Une société fatiguée, mais de quoi ? (2) - Forum protestant

Une société fatiguée, mais de quoi ? (2)

«Nous n’avons jamais été aussi conscients de ces fourvoiements», et c’est cela qui «nous mine intérieurement»: dans ce deuxième volet d’une série intitulée D’une fatigue à l’autre, Pierre-Olivier Monteil explique que «le malaise dont la fatigue est l’expression semble résider dans un conflit intérieur entre deux systèmes de valeurs qui coexistent dans nos têtes», celui du travail comme lien et celui du travail comme gain, celui des relations aux personnes et celui du rapport aux choses.

Deuxième et dernier volet de l’article D’une fatigue à l’autre (I): Une société fatiguée, mais de quoi?, dans le numéro de Foi&Vie 2022/3.

Lire le premier volet sur notre site.

Aux sources de la fatigue: esquisse d’un parcours des méprises

On peut expliquer la fatigue collective que nous éprouvons aujourd’hui par quantité de phénomènes, depuis l’accumulation des crises qui s’additionnent dans le temps et s’enchevêtrent dans le présent (crises économique, terroriste, sanitaire, écologique…) jusqu’à l’accélération du changement en tous domaines, en passant par la digitalisation de la société, qui nous enferme chaque jour davantage dans la solitude et l’anonymat. Je voudrais me situer ici en amont de ces constats, pour mettre en lumière une donnée qui affecte la volonté et qui, de la sorte, nous mine de l’intérieur. Elle intervient indépendamment de ces autres tendances qui ne font – même si ce n’est pas négligeable – que s’y surajouter. Tout se passe comme si, aux divers stades de l’existence, nous effectuions, aux carrefours successifs qui se présentent à nous, un choix vécu à chaque fois avec une conscience douloureuse comme le mauvais choix. Nos désirs et nos convictions nous inciteraient à opter pour ceci, et néanmoins nous optons pour cela, en pleine lucidité. Cette contradiction relève d’une dissonance cognitive. Plus profondément, comme elle ne constitue pas une banale erreur de raisonnement mais concerne ce que nous faisons de notre vie, elle rejaillit sur l’opinion que nous nous faisons de nous-mêmes : notre estime de soi. Par excellence, cela se manifeste dans le travail, où les dilemmes se posent avec le plus de netteté. Ainsi lorsque l’adaptation dans un nouveau poste suppose de faire sien un cynisme de bon aloi. Protester est délicat; démissionner est plus exigeant que s’en accommoder ; restent la sidération et l’apathie, qui ne tarde pas à se muer en fatigue, à force de se consumer sur place.

La fatigue de la volonté se double d’une lancinante réprobation que nous adressons en silence à nos propres actes et à nous-même. Nous sommes lassés de ne pas être à la hauteur de nos convictions les plus chères et de devoir nous supporter en traînant notre double tel un boulet. D’où ce comportement bougon, visages fermés, qui s’observe dans les transports en commun et que dénoncent régulièrement les SDF qui y font la manche, ironisant sur l’humeur de ces nantis décidément si renfrognés et peu épanouis. Cela demande en effet double effort de se comporter à rebours de ce que nous désirerions et, à la longue, à force de nous méprendre, de nous mépriser à demi. Et par conséquent, de nous insupporter les uns les autres

Empruntons au moment de l’adolescence ce parcours de nos contradictions et de nos fourvoiements, quand le souci de se chercher se télescope avec l’exigence sociale de se trouver rapidement, en s’engageant dans le labyrinthe de Parcoursup. Les efforts conjugués des parents et des enseignants consistent à faire leur la logique d’un système afin de l’inculquer à l’intéressé. Cela suppose de sa part qu’il transforme en calcul son questionnement sur l’existence. La situation a pour ingrédients la concurrence (car les places sont chères), le raisonnement tactique et par anticipation (choix du lycée, de la filière, des activités – y compris de loisirs – qui feront le bon dossier…), la solitude du chacun pour soi et… l’anxiété. Dès lors, tout concourt à ce que l’intéressé renonce à un choix par conviction, au profit d’une logique instrumentale, centrée sur la recherche des moyens permettant d’atteindre un but plus ou moins imposé de l’extérieur : celui dont l’algorithme l’a jugé capable, au vu de ses résultats antérieurs. «Il devient compliqué de faire des choix ‘non rationnels’, le système brise les rêves», commente la sociologue Leila Frouillou (1). Dans les termes de Hannah Arendt, cette logique par finalité est celle d’une fabrication (qui répond à la question, par exemple : comment fabriquer une table ?). Elle se distingue d’un jugement en termes de signification, qui consisterait à rechercher un sens, lequel ne se fabrique pas, comme par exemple si je me demande : est-ce que cela me plairait d’être menuisier (2) ? Dans ce dernier cas, il s’agit d’interpréter, donc de situer l’entité concernée dans un tout : est-ce que je me sentirais à ma place en tant que menuisier ? Renoncer à cette question, puisqu’elle est interdite, revient à embrasser une démarche dans laquelle il n’y a plus que de l’utilitaire. C’est du même coup un asservissement à une progression sans fin, une préoccupation incessante du «à quoi ça sert ?», chaque finalité devenant, une fois atteinte, le moyen de la suivante. Jusqu’à buter un jour sur la question à laquelle la pensée utilitaire ne sait pas répondre : quelle est donc l’utilité de l’utilité ? Souvent, elle se la repose plus tard, au moment de la crise de la quarantaine, s’attirant enfin la réponse: aimer (la menuiserie) n’est pas utile, mais c’est ce qui importe, au lieu de ce qui rapporte.

Dans l’intervalle et par conséquent, le travail se voit trop souvent assigner une fonction utilitaire, c’est à dire essentiellement alimentaire. Quoi qu’il en soit, l’emploi salarié confronte presque à coup sûr au management par objectifs, qui consiste à désigner à chacun des résultats à atteindre et à y inciter par des arguments pécuniaires. Travailler consiste alors à réagir à des signaux et non à s’orienter en autonomie dans les conduites et initiatives que suggèrent la connaissance du métier et la conscience professionnelle. Les motivations tendent ainsi à se réduire à ces incitations extérieures, au détriment des motivations que procure l’activité elle-même: sentiment d’être utile, fierté d’appartenir à une équipe, intérêt pour la tâche en tant que telle… Pire: ces dernières motivations, dites intrinsèques, tendent à s’affaiblir du seul fait qu’elles sont concurrencées par les autres, extrinsèques, que sont les rétributions pécuniaires. En fait, ces deux ordres de motivations ne se cumulent pas, mais tendent à s’exclure l’un l’autre. Or si l’intérêt n’est qu’utilitaire, il devient impossible de se reconnaître soi-même dans ce que l’on fait. En effet, le pouvoir d’agir contribue à l’estime de soi à travers l’invention des conditions d’un travail bien fait, mais à défaut, la fierté du devoir accompli n’est pas au rendez-vous et le travailleur «ne peut que se dégoûter lui-même» (3). Cela le conduit, au mieux à la désaffection, au désinvestissement de son travail, et au pire à la dépression – parfois au suicide. Il est fréquent, mais erroné, de diagnostiquer un déclin de la centralité de la valeur travail aujourd’hui, en confondant cette prise de distance à l’égard du travail tel qu’il est organisé et à l’égard du travail en tant que tel. En réalité, «c’est au nom du travail que l’on aime que l’on critique le travail que l’on fait», comme le résume François Dubet (4).

Ce n’est pas tout. La non-reconnaissance du travail à ses propres yeux conduit à se tourner vers la reconnaissance par des tiers et donc à se concentrer sur ce qui est évalué par la hiérarchie. Cela expose à une double frustration: celle de s’en remettre à la reconnaissance des résultats attendus, ce qui laisse de côté l’activité proprement dite et l’inventivité personnelle qui s’y déploie; celle d’adresser une question sur sa propre valeur à une évaluation en termes de critères objectifs et chiffrés, qui permettent de se comparer mais non de se situer en tant qu’être singulier (5). Le fait de ne pouvoir se reconnaître dans ce qu’on fait peut tenir aussi à ce qu’on n’y retrouve plus le métier, malmené par la quête de performance. Par exemple, quand la quantité ou la rapidité attendues empêchent de bien faire. Alors s’engage une quête de reconnaissance insatiable, qui place dans la dépendance torturante de l’opinion des tiers alors que la réponse à cette attente résiderait dans l’autorité de l’activité elle-même (6).

Cependant, face à ce qui est perçu comme un manque de reconnaissance et un sentiment de faillite du pouvoir d’agir, empêché, il est possible de consommer, pour compenser. Le pouvoir d’acheter prend ainsi le relais, donnant l’illusion de contrôler sa vie (7). Ajoutons que les marques le savent qui, en attribuant aux biens et services une signification identitaire et culturelle, promettent à qui veut l’entendre de pouvoir s’exprimer par la consommation. Cela revient à tirer profit de l’incapacité du travail à le permettre, tout en recyclant la quête de reconnaissance dans cet autre registre. Hélène L’Heuillet ne dit pas autre chose quand elle énonce que «la pulsion d’acquérir des objets est un effet de la mélancolie sociale» (8). La revendication d’un plus fort pouvoir d’achat peut ainsi s’analyser, dans nombre de situations, comme une demande de compensation matérielle face à un manque de reconnaissance symbolique. Il suffit de rapprocher les termes de l’équation pour s’apercevoir que cet espoir est une illusion. Car il est vain d’attendre de l’argent qu’il procure ce que l’on ne parvient pas à trouver dans les échanges sociaux, en particulier au travail.

Au demeurant, le marketing se fait fort de susciter cet espoir en entretenant l’ambiguïté entre la quête du bonheur (qui relève du sens) et la recherche du bien-être (qui relève des sensations), le second étant accessible par la consommation, à la différence du premier. En ce sens, la publicité fait miroiter des états de félicité que les marques sont bien incapables de procurer. Elle produit des attentes toujours supérieures aux gains apportés, fabriquant de la déception pour mieux vendre du bien-être, et sans cesse recommencer (9). Aujourd’hui, la fiction se perpétue qu’il serait possible, en consommant, d’acheter des histoires (celles que les publicités s’attachent à incorporer aux produits), de se procurer de la puissance (en s’identifiant à celle de sa voiture), de se façonner une image (à coup de selfies) ou simplement d’avoir un futur, l’intention d’acheter constituant par elle-même une idée de projet qui dispense d’en entreprendre d’autres. À force de répétition, la déception discrédite la parole publique et habitue à une conception cynique des rapports sociaux. Dès 1961, Ricœur mettait en garde contre les perspectives dont l’abondance matérielle est porteuse : «Le travail apparaît de plus en plus comme le simple coût économique du loisir, tandis que le loisir apparaît de plus en plus comme un simple divertissement et une simple compensation pour la peine du travail, à mesure qu’il est conquis par les techniques de masse qui en poursuivent insidieusement la dégradation» (10). Le péril d’une société de consommation et d’abondance comme la nôtre serait, concluait-il, de se réduire «au triomphe dérisoire de la socialisation de ‘l’homme quelconque’» (11).

 

Conflit intérieur

Mon hypothèse est que nous n’avons jamais été aussi conscients de ces fourvoiements et que cela nous mine intérieurement. Mais il est moins coûteux de consentir à la dénégation collective au prix de s’en vouloir, que d’être seul à vendre la mèche. Cela se paie cependant par une sous-estimation de ce qui nous épanouit en tant qu’êtres humains, à savoir la part du travail et de l’agir dans la capacité d’advenir à soi-même et de s’épanouir – ce à quoi la consommation est incapable de remédier ou de se substituer. Cela ressort avec évidence des crispations que suscite, en l’état actuel de l’organisation du travail, tout projet de réforme des retraites. Parce qu’il concerne cette sorte de grande compensation que devrait être à nos yeux la pension à laquelle nous aspirons. Comme si le moment était enfin venu de solder les comptes et d’indemniser la peine subie durant des décennies de travail. Mais c’est succomber à la même illusion, qui est de croire que l’argent effacera l’insatisfaction, tout en s’aveuglant sur le fait que le problème n’est pas tant la retraite que le travail.

En réalité, le malaise dont la fatigue est l’expression semble résider dans un conflit intérieur entre deux systèmes de valeurs qui coexistent dans nos têtes. L’un correspond à ce que nous avons toujours su et que résume l’adage «l’argent ne fait pas le bonheur». Car ce dernier ne réside pas dans les biens, mais dans une poétique des liens qui ne se fabrique pas. L’autre correspond au discours inverse qui, depuis les années 1980, a envahi l’espace public, et que politiques, gestionnaires et publicitaires assènent sur tous les tons. S’émerveillant de l’inventivité incessante du marché, il instille la croyance que la société serait produite par lui, au lieu du contraire. Tout en semblant décrire factuellement, ce discours vise en réalité à prescrire des attitudes qui appréhendent tout problème dans les termes d’un calcul économique. Son projet se concrétise par l’instauration de situations de mise en concurrence à travers des dispositifs – Parcoursup, management par objectifs, appels d’offre… – qui conduisent chacun à se comparer à ses rivaux et à développer des stratégies pour l’emporter sur eux. C’est le fait d’une doctrine néolibérale animée par le projet de promouvoir la logique de l’homo œconomicus en tous domaines (12).

À la longue, sans qu’il soit nécessaire pour cela d’identifier cette doctrine en tant que telle, il est devenu banal d’éprouver en nous-mêmes un dilemme entre ces valeurs et celles qui leur préexistaient. Les problèmes économiques occupent une place inédite dans nos existences, mais le sens de la vie est ailleurs. Nous le savons et, négligeant jusqu’à l’état de la planète, nous l’oublions et continuons. Cela se traduit souvent par des réactions hostiles à l’égard des partisans déclarés des valeurs que nous dénions, sous prétexte qu’elles relèveraient de l’attitude nostalgique du «c’était mieux avant». Certes, on peut sincèrement se reprocher de ne pas vivre avec son temps, à se sentir tiré en arrière par des croyances peut-être désuètes. Mais il est erroné de rattacher un système de valeurs à l’avenir et l’autre au passé, alors qu’ils sont simplement rivaux. D’où les contradictions et les tiraillements qui nous traversent, les regrets et les remords accumulés qui nous rattrapent, et ce trouble insidieux qui devient lassant.

 

La tentation de réduire la tension: l’éthique minimale

Pour en finir avec cette fatigue dont on ne se repose pas, il est tentant de s’attacher à réduire les tensions en se simplifiant les idées. Vu sous ce prisme, c’est le grand mérite des propositions d’éthique minimale développées par le philosophe Ruwen Ogien (13). Là non plus, il n’est pas nécessaire de l’avoir lu pour pouvoir s’en réclamer. L’idée centrale qu’il met en avant est de renoncer à nourrir des devoirs envers soi-même. Ce choix résulte d’une critique des approches qu’il qualifie de maximalistes: d’une part, celle du devoir kantien, considéré comme une façon d’instrumentaliser les personnes au service de principes généraux et d’entités abstraites ; d’autre part, celle de l’éthique des vertus selon Aristote, dont la portée est jugée si générale qu’elle est estimée envahissante et même totalitaire (14). Sont ainsi écartées deux sources majeures de la philosophie morale, au profit d’une conception utilitariste selon laquelle ne peut être immoral que ce qui concerne nos relations envers autrui. Il n’y a donc plus de comptes à rendre à soi-même et, par conséquent, ni dilemmes, ni contradictions, ni fatigue morale. Mais il est à craindre qu’il n’y ait plus d’estime de soi non plus, dès lors que celle-ci résulte de la valeur de nos actes et par conséquent de nous-mêmes à nos propres yeux. N’est-ce pas, de ce fait, fragiliser quand même les ressorts du sentiment éthique à l’égard d’autrui ? Sans entrer dans une discussion plus serrée, force est de constater qu’une proportion importante de nos contemporains tendent à pratiquer – telle la prose de Monsieur Jourdain – une philosophie analogue sans le savoir. Ils sont cohérents avec eux-mêmes puisque c’est la voie de la facilité et de la simplicité.

Le risque est alors que les vertus du bien-être prônées par le marketing bénéficient d’une réceptivité redoublée auprès des tenants de cette manière de penser. Tourner le dos aux devoirs envers soi-même justifie en effet le primat donné aux valeurs de confort et de réconfort, ainsi qu’à une éthique de l’immédiat, à une «logique consolatrice», à un idéal de «doudouisation du monde», bref: à un état sensoriel absorbé dans une sorte d’enroulement sur soi-même, selon les termes de Benoît Heibrunn (15). Un tel état anesthésie et dépolitise les consciences, confiant les clés du gouvernement de soi à la société de consommation, ce qui rend d’autant plus vulnérable à l’air du temps et voue sans recul à l’instantané, et la boucle est bouclée.

Cela posé, cette hypertrophie du moi n’est pas pourvoyeuse de sérénité, tant s’en faut. Car elle implique de se comparer sans cesse à autrui pour rester dans la course. Elle nécessite de travailler sans relâche à son auto-promotion, ne serait-ce que pour rester inclus, dans un monde de réseaux où l’appartenance est toujours conditionnelle et jamais acquise. Indissociable de la peur, le consumérisme va donc de pair avec les valeurs de sécurité. Il entretient la crainte de manquer, le souci de ne pas être oublié ou abandonné par les autres, mais aussi l’inquiétude que le système connaisse une panne, la moindre discontinuité – rupture de stock, pénurie de masques, d’essence ou d’électricité – étant facilement perçue comme un drame, voire un scandale. Le confort et le réconfort amorcent une spirale de la frilosité qui alimente, notamment dans les médias et les magazines, un discours du repli, de la protection de soi, de la thérapie (les aliments-médicaments), avec une complaisance qui tend à s’enfermer sur elle-même. C’est pourquoi le repli dans l’espace privé, jadis vaguement honteux, est désormais assumé comme un choix délibéré et un acte positif. Décomplexé est le fait de télétravailler, comparé au fait de se rendre docilement au bureau, ou commander par internet plutôt que sortir de chez soi pour faire ses courses dans le quartier. De même, on veille jalousement sur sa communication, ne répondant qu’aux textos et n’acceptant de conversations au téléphone qu’avec des interlocuteurs identifiés et sur rendez-vous. Au total, le consumérisme de l’éthique minimale risque de favoriser une société de l’évitement. La société du «client-roi» incite à la «solitude volontaire» (16). Censée répondre fidèlement à nos attentes, elle nous confronte toujours au même et nous prive d’expériences qui nous rendent autre (17). Certains avancent même l’hypothèse d’une société dans laquelle le projet de grandir n’ait plus sa place (18). Dans ces conditions, les rapports sociaux et le vivre-ensemble ne peuvent apparaître que comme un inconvénient qui confronte malencontreusement au rapport à autrui, vécu sans plaisir et cause d’une nouvelle fatigue.

 

Comment répliquer à la fatigue ?

Comme l’anthropologue Louis Dumont l’a montré dans un essai consacré à la genèse du libéralisme économique, l’évitement du rapport à autrui est caractéristique d’une société de marché, colonisée par «l’idéologie économique» (19). Un tel contexte privilégie en effet le rapport aux choses par rapport aux relations avec les personnes. Les régulations automatiques, à l’instar de la main invisible, y prévalent sur la délibération politique, ce qui y est considéré comme un mieux. Cela passe en réalité pour l’idéal, au motif que, sur le marché, personne n’obéit à personne. La société fatiguée manifeste cependant que ce projet ne va pas de soi, qu’il rencontre des résistances et suscite peut-être une sourde hostilité. Energie orientée contre soi, la fatigue peut d’ailleurs à tout instant se retourner contre le monde extérieur, comme l’a rappelé la révolte des Gilets jaunes. C’est la question de la docilité de l’époque, posée par Patrick Boucheron, on s’en souvient. De même, dans les années 1960, le célèbre article de Pierre Viansson-Ponté, ‘La France s’ennuie’, publié à la une du Monde le 15 mars 1968, a précédé de peu l’irruption des événements de Mai. L’ennui contient en effet une tension morale et «un sentiment durable, expression d’une condition existentielle où se mêlent confort et inquiétude», comme le note Romain Laufer (20). La fatigue ne s’en distingue qu’en remplaçant le confort par l’inconfort, ce qui pourrait s’expliquer par l’usure du temps et l’amertume qui s’est exacerbée depuis, après quarante ans d’adaptation de la société à marche forcée, sous l’aiguillon de la contrainte extérieure et de la mondialisation de l’économie.

La crise des années 60 a vu converger des critiques d’origines très disparates se concentrant sur l’État. Elle a accouché d’un monde néolibéral dominé par le marché, qui a laissé sans voix les tenants du libéralisme politique. En effet, un discours sur l’économie érigée en science a étouffé toute réflexion politique, morale et normative, dissuadée par le mot d’ordre de l’adaptation à une économie ouverte. L’erreur a consisté à opposer l’ouverture à la fermeture, alors que la question pertinente aurait été de s’attacher à concevoir une ouverture à des évolutions que l’on puisse au moins adopter en conscience, au lieu de devoir docilement s’y adapter. Dans ces riches réflexions sur le libéralisme, Catherine Audard déplore avec force cet impensé sur les convictions, qui a engendré par la suite pessimisme et passivité (21). Autrement dit : fatigue. Il en résulte que le libéralisme politique passe désormais pour aller de pair avec le relativisme moral, l’hédonisme et l’individualisme, et pour avoir perdu foi en quoi que ce soit. Comme il devient de plus en plus difficile de distinguer la politique selon Hollande, Macron ou Sarkozy, il ne subsiste aux gouvernants progressistes, pour faire valoir leur différence, que le recours à des marqueurs culturels qui ne coûtent pas cher, économiquement parlant. Ils n’en consacrent pas moins en général une conception de l’individu souverain qui est l’équivalent politique du client-roi.

Au moment où la société de marché suscite la lassitude et bientôt peut-être le rejet, il serait temps que le progressisme se dote d’une pensée qui permette de prendre efficacement la relève, comme les néolibéraux y sont parvenus au tournant des années 1980. Cela passerait sans doute par une reconquête de la réflexion anthropologique et morale au sujet de l’individu, dont on ne peut plus longtemps réduire les ressorts à la logique du chacun pour soi matérialiste. Il s’agirait de répliquer à l’incivisme des petits calculs d’intérêts, afin de remédier à la fatigue due au manque d’estime de soi, et renouer avec une saine fatigue. Dans un prochain article, j’envisagerai en ce sens que cela puisse se faire à partir de la condition au travail, considérée comme le lieu privilégié où chacun peut contribuer à la production de mondes communs (22).

 

Pierre-Olivier Monteil est docteur en philosophie politique (EHESS), chercheur associé au Fonds Ricœur, enseignant en éthique à l’université Paris-Dauphine.

 

Illustration: Au Musée d’Orsay en 2015 (photo RonAlmog, CC BY 2.0).

(1) Le Monde Campus, 19 janvier 2023.

(2) Voir Hannah Arendt, La crise de la culture, Gallimard (Folio/essais), 1994, pp.106-108.

(3) Philippe Bernoux, Mieux-être au travail: appropriation et reconnaissance, Octarès, 2015, p.161.

(4) François Dubet (dir.), Les mutations au travail, La Découverte, 2019, p.20.

(5) Voir notamment Bénédicte Vidaillet, «Évaluez-moi !» Les ressorts d’une fascination, Seuil, 2013.

(6) Voir François Hubault, Autorité du travail et pouvoir d’agir de l’ergonome, dans François Hubault (dir.), Pouvoir d’agir et autorité dans le travail, Octarès, 2010, et Yves Clot, Travail et pouvoir d’agir, PUF, 2017. J’emprunte la notion de «dépendance torturante» à Alice Miller dans Le drame de l’enfant doué. À la recherche du vrai Soi, PUF, 1983.

(7) Voir Bernadette Koles, Consommer pour compenser, Le Monde, 6 septembre 2018.

(8) Hélène L’Heuillet, Eloge du retard, Albin Michel, 2020, p.120.

(9) Voir Benoît Heilbrunn, La tyrannie du bien-être. Le bien-être a-t-il remplacé le bonheur ?, Pocket, 2020.

(10) Paul Ricœur, Le socialisme aujourd’hui (1961), repris dans Paul Ricœur, Politique, économie et société. Ecrits et conférences 4, Textes choisis, annotés et présentés par Pierre-Olivier Monteil, Seuil, 2019, p.58.

(11) Ibid.

(12) Voir notamment Vincent de Gaulejac, La société malade de la gestion, Seuil, 2005, et Pierre Dardot et Christian Laval, La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale, La Découverte, 2009. À noter que le terme de néolibéralisme recouvre des courants disparates, comme y insiste Serge Audier dans Néolibéralisme(s), Grasset, 2012.

(13) Ruwen Ogien, L’éthique aujourd’hui. Maximalistes et minimalistes, Gallimard (Folio essais), 2007.

(14) Ibid., p.74.

(15) Benoît Heibrunn, La tyrannie du bien-être, Pocket, 2020, pp.85 et 87.

(16) Voir Olivier Abel, De l’humiliation, Les liens qui libèrent, 2022, p.94.

(17) Voir Byung-Chul Han, L’expulsion de l’autre, PUF, 2020.

(18) Voir Jean-Pierre Lebrun, Je préfèrerais pas. Grandir est-il encore à l’ordre du jour ?, Erès, 2022.

(19) Louis Dumont, Homo Aequalis. Genèse et épanouissement de l’idéologie économique, Gallimard, 1977.

(20) Romain Laufer, Tocqueville au pays du management. Crise dans la démocratie, EMS, 2020, p.122.

(21) Catherine Audard, Qu’est-ce que le libéralisme ? Ethique, politique, société, Gallimard (Folio essais), 2009, p.352 ss.

(22) Voir Laurence Théry (dir.), Le travail insoutenable. Résister collectivement à l’intensification du travail, La Découverte, 2006 (notamment la contribution de Phillippe Davezie : Une affaire personnelle, pp.150-180) et Pierre-Olivier Monteil, La fabrique des mondes communs. Réconcilier le travail, le management et la démocratie, Erès, 2023.

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