L’Évangile au risque de la culture - Forum protestant

Dans les sociétés humaines comme dans les sociétés animales (voir les orques), «il existe un ensemble de codes» qui «qui permet de justifier de la légitimité de chacun» et «de connaître sa propre place dans le groupe». L’Évangile, qui «relativise radicalement» ces codes «est-il insoluble dans la culture ?». Dans cette réflexion qui ouvre le dernier Cahier d’études missiologiques et interculturelles de Foi&Vie, Pascale Renaud-Grosbras défend «la liberté intérieure qui permet de ne pas être entièrement pris dans le jeu. Il faut y croire, mais ne pas s’y perdre».

Article du cahier L’émergence de la question interculturelle en théologie (Foi&Vie 2023/4).

 

 

Des cultures animales ?

Dans le Times de Londres daté du 30 juin 2023, le journaliste scientifique Tom Whipple évoque les orques qui depuis quelques années s’attaquent en bande à des bateaux à proximité du détroit de Gibraltar, avec un sous-titre inquiétant: «Les ‘attaques’ d’orques laissent les experts perplexes – mais un conflit en règle avec l’humanité est peu probable» (1). Il faut dire que le nom anglais de l’animal, killer whale ou baleine tueuse (orca gladiator en latin), est nettement plus effrayant que le français épaulard, ou orque.

Depuis 2020 donc, au large des côtes méridionales de l’Espagne et du Portugal, des centaines d’incidents ont été rapportés de rencontres violentes entre un groupe d’une trentaine d’orques et des bateaux. Certains des animaux semblent porter d’anciennes cicatrices. Serait-il possible que les orques soient portées sur la vengeance ? Des scientifiques se sont penchés sur la question. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que le comportement collectif d’un groupe d’orques laisse les scientifiques perplexes: dans les années 1980, il semble qu’un groupe se soit amusé à parader avec des saumons sur la tête, comportement qui a cessé aussi vite qu’il était arrivé.

Cette fois-ci, il existerait un modus operandi qui consiste pour le groupe à attaquer un bateau sous la coque et à abîmer voire détruire le gouvernail, sous la direction de chefs. Un scientifique affirme dans l’article que les orques sont très intelligentes et que leur comportement est d’une grande complexité: on ne sait pas ce qu’elles se disent exactement mais elles savent jouer et s’imiter mutuellement, au point que les plus âgées enseignent aux jeunes, par exemple, l’art d’envoyer des vagues par-dessus la banquise pour faire tomber les phoques dans la gueule d’autres orques qui attendent de l’autre côté.

L’article se termine ainsi:

«Dans les processus d’apprentissage, [elles] ont recours à des clics et des sifflements qui sont suffisamment différents d’un groupe à l’autre pour qu’on en conclue qu’il s’agit de langages différents. Ce sont des groupes sociaux complexes, pourvus de traditions et de dialectes. En d’autres termes, les scientifiques pensent que les orques, comme les humains, ont des cultures différentes».

Voilà qui est étonnant – et qui pose la question: qu’est-ce qu’une culture ? Qu’est-ce qui fait que des animaux marins, au même titre que les humains, ont des cultures qui les différencient d’autres groupes de la même espèce ? Est-ce un langage ? Un processus d’apprentissage ? Le fait qu’il y ait des chefs susceptibles de monter des attaques concertées, peut-être par vengeance pour les accidents qu’ils auraient subis auparavant ? Un réflexe de protection du groupe ? Autre question: tout être vivant peut-il faire autrement que d’appartenir à une culture, à partir du moment où il est socialisé dans un groupe donné ? Et plus important encore: est- ce que quelque chose de particulier caractérise les cultures humaines et les différencie des cultures des orques ?

 

Notre propre norme nous apparaît toujours comme une nature, plutôt que comme un élément de notre culture

Prenons une tout autre réflexion sur la question de la culture, dans un article de sociologie sous la plume d’Amélie Grysole (2) qui examine la façon dont des enfants sont socialisés au Sénégal, c’est à dire comment ils apprennent à entrer en relation avec autrui et à acquérir les compétences sociales qui permettent de conserver de bonnes relations. Il s’agit de pouvoir comprendre où on se situe dans l’espace social, afin de pouvoir maintenir des relations avec les autres. Dans le groupe social examiné par la sociologue, ces relations s’expérimentent «dans un contexte à la fois hiérarchisé, inégalitaire et monétarisé». Pour le dire autrement, les enfants apprennent très jeunes de qui ils sont supposés attendre de l’argent et à qui ils sont supposés en donner. Les événements de la vie sociale impliquent des échanges monétaires et les enfants doivent comprendre très tôt comment prendre place dans ces échanges. La chercheuse ajoute:

«Au cours de l’enquête, j’ai moi-même appris à donner des pièces aux enfants de mon entourage, mais aussi des billets aux grands-mères qui ont l’âge d’être prises en charge et de recevoir des cadeaux des visiteuses et visiteurs, surtout quand ces derniers sont reconnus pour leur aisance économique. Plus on est “à l’aise”, plus on nous demande, plus on donne. Refuser catégoriquement n’est pas envisageable au nom de la concorde dans les relations. À Yoff, les enfants apprennent progressivement à partager et à recevoir, selon leur position statutaire et socio-économique, mais aussi selon leur âge: notamment demander aux adultes et donner aux plus jeunes et aux plus pauvres» (3).

Autrement dit, entrer dans un groupe humain implique d’apprendre les règles de fonctionnement de ce groupe. On imagine que des touristes confrontés à une telle société et se trouvant appelés à donner de l’argent pourront penser qu’on veut les exploiter, or dans ce cas de figure, c’est un comportement normal qui consiste à montrer de la déférence envers ceux qui sont plus riches que soi, par respect de la personne autant que de la norme sociale. On se trouve confronté ici au fait que notre propre norme nous apparaît toujours comme une nature, plutôt que comme un élément de notre culture: passer d’un groupe humain à l’autre expose à des incompréhensions parce que notre socialisation initiale n’est pas transposable immédiatement dans un autre groupe humain et que les attentes quant à ce qui constitue un comportement normal nous poussent à juger sans nécessairement comprendre.

Ce qui guide l’action des acteurs sociaux, ce n’est donc pas simplement la culture à laquelle ils appartiennent: ce sont les règles implicites et explicites inculquées par le processus de socialisation dans le milieu auquel ils appartiennent. Ce milieu est à une échelle bien inférieure à une culture nationale, pour autant qu’une telle chose existe. Un milieu est le groupe à l’échelle duquel les comportements doivent être ajustés. Les véritables codes sociaux sont des codes de comportement par rapport à des valeurs relatives inculquées au cours de la socialisation des individus: il s’agit d’apprendre à savoir ce qui a de la valeur et quelle est sa place parmi les autres.

Il existe donc un ensemble de codes propres à chaque groupe humain qui permet de justifier de la légitimité de chacun et à chacun de connaître sa propre place dans le groupe. Pour le dire autrement, en termes théologiques, il s’agit d’une théologie des œuvres: savoir se situer dans l’espace social, c’est chercher à mériter d’occuper la place qu’on occupe, et à améliorer cette place autant qu’on le peut. Cela semble antithétique à l’Évangile tel que Paul, par exemple, le comprend, lorsqu’il affirme qu’il n’y a plus «ni Juif ni Grec…». Il relativise ainsi radicalement les codes culturels qui nous donnent à tous la connaissance de notre place relative dans l’espace social. L’Évangile se joue bien ailleurs, dans la gratuité d’une identité donnée, hors des circuits du mérite et de la légitimité. La légitimité donnée par Dieu est donnée, justement, car elle ne dépend pas de ce que nous pouvons faire.

 

Habiter nos cultures sans nous faire d’illusions sur elles

L’Évangile, alors, est-il insoluble dans la culture ? Est-il nécessairement en contradiction profonde avec nos cultures bien humaines, venant les miner de l’intérieur et bousculant nos certitudes sur nous-mêmes ?

La difficulté tient à l’incarnation: si c’est dans l’humanité que Dieu a choisi de prendre chair, il est venu au risque de ces codes culturels, de ces mérites et de ces œuvres. Ce qui était reproché à Jésus, au fond, c’était de parler de codes incompatibles avec les règles sociales et religieuses, d’un mérite offert et non pas gagné par la conformité à des règles. Comment résoudre ce problème logique ?

Il s’agit, sans doute, d’habiter nos cultures sans nous faire d’illusions sur elles, en jouant le jeu, mais avec un petit décalage qui ne nous met pas entièrement à la merci de ces règles de comportement, avec la liberté intérieure qui permet de ne pas être entièrement pris dans le
jeu. Il faut y croire, mais ne pas s’y perdre. Pour le dire avec Guilhem Antier:

«La foi est appelée à se traduire (et donc à se trahir) dans une croyance qui lui fournirait son abri, sa consistance au quotidien. De même, si elle n’était pas préalablement signifiée dans le langage de la croyance, la foi pourrait-elle même advenir comme possibilité dans une existence ? Dans un sens la croyance, et disons même l’idolâtrie, ne devraient pas tant faire l’objet d’un iconoclasme radical et vertueux qu’être habitées au nom d’une distance, au nom d’un manque inscrit par la figure du Fils au cœur de toute représentation. Si l’humain est un être de chair et de sang et si la Parole de Dieu s’est incarnée, la religiosité humaine, pour ambiguë qu’elle soit, ne doit pas être méprisée mais refondée pour être, ensuite, habitée avec humour» (4).

Cette capacité au décalage permet d’ouvrir des réseaux de sens nouveaux, de ne pas rester collés à l’identité sociale qui dépend des règles communes, mais de se savoir capables d’en rire. Peut-être, après tout, est-ce ce décalage plein d’humour dont faisaient preuve les orques avec leur saumon sur la tête ? Ce qui serait la preuve que oui, les orques ont une culture – et que, peut-être, elles savent en jouer bien mieux que nous.

 

Pascale Renaud-Grosbras est pasteure de l’Église protestante unie de France à Saint-Malo. Docteure ès lettres, elle est également traductrice.

 

Illustration: banc d’orques (photo Allen Shimad/NOAA, CC BV 2.0).

(1) Tom Whipple, Boat-bashing orcas: pods of war, or maritim pranksters, The Times, 30 juin 2023.

(2) Amélie Grysole, De bonnes fréquentations, Envoyer au «bercail» les enfants né·e·s aux États-Unis de parents sénégalais·e·s, Actes de la recherche en sciences sociales 225 (2018/5), pp.28-41.

(3) Ibid., p.40.

(4) Guilhen Antier, L’origine qui vient: une eschatologie chrétienne pour le XXIe siècle, Labor et Fides, 2010, p.234.

 

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