Remarques sur la digitalisation de la société (1)
Les techniques n’ont peut-être pas «réponse à tout», mais elles transforment presque tous les aspects de notre vie de tous les jours. Dans ce premier volet, Pierre-Olivier Monteil examine comment la digitalisation (accélérée par la pandémie) «s’arroge la place de choix et se rappelle à nous à chaque instant», crée «un monde dont chacun ne fait partie que pour autant qu’il s’y emploie activement» et «privilégie des interactions lisses, fonctionnelles et sans aspérités».
Article publié dans le numéro 2022/1 de Foi&Vie.
La crise sanitaire liée à la pandémie de Covid-19 a donné lieu à l’accélération spectaculaire du recours au numérique (c’est à dire aux techniques informatiques de codage de l’information) et, plus encore, au digital, à savoir à l’utilisation du numérique à des fins de communication et de relation à distance. Ainsi, le recours massif aux achats en ligne, à la prise de rendez-vous et aux démarches administratives par internet, à la visioconférence, ou encore au télétravail – entre autres. Souvent, les commentaires critiques que cela a suscités jusqu’ici se concentrent sur la fracture numérique qui oppose les utilisateurs familiers du numérique à ceux que ce dernier rebute, du fait des difficultés d’accès qu’ils rencontrent: coût d’acquisition des équipements, capacité à s’en servir, problèmes de réception en zones blanches, etc. Le néologisme d’illectronisme désigne ces nouveaux illettrés que sont, ou seraient, les personnes ne bénéficiant pas du bagage minimal permettant de faire face à l’utilisation de ces techniques dans la vie courante. Tout se passe donc comme si le problème se résumait à une injustice et à un retard, étant présumé acquis que la digitalisation de la société est un bienfait et que sa venue doit être accélérée. Dans le même mouvement, on perçoit chez les utilisateurs une réaction de condescendance, voire de stigmatisation, face aux comportements réticents à l’égard du digital. À leurs yeux, ces réserves relèveraient d’un passéisme, voire d’une mauvaise volonté, le digital présentant tous les avantages de la facilité, de la commodité, de la rapidité, vertus annonciatrices d’une vie meilleure. Comment pourrait-on se refuser à cet avenir radieux?
Cet enthousiasme et ce jugement un rien expéditif renvoient à un rapport conformiste à la norme sociologique, qui transforme les tendances majoritaires en normes quasi-obligatoires, sans se soucier outre mesure du sort des minoritaires et des motifs légitimes qui les animent. Il y aurait lieu pourtant de s’interroger sur la moderne croyance en la capacité des techniques à avoir réponse à tout, ce «solutionnisme technologique» que dénonce l’essayiste Evgeny Morozov (1). Tout accroissement des moyens ne devrait-il pas s’accompagner, au contraire, d’une réflexion sur les responsabilités qu’ils nous créent? C’est ainsi, par exemple, que l’institution du Comité consultatif national d’éthique, en 1983, est issue des questionnements ouverts par la fécondation in vitro en France à cette époque. Pourquoi cette préoccupation devrait-elle se cantonner au domaine de la bioéthique? «Plus l’homme augmente son pouvoir, plus devient aigu le problème des fins», notait Ricœur dès 1955 (2). En l’occurrence, la digitalisation de la société ne relève-t-elle pas d’une fuite en avant dans l’accélération et l’amplification d’évolutions préexistantes? N’incarne-t-elle pas, par excellence, tous les traits d’une idéologie de l’adaptation, qui entretient l’hétéronomie au nom de l’autonomie (3)? Dans cette hypothèse, on peut se demander si les experts du numérique ne passent pas pour des éclaireurs parce qu’ils suscitent un nouveau dogmatisme en apportant une explication simple à un monde confus, en vertu de laquelle, le web, c’est le futur. Un tel historicisme rassure. Sans prétendre approfondir en détail cette question, je m’en tiendrai ici à quelques remarques sur l’incidence du digital dans la vie courante.
La digitalisation va de pair avec le déclin de la prévenance
L’étranger qui cherche à s’orienter dans la rue a aujourd’hui de faibles chances qu’un passant s’arrête pour le guider. Chacun en est empêché par les oreillettes qui le renferment en lui-même ou, à tout le moins, par une propension à déambuler le nez sur son téléphone portable. Si vous cherchez votre chemin, la solution est pourtant simple: «Consultez Google Earth ou Japy (comme tout le monde)!». Au nom des valeurs d’autonomie dont nous nous réclamons, il est devenu naturel de se débrouiller seul. Demander de l’aide, ou simplement son chemin, devient synonyme de dépendance. Apparu dans les années 1960, le mot d’ordre du «do it yourself» s’est fait progressivement de plus en plus tyrannique: la promesse d’émancipation est devenue injonction à faire par soi-même. Puisque la technique désormais y pourvoit, il suffit donc de signifier à autrui sa destination, sans s’inquiéter de savoir comment il y parviendra.
Le déclin de la prévenance s’inscrit plus largement dans celui de la civilité (4). Ensemble de valeurs de réserve, d’attention, de politesse, de délicatesse, la civilité aidait à articuler le familier et l’anonyme dans la grande ville, en fournissant des médiations aux relations entre inconnus. La civilité est un «esprit de convivialité sans immédiateté», résume Jean-Marc Ferry (5). La digitalisation de la société semble frapper de péremption cette préoccupation en plaçant la débrouillardise numérique au-dessus du souci des égards de la vie en société. Nous y reviendrons par la suite.
Cela étant, en quoi ces évolutions nous conduiraient-elles vers un mieux? La digitalisation est censée, en nous procurant plus facilement l’information, permettre de gagner du temps, ce qui en libèrerait pour mener d’autres activités. Pour autant, a-t-on observé un ralentissement des conduites ainsi libérées, au fur et à mesure que se généralisait le recours à internet? La rapidité du numérique semble au contraire avoir contaminé les autres sphères. En entretien (chez le médecin, à la banque, etc.), l’écran d’ordinateur occupe le centre de la table. Il est l’objet de toutes les attentions et suscite chez l’interlocuteur que vous venez rencontrer une sorte de qui-vive qui le détourne fréquemment de la discussion pour tapoter sur son clavier. Tandis que la relation suppose une ouverture à l’autre, l’informatique lui impose des choses à faire, qui interrompent sa disponibilité. Le flou de la réceptivité, d’autant plus indécise, en suspens, qu’elle est respectueuse, ne peut rivaliser avec ce qu’a de précis cette activité. D’autant que des alertes sonores et visuelles captent l’attention, érigeant le moindre mouvement en événement impérieux. Inutile, donc, de s’offusquer de ce courriel auquel votre interlocuteur ne peut s’empêcher de répondre: nous ferions de même, sans doute, puisque tout le monde le fait. Il y a beau temps que la situation de face à face a perdu de son cérémonial. Nous sommes en réalité tous parties prenantes à la profusion irréfléchie de ces échanges, qui s’entretiennent de leur facilité. Au total, le digital s’impose ainsi comme un personnage envahissant qui s’arroge la place de choix et se rappelle à nous à chaque instant. Nous y cédons sans doute parce qu’internet est porteur d’événements ouverts sur les espaces infinis du world wide web. Par son intermédiaire, tout peut nous arriver! Cela n’a pas échappé aux constructeurs de logiciels, qui en ont rajouté: le déclin de la prévenance tient en partie à l’impatience d’une machine un rien autoritaire, conçue par eux pour capter l’attention.
La digitalisation, une forme nouvelle de servitude volontaire?
L’instauration de procédures numériques pour faire ses courses, ou prendre rendez-vous chez le coiffeur, a pour effet de remplacer des relations entre humains par des processus informatisés. De ce fait, puisque tel est son but, elle standardise les situations, confiées à des machines. Ainsi, tout se passe comme si la société s’organisait sur un mode industriel. Un nouveau taylorisme s’installe au cœur de la vie quotidienne, et pas seulement dans le contexte du travail. Chez le constructeur du logiciel, un ingénieur a conçu une manière de faire, et l’outil mis en ligne l’impose comme la seule: transposition pure et simple du «one best way» conçu par Frederic Tayor, inventeur de l’OST, «organisation scientifique du travail». L’utilisateur se trouve donc dans la situation de l’animal laborans, exécutant servile soumis aux prescriptions édictées par l’homo faber, pour reprendre la terminologie de Hannah Arendt (6). Il est dès lors assez surprenant que la référence aux valeurs d’indépendance s’accommode de telles contraintes sans opposer de résistance. Une explication est sans doute que l’utilisateur se situe dans une logique purement instrumentale, dans laquelle la fin justifie les moyens. Pour parvenir au résultat escompté, le prix est de se soumettre à la procédure, sans autre choix possible. Il n’en reste pas moins, le plus souvent, que la digitalisation intervient à l’initiative d’un opérateur désireux d’externaliser des coûts en confiant certaines tâches aux clients, lesquels travaillent ainsi gratuitement (comme c’est le cas à la SNCF pour l’achat des billets, dans les banques pour la tenue de compte et dans nombre de services en ligne) (7). Ajoutons à cela que les actes et les choix du consommateur sont dûment mémorisés, si bien que ce dernier se place sous la surveillance dudit opérateur, désormais au courant de ses moindres préférences et habitudes de consommation.
Il ne reste alors à l’utilisateur qu’à s’accommoder d’une telle situation en relativisant à ses propres yeux les contraintes qu’elle lui impose. Cela le conduit à s’aveugler sur d’indéniables inconvénients: recourir aux services d’Amazon au mépris de la condition au travail des salariés de cette entreprise, par exemple (8). Ou prétendre que les supports numériques permettent de préserver les forêts car ils dispensent d’imprimer sur papier, mais sans tenir compte de cet autre problème écologique qu’est l’importante empreinte carbone occasionnée par le stockage des données. Ou bien se réjouir de prendre rendez-vous sur Doctolib sans se demander ce qu’est devenu l’emploi de l’assistante médicale que ce service informatique a supprimé. Ou encore minorer le fait d’être traité soi-même comme une marchandise par un fournisseur d’accès qui conçoit avant tout la fréquentation de son site dans une logique de vente d’espace publicitaire. À ce prix, le virtuel peut passer pour un monde merveilleux, tout d’abondance et de gratuité, comme en apesanteur: affranchi du principe de réalité qui veut qu’il n’y ait pas de crédit sans débit ni de don sans contre-don.
Si tous les moyens sont bons pour atténuer la dissonance cognitive, c’est sans doute pour supporter de vivre dans une société d’exclusion sans pitié. Luc Boltanski et Ève Chiapello ont eu la clairvoyance d’observer, dès la fin du siècle dernier, que le monde connexionniste – celui du management par projet, de l’économie en réseaux, d’internet… – ne constitue pas une cité, c’est à dire, dans leur terminologie, un ordre se réclamant de principes de justice. En effet, la notion même de bien commun y est problématique, du fait que les contours des réseaux ne sont pas définis a priori. Le réseau laisse de côté ceux qui ne s’y connectent pas; le projet se développe sans ceux qui n’y sont pas associés. Dès lors, bien commun pour qui et selon qui? La digitalisation de la société contribue, de ce fait, à un monde dont chacun ne fait partie que pour autant qu’il s’y emploie activement. Elle entretient une sorte de chantage permanent à la reconnaissance, qui rend chacun tributaire de sa connexion au réseau, s’il entend ne pas bientôt disparaître sans laisser de trace (9).
Interaction ou relation?
Chacun a fait l’expérience d’un échange par courriels qui menace de virer à l’aigre, ou qui soulève des questions de plus en plus embrouillées. À un moment donné, il semble alors plus indiqué de poursuivre par téléphone. Ou mieux: de rencontrer l’interlocuteur en chair et en os. Passé un certain point de subtilité, la communication ne peut se réduire à faire circuler des informations dans une tuyauterie, sauf à créer davantage de quiproquo qu’on n’en résout. La finesse d’une argumentation ou la légèreté d’une conversation se prêtent mal à digitalisation, laquelle ne fait aucune place au tempo, aux silences, aux mimiques, aux postures corporelles et à tout ce qui complète et nuance les mots. Pour le technocrate, cela ne fait pas obstacle au projet de remplacer des postes d’agents d’accueil par des procédures automatisées. À ses yeux, il y aura moins de place pour le bavardage et la gestion ne s’en portera que mieux. Certes, des points d’accès physiques seront à prévoir pour quelques situations marginales; mais dans l’ensemble, le concept de start-up nation est le bon…! C’est oublier que l’interaction connectée ne suffit pas et que les humains aspirent aussi à entretenir des relations avec leurs semblables. Je reviendrai sur ce point à propos du thème suivant. Insistons, pour l’instant, sur le fait que les capacités des machines, aussi sophistiquées soient-elles, ne doivent pas être surestimées. Le philosophe Richard Sennett raconte qu’une expérience de réflexion collaborative à laquelle il a pris part pour élaborer des propositions concernant la politique migratoire de la ville de Londres a été interrompue par le constructeur du logiciel lui-même, sur la base du constat de son inefficacité. En effet, les propositions les plus originales n’entraient pas dans les catégories prévues, ce qui a fini par dissuader leurs auteurs de poursuivre (10).
Mais le pire est peut-être à attendre du phénomène inverse. Il est à craindre que, digitalisation aidant, les situations de rencontre en chair et en os se raréfient au point de devenir l’exception. Cela s’observe déjà, et pas seulement en contexte professionnel. Les rendez-vous téléphoniques ou en visioconférence deviennent de plus en plus fréquents. Ils tendent à reporter aussi tard que possible ce moment étrange où les êtres humains se retrouvent pour de vrai. Le motif généralement invoqué pour qu’il n’ait pas lieu – gagner du temps – renvoie à une telle rationalisation de l’agenda que cela confine au rationnement de soi. Au point de conduire à se demander si l’évitement recherché ne porte pas, somme toute, sur des situations arrachées à la logique utilitaire et simplement offertes à l’imprévu, exposées à cet aléa qu’est autrui. Une telle évolution pourra surprendre les représentants des générations nées au siècle dernier. En revanche, en ce qui concerne les plus jeunes, qui n’auront pas connu les pratiques antérieures, faut-il envisager que la relation ne supplante l’interaction que par exception? Dans ce cas, la vie en société s’envisagerait autrement que virtuelle dans des circonstances hautement sélectionnées. Cela n’est pas sans conséquences. Car la digitalisation privilégie des interactions lisses, fonctionnelles et sans aspérités. À la différence des relations, elle ne permet pas une expérience qui surprenne, qui dérange, qui rende autre.
En nous vouant à la fréquentation de l’identique, il est à craindre qu’elle incite à désapprendre l’altérité (11). Un indice en est fourni par les réseaux sociaux (12). De façon moins spectaculaire, nombre de messages sont adressés par courriel parce que leur auteur est conscient de leur impact désagréable sur le destinataire. Tâche à effectuer d’urgence, ou autre: l’intéressé n’aura qu’à ravaler sa contrariété en silence devant le fait accompli, fruit de l’indifférence ordinaire.
(Lire le deuxième volet de l’article)
Illustration: mlail envoyé par la SNCF avant un voyage en TGV en août 2021.
(1) Evgeny Morozov, Pour tout résoudre, cliquez ici. L’aberration du solutionnisme technologique, FYP éditions, 2014.
(2) Paul Ricœur, L’aventure technique et son horizon planétaire (1955), repris dans Autres Temps, n°76-77, printemps 2003, p.77.
(3) Voir Barbara Stiegler, «Il faut s’adapter». Sur un nouvel impératif politique, Gallimard, 2019.
(4) Je me permets de renvoyer sur ce point à mon ouvrage, Éthique de la pratique ordinaire, Pocket, 2021.
(5) Jean-Marc Ferry, De la civilisation. Civilité, légalité, publicité, Cerf, 2001, pp.21-22.
(6) Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Pocket, 1983.
(7) Voir sur ce point Anne-Marie Dujarier, Le travail du consommateur, PUF, 2019.
(8) Sur la condition des salariés du secteur numérique, voir Fanny Lederlin, Les dépossédés de l’openspace, PUF, 2019.
(9) Voir Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, 1999, notamment p.159.
(10) Richard Sennett, Ensemble. Pour une éthique de la coopération, Albin Michel, 2014.
(11) Voir sur ce point Byung-Chul Han, L’expulsion de l’autre, PUF, 2020.
(12) Voir Marylin Maeso, Les conspirateurs du silence, Éditions de l’Observatoire, 2018.