Relire Hagar à Rosh haShana - Forum protestant

«L’aspiration à la souveraineté» (Sarah) «mais aussi l’expérience de l’exil» (Hagar): entre les deux se joue, selon Delphine Horvilleur (à un sermon de laquelle réagit ici Jean-Paul Sanfourche), quelque chose de «la complexité de l’identité», des «dilemmes moraux contemporains – qui sont aussi les nôtres –», des «fractures du monde juif», «de notre monde, du monde tout court». Que répondre à l’enfant qui demande: «En quoi cette nuit est-elle différente des autres ?».

 

 

 

Quelques notes à propos d’un sermon du rabbin Delphine Horvilleur

J’achève à l’instant la lecture du sermon du rabbin Delphine Horvilleur qu’elle a prononcé pour Rosh haShana 5786 (1).

J’avoue mon trouble. Et, je ne sais pourquoi, j’éprouve l’impérieux besoin d’écrire. Et de partager. Peut-être parce ce que ce texte présente une opportunité pour un lecteur protestant.

Entendre comment une foi juive lit l’Écriture comme le miroir critique du réel. (Nous avons l’habitude de cette mise en tension entre texte, éthique et engagement dans le monde.)

C’est un sermon d’une rare profondeur. Liturgique, philosophique, éthique. Et surtout profondément humain.

De ceux qui nous renvoient à nous-même, dont on porte en soi l’écho très longtemps parce qu’ils nous bouleversent, nous interrogent et nous transforment.

Un sermon déconcertant. Car ce sont les mots traditionnellement réservés au séder de Pessa’h qui sont lus pour la nouvelle année: «Ma nishtana halayla hazé mikol haleylot» («En quoi cette nuit est-elle différente des autres ?»).

Un déplacement liturgique, ni fortuit, ni rhétorique. Mais la matrice d’un discours puissant. D’un de ces discours qui malheureusement se font de plus en plus rares.

Texte religieux existentiel et profondément politique, qui convoque la Bible, la mémoire juive, les tensions du présent. L’inquiétude de l’avenir.

Une méditation sans pathos, dépouillée, sur la complexité de l’identité, sur les dilemmes moraux contemporains – qui sont aussi les nôtres – sur les fractures du monde juif, celles de notre monde, du monde tout court.

En termes savants, on parlerait d’une herméneutique vivante. Celle qui, Bible en mains, nous prouve que la tradition n’est pas figée mais réinterprétée à la lumière des temps présents. Celle qui participe à la construction d’une mémoire éthique. Celle qui appelle à une posture morale face à la violence et à l’altérité.

Relire les textes sacrés dans le miroir du monde contemporain. Non simplement les rappeler. Et révéler leur portée symbolique et leur charge politique.

Il y a d’abord la symbolique des noms. Sarah, incarnation de la souveraineté (שרר, gouverner), et Hagar, l’étrangère (הגר, le guer). Lecture allégorique. Dans laquelle s’entrelacent l’histoire juive – l’aspiration à la souveraineté mais aussi l’expérience de l’exil – et les conflits identitaires contemporains. Alors s’ébauche la géopolitique du Proche-Orient en même temps que la dualité constitutive de l’identité juive. Entre pouvoir et marginalité. Entre enracinement et exil.

Aucun commentaire partisan ici. Mais Genèse 21 devient un outil de conscience historique.

 

Refuser la violence du ressentiment

Alors est évoquée la figure de Dora Goland, survivante d’Auschwitz, récemment décédée. Autre strate du discours. Celle de la mémoire individuelle et collective. Ce n’est pas une anecdote biographique, mais l’ancrage d’une réflexion dans l’histoire douloureuse vécue au 20e siècle.

Dans l’héritage de la Shoah.

Dora Goland a refusé la violence du ressentiment, mais s’est inscrite jusqu’à sa mort dans la volonté de témoigner et de transmettre. Résilience éthique face à la brutalité du monde. Refus de la logique de la violence.
 L’évocation émouvante de cette figure historique est un contrepoint au récit biblique. Sarah et Hagar s’éloignent, Dora nous est proche. À l’opposition sans dialogue des protagonistes de Genèse 21, Dora cherche et construit le lien.

Alors le message s’élargit.

Le conflit israélo-palestinien, les tensions politiques actuelles ne sont pas les seuls terrains d’affrontement. En chaque juif – mais aussi en nous-même – se joue cet affrontement entre haine et humanité. Entre haine et oubli.

Lecture éthique de la réalité, fondée sur la complexité et la nuance, qui nous fait si souvent défaut.

 

«Qui suis-je devenu ?»

Alors la chanson Had Gadia, dans la version revisitée par Chava Alberstein, résonne comme un fond sonore se substituant sans les étouffer à la rude mélodie traditionnelle des schofars. Parabole de la violence sans fin. Dénonciation de son cycle infernal. Cri contre la déshumanisation. 
«Qui suis-je devenu ?» – agneau ou loup ? oppressé ou oppresseur ?

Il ne s’agit pas de trancher entre les camps, mais d’appeler à une conscience responsable, individuelle et collective. En refusant passivité ou neutralité morale.

Embrasser la complexité du monde sans s’y perdre. Convoquer la mémoire sans s’y enfermer. Refuser la violence sans renier le droit à l’existence.

Faire entendre les voix de Sarah et de Hagar, d’Isaac et d’Ismaël, de Dora et de Chava Alberstein en refusant de choisir entre silence et engagement, entre religion et politique.

Faire mémoire sans se faire juge du monde. Est-ce ainsi que toute théologie devrait se poser ?

«Ma nishtana ?», en quoi cette nuit est-elle différente ? Pas de réponse, mais des questions là où tout semble figé.

Choisir la vie malgré tout.

Un sermon bouleversant.

 

Illustration: détail du Renvoi de Hagar et Ismaël (Jan Mostaert, Haarlem, vers 1520, Musée Thyssen-Bornemisza, Madrid).

(1) «J’étais une colombe, et aujourd’hui, je ne sais plus qui je suis», un chant pour Rosh haShana, Sermon prononcé le 22 septembre 2025 dans la synagogue de JEM à Paris par le rabbin Delphine Horvilleur pour l’office du soir de Rosh haShana, Tenoua, 22 septembre 2025.

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