La part du droit dans la laïcité en France
Et si le discours juridique tenait «le rôle (prévu notamment par le droit lors des conflits de copropriété) de départageur» dans les multiples conflits autour de la laïcité en France? C’est ce qu’il fait dans les tribunaux depuis 1905 pour «adapter la règle à des situations concrètes» mais cela implique qu’il y ait un certain consensus sur ce qu’est cette laïcité: «un mode d’organisation des institutions (qui se traduit par une séparation)», fondé sur la neutralité des institutions et la liberté.
Texte publié dans le dossier ‘Protestantisme et laïcité: une histoire à reprendre’ du numéro 2020/4 de Foi&Vie, sur la base d’une conférence donnée dans le cadre du cours public de l’IPT Montpellier D’où vient la laïcité? Où va-t-elle? le 28 novembre 2019. Michel Miaille est professeur (honoraire) à la faculté de droit de l’Université de Montpellier.
Introduction
1. La laïcité est un produit tardif de la représentation que la société s’est faite des relations entre religion et institutions publiques. Elle est rendue possible par la conjonction, à la fin du 19e siècle, d’un certain nombre de phénomènes politiques et idéologiques. Le mot laïcité lui-même ne date d’ailleurs que de 1880.
Avant cette période où va s’inventer la laïcité, le paradigme fondateur qui règne sans partage pendant dix siècles est celui de la Vérité, dans un monde du croire (relayé par le monde politique) où la seule soupape de sûreté est un peu de tolérance. Ce paradigme de la Vérité, qui dure en gros depuis Charlemagne, est remplacé à partir de la Révolution par le paradigme de la Liberté, vite atténué par la mise en œuvre d’un contrôle napoléonien associé à la reconnaissance officielle de certaines religions. Il faut donc attendre encore un siècle après Bonaparte pour que nous inventions ce paradigme de la Laïcité, nouvelle définition pour penser les relations entre religions et pouvoir.
2. Cette nouvelle définition va s’investir dans de très nombreux domaines mais d’abord dans le champ politique, tant il est vrai que les religions ont été – et continuent d’être – dans un rapport spécifique au pouvoir, soit qu’elles le contestent, soit qu’elles le soutiennent. La part du politique dans la laïcité est donc fondamentale mais il faut immédiatement ajouter que la parole des religions elles-mêmes, la théologie, ouvre un autre champ qui vient légitimer ou au contraire critiquer le paradigme de la séparation et notamment de la laïcité qui leur est désormais imposée. Sans parler du discours philosophique, qui a toujours accompagné ou relayé le discours aussi bien des Églises que du pouvoir, ou même du discours banal, ordinaire du citoyen qui s’interroge sur ce qu’est la laïcité et donne souvent des réponses assez approximatives, parfois complètement fausses. On voit là que la part de l’idéologie dans la construction de la laïcité est extrêmement importante et quelquefois déterminante.
Ainsi, plusieurs discours se partagent le regard porté sur la laïcité et c’est bien ce qui en fait la complexité.
Dès le début, c’est à dire dès 1905, il y a ainsi plusieurs discours idéologiques, philosophiques, politiques, sur la laïcité que l’on voit s’affronter dans la commission parlementaire qui va préparer la loi de séparation puis au cours des débats qui vont s’ouvrir à la Chambre des députés. Pour certains, les plus conservateurs (la droite monarchiste catholique), la laïcité est une catastrophe et signifie la fin d’une société pourvue d’une assise religieuse certaine. Pour d’autres au contraire comme le député socialiste du Var Maurice Allard, qui va ferrailler autant qu’il le pourra pour transformer la loi, la laïcité doit permettre d’éradiquer la religion de la société. Sans parler du petit père Combes, ancien séminariste du Tarn, qui est rongé par l’idée que l’Église catholique cherche à mettre fin à la République (n’oublions pas que l’on sort de l’affaire Dreyfus) et pense qu’il ne faut surtout pas supprimer le concordat mais au contraire le renforcer. C’est entre toutes ces versions de la laïcité qu’Aristide Briand, soutenu par Jean Jaurès, a dû naviguer pour mener à bon port le projet de loi. Et le vote de la loi n’a pas mis fin au débat: il est troublant de voir qu’il y a toujours une multiplicité de discours et d’adjectifs (laïcité ouverte, plurielle, stricte…) qui flirtent quelquefois avec des projets politiques plus ou moins avoués et qu’au fond, l’idée d’une laïcité républicaine est mise à mal par une analyse politiste et de la situation et du concept (1).
La récente polémique sur les mamans voilées accompagnatrices de sorties scolaires a montré une nouvelle fois qu’une question très simple qui en droit se résout en deux phrases peut devenir l’objet d’un buzz invraisemblable
3. L’un de ces discours logiques et légitimes qui participent à la construction des rapports entre État et religions pourrait-il bénéficier d’une autorité particulière permettant d’arbitrer en cas de difficulté? Nous proposons que le discours juridique tienne le rôle (prévu notamment par le droit lors des conflits de copropriété) de départageur. Ce n’est nullement fétichisme de la forme juridique – comme par hasard proposé par un juriste – consistant à penser le droit au dessus de toutes les formes sociales mais simplement le constat qu’en cas de difficulté, de contestation, voire de conflit, le discours juridique est le seul qui permet de trouver une réponse légitime – évidemment tant que la règle qu’il représente est valide ou plutôt jusqu’à ce qu’elle soit remplacée par une autre règle. La récente polémique sur les mamans voilées accompagnatrices de sorties scolaires a montré une nouvelle fois qu’une question très simple qui en droit se résout en deux phrases peut devenir l’objet d’un buzz invraisemblable.
Dans cette proposition qui ne vise que le droit français, nous devons rappeler que celui-ci n’épuise pas le domaine juridique puisque le droit européen – souvent oublié par les Français – contribue à la formulation des solutions. Les règles européennes (émanant tant de l’Union Européenne que du Conseil de l’Europe par le moyen de la cour de Luxembourg et de la cour de Strasbourg) ont construit depuis un demi-siècle un socle juridique qui concerne les rapports des religions avec l’État non pas en matière institutionnelle (chaque État conserve son organisation des rapports entre l’État et les Églises) mais en matière de protection de la liberté religieuse.
Nous mettrons cependant tout ce droit, pourtant très important pour aujourd’hui et pour demain, entre parenthèses pour nous concentrer uniquement sur les normes françaises et proposer que cette part du droit soit évaluée dans les deux moments où le principe de laïcité peut être mis en œuvre : d’abord dans sa définition, ensuite dans le régime de relations qu’il instaure entre les instances de la République et les Églises.
I. La part du droit dans la définition de la laïcité: un principe dans l’organisation de la République
Écartons tout de suite une mauvaise et fréquente approche de la laïcité : elle n’est pas une valeur semblable aux grandes valeurs philosophiques et politiques qui définissent notre République comme la liberté, l’égalité et la fraternité. Elle n’est, si l’on ose dire, qu’un principe, ceci non pour l’affaiblir mais pour préciser la place qu’elle occupe dans le système juridique. Celle d’un mode d’organisation des institutions (qui se traduit par une séparation) afin que les valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité soient plus affirmées dans la vie ordinaire des citoyens. Ceux qui – certainement de bonne foi – voudraient ajouter laïcité au triptyque qui orne les frontons de nos bâtiments publics commettent donc une erreur.
La laïcité est devenue, au début du 20e siècle, une nouvelle organisation de la République, sans que le triptyque de ses valeurs n’ait changé. Chaque chose étant à sa place, nous pouvons alors demander en quoi ce principe est redevable du droit. Trois arguments peuvent être apportés.
1. Le mot laïcité lui même mérite attention et, comme dans bien des cas selon le mot d’un empereur chinois, tout le malheur du monde vient de que l’on ne connaît pas le sens des mots. Cette anecdote prend ici tout son sens puisque le mot laïcité trouve son origine dans le grec où laos (qui a donné l’adjectif laikos) est l’un des mots désignant le peuple – très différent du demos (le peuple d’un point de vue politique) et de l’ethnos (le peuple dans ses traditions) notamment. Laos signifie le peuple au sens banal, les gens, et il a conservé ce sens en grec moderne. Transposé dans le vocabulaire ecclésial sous sa forme latine laicus, le terme finit par désigner celui qui, dans l’Église, n’est pas prêtre. Le laïc est donc un membre de l’Église catholique non ordonné, le croyant non doté des sacrements lui permettant de diriger la communion. Ce laïc étant séparé des clercs, on en arrive à cette idée qu’il est contre eux, qu’il ne croit pas … Et l’on comprend alors la méprise de ceux qui célèbrent telle ou telle personne comme laïc alors qu’ils devraient dire et écrire laïque – qui n’est pas ici le féminin de laïc ! Ce petit rappel étymologique est une opération certainement familière aux théologiens mais peu courante parmi nos concitoyens qui confondent les deux origines alors que se joue ici la perception de la laïcité ou bien commune à tous (étant tous laïques en tant que membres du laos), ou bien réservée à certains (les laïcs qui s’opposent aux prêtres). Or la seule étymologie qui puisse faire sens dans la perspective qui nous occupe aujourd’hui – celle de comprendre le mode d’organisation d’un État moderne – est évidemment la racine grecque avec laquelle il n’y a aucun mystère : elle appartient bien au vocabulaire politique et une logique juridique concernant l’organisation des pouvoirs. Laïcité est donc, fondamentalement, un terme juridique et politique.
2. L’histoire de notre organisation politique vient conforter cette part éminente du droit dans l’institution laïque. Contrairement au sens commun qui laisse croire que l’histoire est un long récit où s’accomplissent des améliorations dans l’organisation sociale, il faut comprendre avec les scientifiques que l’histoire est un cheminement erratique, au sens où, à chaque période, un concept-clé, une institution déterminée, une logique spécifique va s’imposer pour diverses raisons, parmi beaucoup d’autres possibles. Dans cette perspective, la laïcité n’a pas existé de toute éternité pour enfin éclore au début du 20e siècle ! Au contraire, elle a succédé à deux modes d’organisation des rapports entre l’État et les Églises qui correspondaient à deux paradigmes socio-politiques bien définis : celui de la Vérité, puis celui de la Liberté. Dans une société où est désignée et reconnue une Vérité, il n’y a pas de place pour la laïcité, mais seulement pour la tolérance, entendue comme une acceptation limitée et temporaire de certaines erreurs, appelées hérésies. Dans le paradigme qui lui a succédé pour un siècle, la Liberté n’avait comme réalité que le contrôle des religions par l’État parfaitement illustré par Napoléon.
La Laïcité a succédé en France à ces deux moments de notre culture en mettant fin à la logique d’organisation à laquelle ils avaient contribué: ni religion unique de l’État assortie de persécutions, ni logique de cultes reconnus, mais désormais une césure proprement juridique dans l’organisation de la République entre ce qui relève du domaine privé (jusqu’au plus intime de la conscience) et ce qui relève du domaine public (celui du collectif et celui des institutions publiques).
Bien sûr, la philosophie et la théologie, le régime des idées et leur expression ont contribué à cette nouvelle situation: mais in fine, c’est par un acte juridique – la loi de 1905, la constitution de 1946 – et par un régime de droit particulier que la laïcité est devenue l’un des principes majeurs de notre société.
Le qualificatif public n’a donc pas le même sens dans ces deux espaces. On comprend que la laïcité est présente dans chacun mais comme un principe de contrainte, de neutralité et d’abstention dans le premier cas, comme au contraire un principe de liberté dans le second.
3. Enfin, l’architecture juridique propre à notre société est venue donner du sens à ce projet, au début insensé, de laïciser la République. Par différents moyens, la hiérarchie des normes (de la Constitution à la circulaire) ainsi que l’architecture de nos institutions (du Parlement à l’administration, y compris locale) ont donné sens et corps à ce principe abstrait. Aujourd’hui encore, au-delà de toutes les contestations, c’est bien l’acceptation que la République est laïque – comme elle est aussi indivisible, sociale et démocratique, selon le texte de la Constitution (article 1er) qui fait consensus. Ce qui n’empêche nullement interprétations et débats, voire conflits, comme il en est pour tout autre concept juridique.
Il faut préciser ici, contrairement à des propos insensés, que la laïcité est un principe qui caractérise l’État et les personnes publiques, mais nullement la société civile. La République est laïque, non la France! C’est que le droit, comme d’ailleurs l’idéologie politique qui le sous-tend, organise une séparation fonctionnelle entre ce qu’on appelle l’espace privé et l’espace public. Ce dernier comprend toutes les institutions publiques, de l’État aux collectivités locales, aux services publics et aux établissements publics : ces institutions et leurs personnels, quel que soit leur statut, sont publics, donc laïques, c’est à dire neutres. Au contraire, l’espace privé, celui de la famille, de l’entreprise et des associations, est entièrement libre dans toutes les expressions de convictions. Mais, il ne faut pas l’oublier, cette liberté est également le principe pour tous les individus dans l’espace public.
Il faut, à ce point du raisonnement, préciser les choses, tant l’on commet ici d’erreurs et souvent de bonne foi. La compréhension de ce double espace mérite une explication un peu technique. Comme l’a vu depuis longtemps le philosophe Jürgen Habermas (2), il y a en effet deux espaces publics.
Le premier désigne l’espace occupé par les institutions publiques (État, collectivités locales, établissements et services publics). Depuis la monarchie qui l’a très tôt expérimenté, nous acceptons qu’il y ait au dessus des particuliers un espace régi par des normes particulières parce qu’il est destiné à mettre en œuvre le bien public, un espace indiscutable au nom de ce qu’on appelait la raison d’État. Désormais démocratisé, cet espace public obéit à des règles propres, celles du droit constitutionnel et du droit administratif – sous le contrôle des juges administratifs.
Le second désigne l’espace où se rencontrent les individus: la rue, la place, les lieux de voyage comme la gare ou des liaisons comme la poste, voire même des lieux de statut privé mais ouverts au public comme les commerces, les fleuves et la plage. C’est aussi dès le 18e siècle l’espace de l’expression et du débat avec les journaux et le théâtre, les cafés, les sociétés savantes ou les loges maçonniques. Dans cet espace public que Habermas appelle critique, tous sont accueillis, peuvent s’exprimer librement, manifester leurs choix : liberté d’exprimer ses idées ou sa foi, de la rue à la plage, des réunions politiques aux manifestations.
Le qualificatif public n’a donc pas le même sens dans ces deux espaces. On comprend que la laïcité est présente dans chacun mais comme un principe de contrainte, de neutralité et d’abstention dans le premier cas, comme au contraire un principe de liberté dans le second.
Ainsi, l’architecture de notre société donne une place éminente au principe de laïcité : mais si, pour les agents publics, il signifie réserve et abstention, il signifie au contraire liberté pour les personnes privées. Nous avons là l’alpha et l’oméga de la logique française du principe de laïcité : c’est toujours par rapport à ce schéma qu’il faut raisonner et c’est ainsi qu’il faut comprendre le régime de laïcité en France.
II. La part du droit dans le régime de laïcité: la logique alliant neutralité et liberté
L’essentiel du régime de la laïcité est contenu dans un texte très ancien et souvent oublié: l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, voté en août 1789 suite à l’intervention de Mirabeau et du pasteur Rabaut Saint-Étienne. Celui-ci avait, en récusant toute tolérance (un mot qui selon lui devait disparaître du dictionnaire), réclamé la liberté pour tous: «Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses». Un curé, député de Poitiers, ajouta: «Pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public» – et un dernier député, dont nous n’avons pas le nom, précisa: «établi par la loi». L’article 1er de la loi de 1905 était déjà écrit!
Cet article dit en effet: «La République assure la liberté de conscience. Elle garantit la liberté de culte, sous les seules réserves de l’ordre public établi par la loi». La loi de 1905 ajoute cependant un article 2, qui précise ce qu’est la laïcité à la française: la séparation des cultes et de l’État, qui est une particularité de notre système en Europe. Nous avons là les éléments essentiels du régime de la laïcité qui tente de réaliser un équilibre délicat entre République et présence des Églises.
Ainsi, la liberté de conscience et de culte doit être interprétée à partir de tout le corpus législatif et juridictionnel consacré à la liberté, celle de s’exprimer, celle de se regrouper, celle de manifester pacifiquement.
1. La première observation sur ce régime, c’est qu’il est une partie de toute la législation française sur la liberté de conscience et d’expression qui ne se limite pas aux cultes (ainsi par exemple la loi de 1881 sur la presse ou celle de 1901 sur les associations), de sorte que les difficultés doivent être traitées selon la logique d’ensemble de l’expression. Liberté de conscience: c’est à dire individuelle et secrète, lieu de l’intime qui ne demande permission ou autorisation à quiconque, secret du for interne qui ne rend compte qu’à lui-même contre toutes les traditions de transmission obligatoire des croyances et contre toutes les formes de soumission à une croyance collective, liberté de croire ou de ne pas croire. Mais cette liberté de conscience ne serait rien sans une expression extérieure, elle-même libre : ce que le texte appelle liberté de culte. Pour le ministère de l’intérieur chargé d’appliquer la loi à des groupes qui s’en revendiquent, un culte se définit par trois éléments : la croyance en une divinité (quelle qu’elle soit), la présence d’un corps de clercs et l’existence d’une assemblée réunie pour les célébrations. Contrairement à ce qui est souvent affirmé, cette définition large englobe ce que l’on appelle des sectes: or la loi ne connaît pas les sectes, elle ne connaît que des pratiques sectaires condamnables pouvant aboutir à la dissolution d’organismes qui, sous prétexte du culte, se livrent à des opérations financières douteuses ou à des comportements incompatibles avec les droits de l’homme. Ainsi, la liberté de conscience et de culte doit être interprétée à partir de tout le corpus législatif et juridictionnel consacré à la liberté, celle de s’exprimer, celle de se regrouper, celle de manifester pacifiquement. C’est pourquoi le principe de laïcité vient renforcer la définition de la République et de la démocratie sous l’angle de la liberté.
Chaque fois qu’une question ou un problème se pose, il faut revenir à l’essentiel: comment garantir la liberté dans toutes ses expressions? Car la liberté est le fondement de notre démocratie, son principe – et dès lors, la réglementation, la restriction ou le contrôle, sont l’exception. Les propos erratiques de ceux qui, à propos de l’islam, croient qu’il suffit de limiter, d’interdire ou de punir ne sont donc pas dans la logique de notre système, heureusement démocratique et les grandes affirmations politiques et idéologiques («il n’y a qu’à…») n’ont pas d’avenir – au moins jusqu’à aujourd’hui. Il faut le répéter : la liberté est le principe de la laïcité et la contrainte, quand elle existe, doit être limitée et justifiée. Les textes européens ne disent pas autre chose et ils sont d’autorité supérieure à la loi française. C’est donc cette logique fondamentale qui explique la prudence avec laquelle il faut manier le concept d’ordre public, donc de limite à la liberté.
2. La deuxième observation, c’est qu’il n’y a pas de liberté sans limites: celles-ci doivent donc être définies. Dans notre hypothèse, c’est le concept d’ordre public dont on a vu que, dès 1789, il apparaît dans la définition de la liberté d’expression « même religieuse ». Or, il n’y a pas en France – sauf dans la loi municipale de 1884 – de définition de l’ordre public.
Celui-ci est toujours entendu concrètement et situé: dans telle ou telle situation, on pourra utiliser cette notion, liée à un contexte du lieu et du moment chaque fois singulier. Certains, qui ne comprennent pas cette souplesse du droit, s’indignent que la loi ne soit pas «la même pour tous et en tous points»! Mais c’est oublier que le droit est une technique d’organisation sociale concrète, l’appréciation in concreto d’une situation toujours spécifique et qu’il doit préserver ce dont la justice dispose! Ainsi, la proposition de Marine Le Pen d’interdire toute expression vestimentaire religieuse dans l’espace public est non seulement un non-sens (j’attends de voir comment on va verbaliser les curés ou les moines en soutane et les religieuses en cornette) mais aussi un projet absolument impossible à mettre en œuvre dans le droit existant, tant français qu’européen. Car il faut toujours interpréter restrictivement une menace ou un motif se référant à l’ordre public, le Conseil d’État l’a clairement rappelé lors de l’affaire du burkini, ainsi que les décisions de justice sur l’expression par voie de presse (les caricatures du prophète) comme par voie d’affichage (les publicités réutilisant un motif religieux). Evidemment, le maniement du concept d’ordre public est délicat : mais la liberté est à ce prix.
Au contraire, le principe de laïcité qui a traversé un siècle de controverses et de conflits est l’exemple d’une institution plus vivante et évolutive que ne le croient ceux qui voudraient l’embaumer dans des linges sacrés.
3. Troisième observation malheureusement souvent oubliée: un régime juridique s’appuie sur une organisation, en l’occurrence l’administration et la Justice. On ne peut rien comprendre à la laïcité si l’on oublie cette évidence. Or, ces deux corps institués de l’État (en dehors des corps politiques) sont les gardiens des règles. Non pas, comme on le croit souvent, de manière fétichiste et routinière mais au contraire en faisant preuve de souplesse et d’imagination – ce qui évidemment n’exclut pas des erreurs.
Quand on observe les pratiques administratives et la jurisprudence des tribunaux, on voit une volonté d’adapter la règle à des situations concrètes, avec bien sûr toutes les pesanteurs d’une organisation et les lourdeurs d’une tradition. Mais il faut tenir compte de ces pratiques réelles pour comprendre comment le régime de la laïcité a pu passer d’un texte en 1905 – auquel l’Église catholique était largement opposée – à une pacification des esprits et des comportements. Cela n’exclut nullement aujourd’hui les problèmes et les difficultés, notamment surgies de la nécessité de gérer une confession nouvelle (l’islam), moins par sa théologie que par des pratiques liées au contexte socio-politique actuel de groupes souvent marginalisés sinon méprisés.
C’est d’ailleurs une des tâches de l’Observatoire de la laïcité que de rendre compte de ces pratiques, de les expliquer, de les compléter par des propositions, afin de rendre le principe de laïcité le plus efficace possible dans ce qui lui est propre : assurer ma liberté fondamentale dans ce pays. On voit d’ailleurs ce qu’il lui en coûte : critiques désordonnées, procès d’intention, quand ce ne sont pas des menaces de suppression ! Cette situation me paraît emblématique du rôle du droit dans notre société : ouvert et flexible, mais ferme sur des principes qui sont la raison d’être de notre République et de la démocratie.
Conclusion
Définition de la laïcité, régime de la laïcité en France: deux approches du principe qui ne sont en rien la caractérisation d’une identité française au sens erroné d’une réalité indifférente à l’histoire ; encore moins l’expression de piliers sacrés qui seraient intangibles. Au contraire, le principe de laïcité qui a traversé un siècle de controverses et de conflits est l’exemple d’une institution plus vivante et évolutive que ne le croient ceux qui voudraient l’embaumer dans des linges sacrés.
Le principe n’est pas équivoque. Pour qui veut lire sa traduction juridique, il éclaire un mode d’organisation particulier de notre société française qui continue à régir pacifiquement un champ religieux toujours potentiellement violent – quel que soit le développement de la sécularisation de notre pays, d’ailleurs moins avancée que dans d’autre pays européens.
Évidemment, comme toute institution humaine, le principe de laïcité est fragile: il tient à la conscience et aux pratiques des citoyens qui, en dernière instance, sont les garants de la liberté.
(1) Voir Jean Baubérot, Les sept laïcités françaises, Maison des Sciences de l’Homme, 2015.
(2) L’espace public, Payot, 1988.