Réconcilier foi chrétienne et identité LGBTQI (1)
Rencontre avec Juliette Marchet et Clémence Sauty, respectivement pasteure-vicaire et coordinatrice des évènements et du plaidoyer au sein du Forum européen des groupes LGBTI+ chrétiens, toutes deux co-présidentes de l’Antenne inclusive de Strasbourg, structure accessible à toutes personnes croyantes LGBTI+. Dans ce premier volet, elles reviennent sur leurs parcours respectifs, leur rencontre, et expliquent comment elles sont parvenues à concilier identité queer et foi chrétienne.
Écouter ce podcast de la série Protestantes !
Jérémie Claeys: Dans l’inconscient collectif, être queer et chrétien, ou chrétienne, peut sembler inhabituel. Rien d’étonnant, étant donné les tensions entre l’Église au sens large et les personnes LGBTQ+. Vous vous en souvenez sûrement, en 2013, la loi du mariage pour tous avait ravivé de nombreux débats, notamment pour la reconnaissance des droits LGBTQ+ et l’inclusivité des personnes queer au sein des Églises chrétiennes. En 2004, l’Église réformée de France avait pourtant déjà affirmé que l’homosexualité n’était ni un péché, ni une maladie – un premier pas, donc, en faveur de la communauté LGBT – mais il faut attendre le 17 mai 2015, deux ans après les tumultes qui secouent la France, pour que l’Église protestante unie de France statue en faveur du mariage homosexuel, permettant ainsi aux pasteurs de bénir les mariages des couples de même sexe.
C’est dans ce contexte, au cœur des tensions autour du mariage pour tous, que l’Antenne inclusive de Strasbourg a été créée en 2013 par les pasteurs Christophe Kocher et Joan Charras-Sancho. Dès le début, l’Antenne s’est voulue comme une structure accessible à toutes les personnes croyantes et issues de la communauté LGBTQ+. Chaque mois se tiennent des rencontres informelles appelées les Chapelles arc-en-ciel. Au programme: des repas conviviaux, des projections-débat, des rencontres, des soirées témoignages ainsi que des moments de prière et d’accompagnement, des événements pour se retrouver, se confier et trouver des réponses aux nombreux conflits qui peuvent submerger les membres de cette communauté. Depuis quelques années, c’est Juliette Marchet et Clémence Sauty qui en sont les présidentes, j’en ai donc profité pour aller les rencontrer. Ensemble, nous avons discuté de leurs parcours respectifs et de leur rencontre, des théologies queer, des challenges auxquels sont confrontés les croyants et croyantes LGBT au sein de leur communauté religieuse, de leurs actions au sein de l’Antenne inclusive et de la manière dont elles ont réussi à réconcilier foi chrétienne et identité LGBT.
Bonjour Juliette, bonjour Clémence et bienvenue sur Protestantes !. Merci de me recevoir chez vous, je suis très content de vous retrouver. Pour commencer, pourriez-vous vous présenter?
Juliette Marchet: Moi c’est Juliette, mon pronom c’est elle, je suis pasteure-vicaire dans l’UEPAL, Union des Églises protestante d’Alsace et de Lorraine, depuis septembre. Jusqu’à l’année dernière, je suivais des études de théologie protestante à l’Université de Strasbourg (j’ai fait d’autres études avant cela en sciences politiques, sciences culturelles et sciences du genre – 9 ans d’études en tout). Quand je me présente, j’ajoute souvent que j’adore boire du café, manger du gâteau et que je suis fan de l’Eurovision, ma deuxième religion après le protestantisme.
L’Eurovision? Mais pourquoi!
Juliette Marchet: Parce que c’est kitsch ! Parce qu’il y a de la paillette ! J’aime ça, ça détend…
«Je fais ce travail pour représenter une voix chrétienne dans les discussions sur les droits humains des personnes LGBT»
Clémence Sauty: Moi c’est Clémence et j’utilise aussi le pronom elle en français. J’ai aussi fait des études de sciences politiques et me suis spécialisée en sociologie, ce qui m’a passionnée. Je n’ai pas l’habitude de me présenter ainsi parce que c’est très récent mais aujourd’hui, j’ai aussi un rôle de coordinatrice des événements et du plaidoyer dans une ONG internationale appelée le Forum européen des groupes LGBTI+ chrétiens.
Je vais peut-être commencer par faire un petit lexique du terme LGBTI+. LGBTIQ fait référence à la même chose, à une manière de décrire les différentes identités queer: L pour lesbienne, G pour gay, B pour bisexuel·le (qui peut donc se référer à des hommes bisexuels ou à des femmes bisexuelles), T pour les personnes transgenres, non binaires, etc. On a aussi ici le I pour les personnes intersexes. C’est un enjeu très important en termes de droits humains dans la mesure où les personnes intersexes naissent avec des caractéristiques sexuelles mélangées et sont souvent victimes d’abus médicaux, puisqu’elles subissent des opérations dès la naissance, parfois, ou dans l’enfance, donc sans leur consentement et même sans leur avoir demandé de quel côté elles préféraient aller, plutôt féminin, plutôt masculin. C’est vraiment assigné par le corps médical de manière très claire. C’est pour cette raison que je fais ce travail, pour essayer de représenter une voix chrétienne dans les discussions sur les droits humains des personnes LGBT au niveau européen. Il n’y a pas une unanimité des chrétiens contre les personnes quelles qu’elles soient et en l’occurrence contre les personnes LGBT. Il y a aussi des théologies, des paroisses et des manières de faire Église incluantes pour les personnes LGBT. On porte ce discours pour dire qu’on ne peut pas utiliser la religion pour faire du mal. Pas tant qu’on sera là, en tout cas.
Et le protestantisme, comment est-il arrivé dans votre histoire à toutes les deux?
Juliette Marchet: En ce qui me concerne c’est assez facile, je suis née dedans. Mon père est catholique cependant, je ne fais donc pas partie de ces grandes familles protestantes alsaciennes qui se perpétuent de génération en génération. Mais j’ai été baptisée dans le protestantisme alsacien et confirmée, donc je n’ai pas trop eu à réfléchir. J’ai rencontré le catholicisme pour la première fois au cours de mes études, à 18 ans: l’Alsace est peut-être le seul endroit de France où on peut vivre toute son adolescence en étant protestante sans rencontrer vraiment de catholiques! Et en les rencontrant, j’ai pris conscience que oui, j’étais vraiment protestante. Ensuite il y a eu tout mon parcours vers la théologie. Pour moi ça a donc été une évidence, c’était ma culture et c’était ma foi. Ce n’était pas très compliqué.
Clémence Sauty: Pour ma part le protestantisme a été une grande découverte, aussi importante que de découvrir que oui, l’homosexualité existe. J’ai en effet grandi dans le catholicisme, plutôt dans le Nord-Ouest de la France, où le catholicisme est très majoritaire. C’est un catholicisme assez particulier, dans le sens où les courants traditionnalistes y sont très mis en valeur. J’ai grandi dans cet univers, puis je suis venue en Alsace pour mes études (ça commence à dater !) et c’est là que j’ai découvert le protestantisme. Comme je me sentais très bien dans ce milieu, je l’ai fréquenté très régulièrement pendant plusieurs années. En revanche, j’étais complètement inconnue,.. Je crois que personne ne me calculait, si bien qu’au bout de plusieurs années, quand j’ai dit que je pensais vraiment être protestante, les gens ont eu l’impression que j’arrivais tout juste ! Après cette sorte de coming-out protestant, j’ai quand même ressenti le besoin de m’engager davantage publiquement dans l’Église, de faire des études de théologie. Alors j’ai fait un an à Strasbourg et un an d’études à Berlin, avec Juliette.
C’est là que vous vous êtes rencontrées?
Juliette Marchet: Absolument pas ! Pas à Berlin mais à Strasbourg.
Clémence Sauty: Nous avions fait en sorte de partir à la Faculté de théologie protestante de Berlin en même temps. Personnellement, j’y ai aussi beaucoup découvert sur le judaïsme. C’était passionnant !
Aujourd’hui, vous êtes ensemble. Vous l’avez déjà un peu évoqué mais comment vous êtes-vous rencontrées ?
Juliette Marchet: Avec Clémence, on n’a pas la même manière de raconter le début de notre histoire; je pense que c’est propre à tous les couples ! La première fois que j’ai entendu parler de Clémence, c’est parce qu’elle venait aussi de Sciences Po et qu’une prof de la fac de théologie lui avait suggéré de me contacter parce que j’avais suivi le même cursus et que j’étais entrée en licence 2 de théologie directement. Clémence m’a alors écrit sur Facebook pour me poser des questions sur les études de théologie. Quand Clémence apparaît dans ma vie pour la première fois, c’est donc pour me demander ce que c’est que d’être étudiante en théologie à Strasbourg ! On s’est ensuite revues à la rentrée, quand Clémence est arrivée en première année de licence. On est d’abord devenues amies. Elle m’attendait devant la fac à chaque fin de cours et on rentrait ensemble, jusqu’au moment où c’est devenu sérieux. Elle m’a appris à jouer du ukulélé, c’est là que j’ai eu le coup de foudre. C’est la technique de drague ultime! On a commencé à sortir ensemble juste avant le deuxième confinement. Ça tombait bien, on habitait dans le kilomètre légal dans lequel on avait le droit de se déplacer, ce qui permettait de se voir assez régulièrement.
«J’étais fascinée par la capacité des femmes à trouver des espaces de liberté au sein des religions»
À quel moment votre intérêt pour la théologie protestante et les identités queer ont-ils commencé à s’articuler?
Juliette Marchet: À l’origine, je ne suis pas arrivée en théologie pour être pasteure. J’ai découvert les sciences religieuses quand j’ai étudié les sciences culturelles en Allemagne et il y avait dans cette branche tout un pan de recherche passionnant sur la place des femmes et des minorités sexuelles et de genre. J’étais fascinée par la capacité des femmes à trouver des espaces de liberté au sein des religions alors qu’on dit toujours que ce sont des espaces patriarcaux et oppressifs. En réalité, dans toutes les religions, même les plus traditionnelles, même les plus enfermantes, les femmes trouvent des espaces pour être ensemble et se soutenir.
À un moment donné, j’ai été confrontée au fait qu’il fallait que j’apprenne le grec et l’hébreu pour pouvoir travailler les textes et essayer de comprendre pourquoi on utilisait la Bible dans le but de soumettre et enfermer les femmes. La manière la plus simple était de partir faire de la théologie (c’est pourquoi je suis rentrée en France) mais avec cet angle de recherche particulier: étudier le rôle des femmes et des personnes LGBT dans les religions, dans le christianisme, et surtout dans le protestantisme qui restait ma culture et ma religion. Avant d’arriver à Strasbourg, je ne savais pas que la théologie queer existait. Je connaissais en revanche les théologies féministes et c’est par-là que j’y suis arrivée. À Strasbourg, les cours étaient très classiques, on ne lisait quasiment que des hommes et quasiment que des Européens. Alors j’ai lu beaucoup à côté, j’ai fait tout en autodidacte et j’ai découvert les théologies LGBT, les théologies queer, la théologie inclusive. Ça me nourrissait beaucoup plus que ce que j’apprenais à la fac. J’ai donc fait deux cursus au lieu d’un ! Pendant mes années de théologie, je faisais ce qu’on me demandait… et tout le reste à côté. C’était assez fatigant mais c’est ainsi que je suis arrivée à ces thèmes-là.
Clémence Sauty: De mon côté, quelque chose s’est débloqué dans ma vie qui était dans le même temps lié à la foi et à l’identité. À partir du moment où je me suis autorisée à me dire protestante, je me suis aussi autorisée à me dire que, vraiment, cette histoire de grâce me parlait, que c’était super puissant. Et puis, la manière de faire Église, en particulier dans l’UEPAL, me correspondait énormément. Je me suis dit que c’était ce qui était mieux pour moi, que c’était vraiment ma place, que j’avais le droit de la prendre, que le chemin était ouvert devant moi et qu’il fallait que j’aie l’audace de faire le premier pas.
Cela m’a aussi permis d’aller vers des choses que jusqu’ici je ne m’autorisais pas parce qu’elles étaient considérées comme mauvaises. Par exemple, je me suis rendu compte que j’étais féministe, or c’était vraiment quelque chose de très tabou dans le catholicisme d’où je viens. C’est une chose jugée dangereuse voire simplement mortifère. Il n’y avait pas spécialement d’arguments pour l’expliquer, en tout cas on ne prenait pas les personnes se disant féministes au sérieux. Mais voilà, il se trouve que moi je le suis. Pendant plus d’un an, j’ai appris énormément de choses sur le sujet du protestantisme, du féminisme, c’était super. Et au bout de quelques mois j’ai réalisé: «Mais je suis queer !» Est-ce que ce n’est pas magnifique ? C’est comme ça que j’ai réalisé que, oui, j’étais lesbienne, et que c’était quelque chose de très beau. Ça voulait dire que j’allais peut-être tomber amoureuse un jour, que j’allais peut-être avoir une femme dans ma vie, que j’allais peut-être me marier avec une femme. Incroyable ! C’est intéressant: il y a une telle intersection entre foi et identité qu’en fait c’est la même chose. À partir du moment où je me suis autorisée à aller où il y avait de la vie pour moi, c’était bon… Tout est venu ensemble. Il n’y a pas de foi sans épanouissement de la personne et il n’y a pas d’épanouissement de la personne sans la foi, en tout cas pas dans cette période de ma vie.
Juliette Marchet: Pour moi c’était un peu pareil. J’ai vraiment réalisé que j’étais bi quand je suis arrivée à Strasbourg, c’est-à-dire une fois que je me suis autorisée à aller en théologie et à affirmer: «Maintenant, je vais faire ce que j’ai envie de faire, suivre vraiment mes tripes qui me disent d’aller dans cette direction». C’est ce qu’on pourrait appeler la vocation, d’ailleurs. Mais à l’époque, c’était simplement quelque chose de profond en moi qui me disait d’aller faire de la théologie. C’est le moment aussi où j’ai accepté que je n’étais peut-être pas si hétérosexuelle que ça. C’est vraiment arrivé ensemble. Un peu la même histoire que Clémence, donc.
C’est vrai que dans l’inconscient collectif, identité queer et identité chrétienne sont souvent un peu difficiles à associer parce qu’on pense souvent que les milieux croyants sont contre, qu’il y a une méconnaissance du genre, des sexualités. Il y a aussi les mouvements féministes ou queer qui sont plutôt anti-Église (et on peut aussi évidemment comprendre pourquoi). De votre côté, vous êtes chrétiennes, queers, et j’imagine qu’il y a eu un cheminement pour réconcilier ces deux aspects. Comment l’avez-vous vécu ?
Juliette Marchet: Pour moi le cheminement a commencé avec le féminisme parce que se découvrir féministe c’est faire face à des discours chrétiens affirmant que c’est impossible d’être chrétienne et féministe, qu’à un moment il faut choisir. Je me suis donc retrouvée déjà à ce moment-là dans une position très inconfortable, les groupes féministes étant en grande majorité anti-religieux et les groupes chrétiens n’étant pas toujours super féministes.
«Être chrétienne, c’est prendre de la distance car on est toujours relié à quelque chose de plus grand que nous»
Quelle était la définition de ce féminisme qu’on disait à l’époque incompatible ? De quel féminisme parle-t-on ?
Juliette Marchet: Eh bien, quand j’étais adolescente, je lisais Simone de Beauvoir, je suivais certains sites internet, des vidéos féministes… et c’était toujours fait par des laïques. Il n’y avait pas de chrétiennes qui disaient que, parce qu’elles étaient chrétiennes, elles se battaient contre les inégalités homme-femme. Aujourd’hui je sais que de nombreuses théologiennes féministes tiennent très facilement ce discours, que c’est devenu normal, mais à ce moment-là, ça n’existait pas et, à l’inverse, je rencontrais des hommes qui me disaient qu’il ne fallait surtout pas aller dans cette direction. Ils se rendaient sûrement compte que j’étais un peu dangereuse avec mes idées trop libératrices et émancipatrices.
Quand j’ai fait mon coming-out, je me suis retrouvée dans la même situation, finalement. Je savais que les groupes LGBT classiques n’étaient pas très à l’aise avec les religions mais moi, ma religion, c’était aussi qui j’étais. Aujourd’hui, je trouve que c’est une énorme richesse car cela pousse à faire un pas de côté. On est sur un positionnement en marge, être à la fois queer, féministe, chrétien et chrétienne, qui nous donne une grande force parce qu’on n’est pas au centre, on n’est pas obligé de faire partie des discours dominants des différents groupes. Même pour les groupes LGBT, je suis contente de pouvoir dire parfois grâce à mes lunettes de chrétienne quand je pense qu’on est en train de partir en cacahuète et de pouvoir aussi prendre de la distance. Pour moi être chrétienne c’est aussi en grande partie prendre de la distance car on est toujours relié à quelque chose de plus grand que nous. Et cela sert partout, que ce soit dans l’Église, dans la militance féministe, dans la militance …queer
Peux-tu développer cette idée de prise de distance associée à ton identité chrétienne ?
Juliette Marchet: C’est relativement classique en termes de foi chrétienne mais je pense que nous sommes reliés à la fois aux autres, à nous-même et à Dieu. On va dans les trois directions. Souvent, on travaille en premier lieu sur notre amour du prochain, on essaye de s’entendre bien avec les autres, et puis on travaille sur être en vérité avec soi-même. Et là on arrive sur quelque chose de queer car ça veut dire ne pas se mentir à soi-même ni mentir sur qui on est. Mais ce qui fait la différence avec quelqu’un d’athée, c’est qu’on est aussi tiré vers le haut, vers quelque chose d’autre qui est Dieu et qu’on doit toujours travailler cette direction-là aussi. On ne se contente pas de se regarder soi-même, on ne reste pas uniquement au niveau des humains: on observe ce qu’il se passe dans notre société depuis un endroit un peu plus à distance. Enfin, pas tout le temps ! Il y a aussi plein de moments où on fait partie du monde des gens, nous ne sommes pas de grands sages qui savons mieux que les autres ! Mais de temps en temps, j’aime m’interroger: s’il y a un ou une Dieu, que voit-on de cet endroit extérieur ? C’est un privilège de pouvoir prendre de la distance et de se rappeler qu’on a le droit de la prendre.
Comment est-ce que tu le vis, toi, Clémence ? Comment as-tu appris à concilier foi chrétienne et identité ?
Clémence Sauty: D’abord, j’aimerais revenir sur le mot queer. J’ai listé tout à l’heure les différentes identités, lesbienne, bisexuel·le… de manière purement descriptive mais il y a aussi le mot queer. C’est un mot anglais qui à l’origine est une insulte signifiant bizarre, mais bizarre de manière méchante. Et donc cette insulte a été reprise par ceux-là même qu’on qualifiait de queers. Concrètement, c’est un terme utilisé par des personnes LGBT, mais qui ne reste pas au niveau descriptif comme c’est le cas par exemple lorsqu’on parle d’un homme homosexuel: il vit sa vie comme n’importe quelle personne hétérosexuelle, il se trouve juste qu’il est en couple avec un homme.
La différence avec les identités queer, c’est qu’on va investir cette identité, cette manière d’être, cette ouverture vis-à-vis de l’altérité, en nous-même (parce qu’on est déjà assez surpris quand on se découvre queer) et aussi chez les autres. On va l’investir en essayant de lui donner du sens et cela peut donc aller dans une multitude de directions. Certaines personnes queers vont l’investir en se disant que cela leur ouvre un nouveau point de vue sur la société et la politique, par exemple, mais cela peut aussi être employé pour faire de la théologie – c’est ce que nous faisons et c’est évidemment passionnant ! Je comprends donc très bien cette question de l’intersection – est-ce qu’on peut être à la fois queer et chrétien ou chrétienne – parce qu’elle nous est posée telle quelle par les personnes qui ne veulent pas de nous, par celles qui nous disent qu’il n’y a aucun problème à être là, à condition de juste arrêter d’être homosexuel ou transgenre…
C’est l’inverse de l’accueil radical…
Clémence Sauty: Voilà. Alors qu’en réalité à mes yeux, cette question ne se pose pas. C’est la question que se posent les personnes qui ne sont pas queer, celles qui sont dans certains courants théologiques et qui n’ont pas lu ce qui était dit par d’autres. Cette question ne se pose pas car être queer signifie investir qui on est et y chercher du sens, ou utiliser ce qu’on est pour donner du sens. Le point de vue queer sur le monde est passionnant, il nous permet de revisiter des notions très banales comme l’amour. Qu’est-ce que l’amour signifie pour nous et qu’est-ce que cela implique ? Quelles sont les limites de l’amour ? Peut-on faire du mal par amour ? Cela permet aussi de revisiter l’amitié. L’amitié peut-elle être une forme de famille ? On revisite ainsi des sujets qui peuvent être très basiques avec un regard queer et cela nous apprend énormément de choses. D’ailleurs, je pense que les personnes non concernées pourraient aussi apprendre de ce point de vue. Celles qui par exemple ont lu différents auteurs sur un thème précis pourraient intégrer un regard queer à leur étude.
Vous avez évoqué les théologies queer à plusieurs reprises. L’année dernière, je suis venu à une conférence donnée par Juliette à Paris sur les théologies queer et l’éthique chrétienne. C’est un sujet qui m’intéresse, mais je reconnais volontiers ne pas être suffisamment éduqué sur le sujet, d’où ma venue, et je voulais au passage vous remercier d’expliciter certains termes qui parfois peuvent être un peu compliquées pour certaines personnes. Pouvez-vous expliciter en quelques mots ce que sont ces théologies queer ? Peut-être sont-elles venues guérir quelque chose ? Quelles perspectives ont-elles apporté à votre cheminement ?
Juliette Marchet: Pour commencer, j’ai fait cette conférence car, pour valider mon master en théologie protestante, je me suis lancée dans un gros projet: écrire un mémoire sur l’accueil des personnes trans en éthique chrétienne (un thème peu traité). De nombreuses choses ont été faites sur l’homosexualité, mais sur les transidentités – en français en tout cas –, à part des textes plutôt conservateurs, il n’y avait pas grand-chose. Je me suis donc retrouvée à lire à la fois de la théologie transgenre et de la théologie queer.
La théologie queer est une théologie contextuelle, elle ne part pas du principe qu’il n’y a qu’une seule manière de faire de la théologie, qu’il y a un seul point de vue qui serait l’unique vérité, théologie… en général écrite par des hommes hétérosexuels, blancs, européens. En fait, c’est l’enfant des théologies de la libération, des théologies féministes, des théologies noires. Les théologies de la libération (en quelques mots) sont nées dans les années 1960, surtout en Amérique du Sud, et permettaient à des personnes en général opprimées et pauvres de penser une théologie qui s’adressait à elles et non aux seuls peuples dominants, aux colons, etc. C’est, entre autres, voir la fuite d’Égypte comme une libération qui peut nous porter aujourd’hui encore, et non pas simplement comme le récit historique du peuple d’Israël. C’est donc déceler dans la Bible des moyens de se libérer.
De là sont nées d’autres formes de théologies: la théologie féministe qui est la manière de lire la Bible quand on est une femme (ou des femmes) et maintenant, depuis les années 1990, la théologie queer qui est un peu un bébé de la théologie LGBT. On voit qu’on commence à avoir des ramifications de théologies parce qu’on est dans la théologie universitaire, avec des auteurs et des autrices qui écrivent, d’autres qui vont les reprendre, etc. L’objectif de la théologie queer s’appuie sur ce que Clémence a expliqué à propos du terme queer, c’est une théologie qui remet en cause tout ce qui est fixité, finalité, normes, en opposition à une théologie qui va affirmer qu’il n’y a que deux genres par exemple (l’homme et la femme), qu’il n’y a qu’une sexualité (l’hétérosexualité)… C’est donc une théologie qui avertit que la création de Dieu est bien plus grande, pleine de nuances et de diversité. En théologie queer, on a envie d’expliciter cela, de se poser des questions, on a envie de se dire que les humains ne peuvent pas être seulement mis dans des cases homme, femme, hétérosexuel… que c’est beaucoup plus fluide. C’est une théologie compliquée car elle ne donne pas de vérités simples, elle ne catégorise pas et n’est donc pas facilement utilisable dans la vie courante des personnes. C’est vraiment une théologie universitaire qui pose plein de questions sans donner beaucoup de réponses, qui ne donne pas de vérité mais critique toutes les vérités.
«Savoir qu’il existe dans le christianisme des personnes qui ont ce discours et cette attention à l’intégrité psychique et spirituelle, c’est un peu guérissant»
Et qu’est-ce que ces théologies ont apporté à vos cheminements, en termes de réconciliation, de guérison éventuellement, de perspectives ?
Juliette Marchet: Comme beaucoup, j’ai souffert d’une théologie présentée comme unique, une théologie qui dit que l’homme et la femme doivent se marier ensemble et faire des enfants et que c’est cela l’objectif de nos vies, nous chrétiens, chrétiennes. Par conséquent, lire des théologiens et théologiennes queer qui remettent cela en question et affirment qu’on n’est peut-être pas tous et toutes appelés à être hétérosexuels ou cisgenres m’a beaucoup libérée sur ma sexualité et sur mon expression de genre. En tant que personne cisgenre, je fais partie de cette majorité de personnes privilégiées mais même moi, dans ma féminité, cela me fait du bien de me dire qu’il n’y a pas une seule manière d’être femme, que je peux être une femme tout en vivant avec une autre femme ou tout en ne portant pas de maquillage (on rejoint les thématiques féministes, évidemment). Cela m’a fait du bien que d’autres personnes critiquent une théologie souvent hégémonique, souvent utilisée pour faire du mal, pour exclure, pour mettre des personnes en marge, et de me dire que, peut-être, ces théologies ne valaient pas plus que la mienne. Peut-être pourrions-nous simplement faire concorder nos discours et nous rendre compte que parler de Dieu – puisque c’est ça, la théologie – c’est plein de gens qui ensemble essaient de parler depuis leur point de vue d’une chose qui, de toute façon, est impossible à cerner par un seul esprit humain ? C’est cette diversité-là, cet esprit critique, qui m’a permis d’avoir un rapport sain à la religion et même un rapport sain à Dieu.
Clémence Sauty: Ce que vient de décrire Juliette est effectivement tout un pan de recherche universitaire qui est très académique, très pointu, qui tend un peu vers la philosophie, qui prend en compte énormément de choses et qui peut être très intéressant intellectuellement mais, en pratique – dans mon expérience en tout cas –, ce n’est pas vraiment la théologie que nous proposons dans nos activités, de prière par exemple, ou dans nos évènements, avec des personnes LGBT. Nous faisons des bricolages, des conférences, et en général c’est plutôt une théologie inclusive que nous proposons.
Il y a là une nuance très intéressante, dans le sens où on voit qu’intellectuellement, c’est tout à fait raisonnable d’être dans la critique et dans la remise en question, que tout n’est pas aussi simple que ce qu’on croyait, comme le veut ce réflexe un peu socratique de dire que telle chose se nomme de telle manière et appartient à telle catégorie, de vouloir classifier notre expérience, notre réalité. Dans le moment de l’histoire humaine dans lequel nous sommes, c’est tout à fait logique d’accepter de voir plus de nuances, plus de complexité. Dans la pratique cependant, dans nos vies, dans nos paroisses, dans nos communautés de foi, on a plutôt une théologie centrée – à mes yeux en tout cas – sur le besoin des personnes qui sont en face de nous. La question est de savoir comment faire un lien entre les deux. Comment traduire, dans des termes qui parlent à des personnes queer, des choses de la théologie chrétienne parfois extrêmement basiques ? Comment faire en sorte que cela leur apporte un réconfort, une espérance ? Qu’on décide de partir des espaces religieux parce qu’on a trop souffert et qu’on n’en veut plus, je le comprends tout à fait… mais de savoir qu’il existe des personnes dans le christianisme qui ont ce discours et cette attention à l’intégrité psychique et spirituelle, c’est un peu guérissant. Assez régulièrement, des personnes queer non-croyantes viennent me voir pour me dire que cela fait du bien de savoir que dans l’Église, il y a au moins un endroit où il est un jour possible d’aller.
(Lire la suite de l’entretien)
Transcription: Pauline Dorémus
Illustration du podcast Protestantes! par Anna Wanda Gogusey et portrait de Juliette Marchet et Clémence Sauty.