tension et parfois – sinon toujours – en terrible contradiction, au plus intime de nous-même. Peut-on soumettre ces valeurs à un vote binaire ? Peut-on réduire la complexité humaine à une vulgaire logique de sondage qui sous-tend tout référendum ? S’agit-il d’un choix entre deux options, sans pouvoir exprimer les nuances de sa pensée, ni préciser les conditions de notre accord, sans garantie de notre libre-arbitre ?
Le risque de l’émotion collective circonstancielle
L’époque est à l’émotion. Nous avons tous été touchés par des témoignages, par des récits et supplications individuelles suscitant notre compassion et influençant notre opinion, ces cas devenant emblématiques. Il serait bien vain d’évacuer totalement du débat ces souffrances. Mais elles ne peuvent devenir l’unique source de la décision publique. Elles ne peuvent compromettre la lucidité, la rationalité nécessaire à la conception d’un cadre éthique et juridique. L’élaboration d’une loi sur «la fin de vie» n’est pas, comme certains semblent le penser, une réponse à des situations individuelles, aussi poignantes soient-elles, mais touche à des principes fondamentaux (autonomie, solidarité, compassion, justice sociale, responsabilité collective envers les plus vulnérables, sacralité de la vie…) et à leurs relations dans notre société. Il est agaçant de constater en matière de législation que l’État, réactif, se fait trop souvent l’écho de l’opinion. En l’occurrence, il se doit de poursuivre le débat éclairé engagé par la convention citoyenne, dépassionné, sans indifférence, mais sans être soumis aux émotions immédiates. La décision collective doit être à la hauteur des enjeux. Et c’est le rôle du Parlement. Non d’un référendum qui nierait ce rôle et dont l’unique question inviterait à trancher plus sous le coup d’une émotion collective circonstancielle que dans la conscience des implications réelles de la loi. On peut aussi redouter une forme de pression sociale vers la mort anticipée.
Aucun référendum n’apportera de «réponse éthique à l’altérité radicale de la mort» (9). Par contre, c’est ce que l’on attend – sans illusions toutefois- d’un vrai débat au Parlement, dont les prérogatives doivent «être pleinement respectées». On ne pense pas la (sa) mort au fond des urnes.
Illustration: Olivier Falorni saluant Yaël Braun-Pivet à l’Assemblée nationale le 12 mai 2025 lors de la séance de discussion des deux propositions de loi sur Accompagnement et soins palliatifs, Droit à l’aide à mourir.
(1) «Je ne provoquerai jamais la mort délibérément», Serment d’Hippocrate (texte original grec et sa traduction, texte revu par l’Ordre des médecins en 2012). Juste pour rappel !
(2) N’oublions pas ! Le 8 avril 2021, «profitant d’une niche parlementaire, le petit groupe ‘Libertés et territoires’ animé par Olivier Falorni, avait réussi à entraîner un nombre considérable de parlementaires acquis à la dépénalisation de l’euthanasie», Claire Fourcade et Jacques Ricot, L’euthanasie contredit le soin palliatif, Études, octobre 2022.
(3) Béatrice Jérôme, La possibilité d’un référendum sur la fin de vie, évoquée par Emmanuel Macron, laisse les constitutionnalistes sceptiques, Le Monde, 14 mai 2025.
(4) On peut imaginer que cette objection ait été anticipée par les rédacteurs du projet de loi, puisque une mort par euthanasie serait considérée comme «une mort naturelle». Le père Laurent Stalla-Bourdillon écrit: «Aujourd’hui, il ne faudrait plus dire « faire mourir », mais « aider à mourir ». On ne dira plus « euthanasie », mais « accompagnement ultime ». Et désormais, une mort provoquée n’est plus une mort provoquée. Elle devient une mort naturelle par décret. La légalité redéfinit le réel. Ce glissement sémantique n’est pas une simple controverse technique. Il désarme la pensée et éteint l’esprit. Il trouble la conscience et détruit la confiance. Une société ne peut pas vivre sans un socle minimal de mots qui expriment clairement ce qui est. Si faire mourir devient « naturel », alors toute chose peut devenir son contraire. Demain, qui dira où est la limite entre un soin et un acte létal ? Qui dira la limite entre la vérité et la fiction utile ?». Laurent Stalla-Bourdillon , Fin de vie: «Contrairement à ce qu’affirme la proposition de loi, l’euthanasie n’est pas une mort naturelle», La Croix, 15 mai 2025.
(5) Pour une définition des mots de la fin de vie, voir: Antoine d’Abbundo et Alice Le Dréau, Suicide assisté, euthanasie, soins palliatifs… Les mots de la fin de vie, La Croix, 9 décembre 2022.
(6) Invitée de la matinale de Radio Classique du mardi 13 mai 2025.
(7) La perspective d’un référendum a été évoquée lors de la Convention citoyenne de décembre 2022.
(8) «Pour des raisons chrétiennes à l’origine, puis humanistes, la valeur de la vie humaine est un absolu», écrit Louis Schweitzer, dans son article splendide qui devrait inviter nos nombreux coreligionnaires favorables à cette loi à méditer avant de voter. Louis Schweitzer, Donner la mort, une grâce à bon marché, Réforme, 11 mai 2025.
(9) Corine Pelluchon, La vulnérabilité en fin de vie, communication au congrès de la SFAP, 30 juin 2012, Revue JALMAV 111, décembre 2012, pp.27-46.