Hobbes versus Kant. Quand la force prime le droit - Forum protestant

Hobbes versus Kant. Quand la force prime le droit

Puissances hobbesiennes (les États-Unis de Trump, la Russie de Poutine, la Chine de Xi) contre fragile assemblage kantien (l’Union Européenne) ? Les pensées contrastées des deux philosophes sur «l’ordre du monde» et surtout son désordre peuvent nous aider à mieux comprendre ce qui est en jeu depuis la guerre contre l’Ukraine déclenchée par Poutine en 2022 et encore plus depuis la deuxième arrivée au pouvoir de Trump en 2025.

 

La convocation de deux philosophes pour comprendre les règles d’un nouvel ordre international

Depuis le coup de semonce que semble être l’élection récente de Trump à la présidence des États- Unis d’Amérique, l’Europe apparaît fragile, affaiblie, voire tétanisée. Un haut gradé de l’armée de terre, qui constate que désormais «la force prime le droit», affirme que l’Europe ferait «les choses à l’envers» puisqu’elle n’aurait pas compris que, dans ce nouvel ordre du monde, les valeurs à promouvoir sont désormais «l’économie et le militaire». Puis il analyse succinctement:

«L’Europe est la seule à avoir gardé une vision kantienne de la paix, garantie par le droit, alors que les autres sont dans une vision hobbesienne, selon laquelle chacun défend ses intérêts»  (1).

Faudrait-il donc, pour survivre et s’affirmer dans une nouvelle configuration stratégique, renier ses valeurs pour adopter celles de l’adversaire, fussent-elles contraires à notre culture ? Et peut-on se résoudre à cette approche bipolaire de l’ordre du monde – l’économie et l’éventualité de la guerre – à l’exclusion d’autres aspects, ne serait-ce que d’ordre scientifique et culturels (2) ? Même si, appliquée au monde d’aujourd’hui, la confrontation décontextualisée des deux penseurs peut sembler schématique, sinon systématique, elle peut cependant aider à penser les forces antagonistes qui menacent plus que jamais nos équilibres précaires.

La référence aux deux philosophes, dont on sait les manières différentes d’envisager l’homme – elles jouent un rôle essentiel dans leurs conceptions de l’ordre politique et moral – peut assurément aider à mieux comprendre les règles d’un nouvel ordre international qui exacerbent l’opposition bien connue entre l’être moral et raisonnable de Kant à l’homme «naturel», gouverné par ses instincts, de Hobbes.

 

L’approche kantienne de l’homme et de la paix

Kant ne parle pas uniquement de paix dans son ouvrage le plus connu, Projet de paix perpétuelle (1795 (3)), même si c’est à cet essai que le haut gradé fait probablement référence. C’est du moins à ce texte que l’on pense spontanément, que Kant rédige alors que l’Europe sort provisoirement d’un cycle de guerres (4). Ce concept de «paix perpétuelle» est autant politique, juridique qu’éthique, et présuppose la prévalence du dialogue sur la confrontation, dans un esprit de confiance mutuelle. Ce dialogue ne peut se construire que dans une coopération fondée sur le droit. C’est vrai: dans ses grandes lignes, le projet kantien, aussi idéaliste qu’il puisse paraître, inspire l’esprit de l’Europe actuelle, qui garantit l’égalité des états qui la compose et par conséquent la coexistence pacifique. Le philosophe postule que la création d’institutions juridiques supra-nationales favoriserait l’existence d’un ordre international stable, c’est-à-dire pacifique. Bref, la paix n’est envisageable que fondée sur les trois piliers du droit, de la raison et des principes universels.

Défenseur du projet démocratique de l’Europe, Habermas (1996) reformule les concepts kantiens en les contextualisant (5). La lecture de ce court ouvrage, peu connu, est aujourd’hui d’autant plus intéressante qu’on connaît l’intérêt que son auteur porte au pragmatisme américain. Un des arguments principaux – et que la guerre économique et la «diplomatie transactionnelle» de notre temps semblent invalider – est que l’interdépendance commerciale ne peut que favoriser la paix entre les peuples. Il est certain que le droit, dans la pensée de Kant, serait susceptible de mettre un terme à l’«état de nature», source perpétuelle des conflits.

Mais il ne faut pas oublier que tout cela repose sur une conception de l’homme qui n’est naturellement ni égoïste ni violent. C’est un être capable de faire des choix rationnels parce qu’il est moral. Il est capable de se déterminer selon des principes universels, responsable de ses actes, fidèle à des règles que nous souhaiterions parfois être des impératifs moraux universels. Disons que le devoir l’emporte (doit l’emporter) sur le souci des désirs ou des intérêts personnels.

 

Hobbes ou la condition pré-politique de l’homme

On attache spontanément à Hobbes, auteur du Léviathan (1651), la célèbre formule  «la guerre de tous contre tous» (6). L’anthropologie du Léviathan est sombre et pessimiste. D’aucuns diront réaliste (7), par contraste avec l’idéalisme de Kant. Cent quarante-quatre ans plus tôt, dans le contexte de la Guerre civile anglaise (1642-1651), Hobbes (1558-1679) prend la guerre comme objet prioritaire de réflexion, tout en étant soucieux de paix, ce que l’on oublie parfois. Il expose et analyse les logiques qui président aux conflits humains et permettent de les comprendre. Cet «état de nature», fait de méfiance, de compétition, et de vanité, de soif de gloire (les trois piliers de la violence et de la guerre en quelque sorte) apparaît à ses yeux comme le ressort de tout conflit et «aboutit nécessairement à un état de guerre». Si l’homme peut être raisonnable, ce n’est que par peur et souci d’une existence confortable. Seul un État fort, «un pouvoir commun pour les maintenir tous dans la crainte» (8), et le choix de la soumission, peuvent garantir un état de paix. L’état de guerre mine toute interaction entre les hommes. L’état de nature est état de guerre, guerre effective ou virtuelle. Si l’on inscrit dans cette perspective le domaine des relations internationales, chaque État défendra avant tout ses intérêts par tous les moyens.

Cela repose évidemment sur une conception pessimiste de l’homme que partagera d’ailleurs partiellement le théologien américain Reinhold Niebuhr (1882-1971) avant de s’en détacher (9). Alors que Descartes, hostile à cette forme de matérialisme, a critiqué cette description de «la bestialité» de l’être humain, en contradiction avec «l’état premier de l’humanité» évoqué dans les Écritures Saintes (10).

Le haut gradé cité ici fait référence à la spécificité de l’Europe dans son rapport à la paix, à l’économie et implicitement au droit international. En adoptant son point de vue, force est de constater, à partir de ces quelques éléments philosophiques trop rudimentaires mais suffisants, que l’Europe semble fidèle à une vision kantienne contrastant avec la réalité plutôt hobbesienne de l’ordre international.

 

Une Europe kantienne ?

Les recherches faites pour rédiger cette contribution me laissent penser qu’on ne mesure pas combien la pensée de Kant a influencé la pensée politique européenne. Sa conception de «paix perpétuelle» fondée sur une conception de l’homme doué de raison et de moralité informe une pensée politique européenne, sans que nous en ayons toujours bien conscience. Qu’est-ce que le projet démocratique européen, sinon celui d’une réunion d’états guidés par la raison, qui renoncent à la guerre au lendemain du second conflit mondial et après la chute du mur de Berlin, pour organiser des relations pacifiques basées sur des principes partagés de droit, de liberté et de respect mutuel ? Principes de justice, d’égalité, de liberté morale autant que politique. Principes universels. C’est selon cette architecture morale, certes fragile, forcément fragile, que l’Europe se pense et tente avec obstination de s’organiser et de progresser, quels que soient les problèmes réels que nous connaissons bien. Quels que soient les efforts de certains états pour la déstabiliser (Hongrie). Et c’est de cette même architecture que Kant rêve pour les relations internationales. C’est certainement là notre dignité, mais aussi notre grande faiblesse face à la stratégie politique systématique de la somme nulle que mènent des chefs d’État comme Trump, Poutine, Xi Jinping… Cette Europe-là est inquiétante aux yeux de ces derniers, qui ne la comprennent pas bien ( ou trop bien) mais qui réalisent cependant qu’elle peut constituer un obstacle réel à leurs politiques impérialistes. Et l’Europe n’en a pas vraiment conscience ! À travers l’Union Européenne, l’Europe a mis en place, dans le respect des droits de l’homme, des mécanismes visant à transcender les inévitables rivalités nationales. Par des traités, des normes communes qui illustrent à mon sens l’idéal kantien.

C’est en cela qu’elle est forte, elle aussi, et c’est aussi par cela qu’elle peut résister et s’imposer sur la scène internationale. Et elle ferait «les choses à l’envers» en s’arc-boutant sur ses fondations éthiques et culturelles ? Vraiment ? Et si elle devenait réellement la plus forte en renforçant cette architecture ? Idéalisme ? À travers l’Union Européenne, l’Europe a mis en place, dans le respect des droits de l’homme, des mécanismes visant à transcender les rivalités nationales. Par des traités, des normes communes qui , une fois de plus, sont fidèles à l’idéal kantien. Et les institutions européennes, tout comme les alliances régionales (OTAN…) s’inscrivent toujours dans une perspective de dialogue, de prévention, et non de confrontations systématiques. On pourrait affirmer que cette volonté de négociation, cet attachement au multilatéralisme (ensemble nous sommes plus forts) – si décrié – sont en accord avec la vision kantienne et prévalent sur la force brutale. C’est en cela que le modèle européen est fort. Mais c’est aussi pour cela qu’il est vulnérable dans le contexte géopolitique contemporain.

 

La tendance sinon la réalité hobbesienne

Car il faut bien se rendre à l’évidence: la réalité des relations internationales est de plus en plus proche de la vision de Hobbes et du réalisme que de celle de Kant ! Celle-ci exige une vision à long terme, au profit de l’humanité. Mais les politiques unilatérales s’imposent, et des puissances privilégient à court terme leurs intérêts économiques, stratégiques, ayant recours à des sanctions économiques, à des stratégies de dissuasion, à des menaces impérialistes, à la violation armée de territoires voisins… Les multiples conflits régionaux (nous n’oublions pas les actuels conflits sanglants africains) (11), les rivalités ouvertes ou par procuration s’inscrivent dans un chaos hobbesien, mettant à mal la stabilité internationale. Chacun défend ses intérêts (ou ce qu’il croit être ses intérêts) et veut maximiser ses gains. «La guerre de tous contre tous», chacun se méfiant de l’autre. En l’absence de tout cadre normatif (l’ONU ?) universel renforcé, contrairement à la vision de Kant. La guerre de la Russie en Ukraine illustre bien cette tension entre Kant et Hobbes, si l’on peut dire. D’un côté la volonté d’encadrer un conflit par la diplomatie ou par des sanctions et des aides coordonnées: logique kantienne; de l’autre l’utilisation de la force impérialiste pour imposer une vision du monde hostile à celle de l’Occident: logique hobbesienne. La force de l’un prime sur le droit de l’autre.

Nous vivons dans un état de tension permanent que ne régule aucune autorité supérieure. Les intérêts nationaux prévalent sur la coopération multilatérale, dans un monde en luttes constantes pour la survie et la domination et où reculent d’année en année les ambitions du multilatéralisme. Et tout cela sur fond obsédant de la crise climatique, défi transnational que les intérêts étatiques ignorent et qu’aucune institution internationale robuste ne transcende.

 

Des valeurs intangibles

Évidemment, le constat du haut gradé, aussi schématique soit-il, met en relief un contraste crucial et obscène (au sens propre, c’est-à-dire de mauvais augure) dans la manière dont les différents acteurs internationaux conçoivent l’ordre mondial. Si l’Europe s’efforce de tenir une politique assez conforme à l’idéal kantien, fondée sur le droit, la raison, l’effort de coopération, d’autres se font les disciples aveugles de Hobbes, pour qui la peur de l’autre et la protection des intérêts nationaux sont les moteurs de politiques chaotiques et aventureuses. Il nous a semblé que la compréhension de ces deux perspectives philosophiques, leur articulation avec l’état actuel du monde, théâtre de luttes incessantes, permettait de mieux aborder les défis contemporains.

«L’Europe risque de sombrer dans un rôle de figurant», selon Jean Tirole (12). Bruno Tertrais (13) pense que, sans renier ses valeurs, l’Europe «doit entrer dans un rapport de force», en évitant «les concessions préventives» face à Trump, par exemple. «L’Europe doit affirmer les normes auxquelles elle tient, à commencer par l’intégrité territoriale…». «Elle doit accepter d’aller dans la jungle», selon le mot de Josep Borrell.

Sans adopter les armes de ses adversaires, sans épouser leurs vues au prétexte de mieux les combattre, mais en affirmant, et en affermissant, ses valeurs fondatrices. En sachant se réformer pour anticiper l’avenir (14). En sachant trouver les difficiles mais possibles synthèses entre deux perspectives en tension qui définissent – et parfois rendent illisibles – la politique étrangère européenne.

Kant versus Hobbes ? Kant n’ignorant pas Hobbes. Mais Kant malgré Hobbes.

 

Illustration: copie d’un portrait de Hobbes vers 1670 par John Michael Wright (National Portrait Gallery, Londres) et portrait de Kant vers 1790, peut-être par Elisabeth von Stägemann (localisation inconnue, Norwegian Digital Learning Arena, CC BY-NC 4.0).

(1) Le Point, 30 janvier 2025, p.48.

(2) Il est vrai que ces deux domaines sont désormais inclus dans celui de l’économie !

(3) Emmanuel Kant, Projet de paix perpétuelle, Esquisse philosophique (1795), Vrin bilingue (Les philosophiques), 1999, traduction de Jean Gibelin. La première traduction française en 1796 est consultable sur Gallica.

(4) On pense particulièrement à la guerre de la première coalition liée aux bouleversements de la Révolution française, où étaient impliqués, entre autres, les états allemands du Saint-Empire.

(5) Jürgen Habermas, La paix perpétuelle. Le bicentenaire d’une idée kantienne, Cerf (Humanités), 1996, traduction de Rainer Rochlitz. L’utopie kantienne est recontextualisée, au lendemain de deux guerres mondiales, la création de l’ONU et la Déclaration universelle des droits de l’homme. Cette recontextualisation se construit en opposition avec des pensées fascisantes, comme celles de Martin Heidegger, Carl Schmidt, Ernst Junger… On mesure l’actualité de ce texte !

(6) «Mais on dira que cette guerre de tous contre tous n’exista jamais. Eh quoi, Caïn n’a-t-il pas tué par envie son frère Abel, alors qu’il n’eut pas osé un tel forfait s’il avait alors existé une puissance commune capable d’en tirer vengeance ?» (Thomas Hobbes, Léviathan, Vrin (Bibliothèque des Textes Philosophiques, Œuvres de Hobbes 6/2), 2005, traduction de la version latine augmentée de 1668 par François Tricaud et Martine Pécharman).

(7) Le qualificatif réaliste renvoie à un courant de pensée des relations inter-étatiques, par opposition aux orientations libérales. Il s’inspire entre autres de Hobbes (voir la page Wikipédia).

(8) Léviathan (version anglaise de 1651), première partie, chapitre 13, §62.

(9) Voir la page Wikipédia.

(10) Principes de la philosophie (1644). Effectivement, nous sommes loin du dualisme corps-esprit. Descartes, on le sait, défend une vision fondamentalement différente de la nature humaine, dotée de raison, dépassant ses instincts matériels.

(11) On pourra lire avec intérêt l’ouvrage de Delphine Thivet: Une pensée hétérodoxe de la guerre, de Hobbes à Clausewitz (PUF (Fondements de la politique), 2010) qui accorde beaucoup plus d’importance à Hobbes qu’à Clausewitz.

(12) Le Point, 30 janvier 2025, p.51.

(13) Bruno Tertrais, La guerre des mondes, Le retour de la géopolitique et le choc des empires, Alpha (Essai), 2025 (2023).

(14) «N’oublions pas que le sodat Ryan ne retraversera pas l’Atlantique…», rappelle ce haut gradé, soulignant l’urgence d’une politique militaire unifiée, y compris pour agir de manière autonome et ne pas se conformer aux intérêts des grandes puissances.

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