L’usage thérapeutique du cannabis : un interdit social et politique douteux
L’Agence nationale de sécurité du médicament a délivré une autorisation de mise sur le marché très restrictive – pour les seuls patients souffrant de sclérose en plaques – d’un spray à base de dérivés du cannabis, le Sativex. L’utilisation du cannabis en clinique est un sujet passionnel, alors qu’elle pourrait présenter un réel bénéfice thérapeutique.
L’utilisation du cannabis ou de ses dérivés (les cannabinoïdes) en pharmacologie clinique est un sujet passionné et passionnel, qui relève de plusieurs questions. De quelles molécules parle-t-on ? Quel mode d’administration préconise-t-on ? Y a-t-il des dangers potentiels en fonction de l’utilisation de telle molécule, selon tel mode d’administration ? Ces questions ne sont pas neutres car elles cachent en fait une autre question que personne n’ose poser : y a-t-il de bonnes raisons d’autoriser à fumer du cannabis ou d’utiliser ses produits dérivés à des fins thérapeutiques reconnues, sans parler bien-sûr de l’autorisation à des fins récréatives ? S’il s’avérait que la réponse à cette question était positive, il se pourrait bien que l’interdit social et politique qui frappe cette pratique jugée comme dangereuse par et pour la société – car les dérivés du cannabis sont considérés comme des drogues hédoniques – pourrait avoir du plomb dans l’aile, au moins pour des fins thérapeutiques.
Il y a un peu plus de quinze ans, un groupe de travail présidé par le professeur Bernard Roques a rédigé un rapport au secrétaire d’État à la Santé Bernard Kouchner, Problèmes posés par la dangerosité des drogues (mai 1998), dans lequel il a comparé ces substances en partant du préliminaire qu’aucune de ces molécules (héroïne, cocaïne, hallucinogènes, psycho-stimulants, alcool, tabac, cannabis) n’était complètement dépourvue de danger puisque toutes sont hédoniques, et donc susceptibles d’entrainer des effets de dépendance physique et psychique. Ce groupe est arrivé en conclusion à un classement en trois groupes : le premier, le plus dangereux, comprend l’héroïne, la cocaïne et l’alcool ; le second, les psycho-stimulants, les hallucinogènes et le tabac ; et le troisième, plus en retrait, le cannabis.
En effet, en fonction des critères scientifiques et cliniques qu’ils ont établis, le cannabis n’induit qu’une faible dépendance physique (l’alcool une très forte et le tabac une forte), qu’une faible dépendance psychique (l’alcool et le tabac une très forte), n’a aucune neurotoxicité (comme le tabac, alors que pour l’alcool elle est forte), une très faible toxicité générale (l’alcool une forte et le tabac une très forte, liée au cancer), une faible dangerosité sociale (l’alcool une forte et le tabac aucune). Et pourtant, l’alcool et le tabac sont consommés librement et rapportent de substantiels bénéfices à l’État par l’intermédiaire des taxes qui pèsent sur ces produits, tout en creusant le déficit de la Sécurité sociale, alors que l’on ne se pose aucune question sur un éventuel bénéfice thérapeutique, ni aucun problème concernant une éventuelle dangerosité sociale pour la consommation de ces molécules.
Le THC, le principe actif du cannabis, est utilisé aux USA et dans les pays anglo-saxons comme stimulant de l’appétit et anti-vomitif
Ce rappel n’a pour but que de replacer le problème du statut du cannabis dans son utilisation (quelle soit thérapeutique ou hédonique) par rapport à d’autres substances beaucoup plus dangereuses et pourtant en libre consommation. De fait, on utilise le cannabis depuis des millénaires (la première mention des effets cliniques du cannabis se trouve dans un document médical chinois datant du 3e millénaire avant J.C.) et de manière plus rationnelle depuis la deuxième moitié du 19e siècle, où en Grande Bretagne il a été introduit en clinique comme analgésique : il présentait un profil plus favorable que l’opium déjà largement utilisé car il engendrait moins d’effets secondaires et peu de signes cliniques de dépendance. Mais, rapidement, la synthèse de nouveaux morphiniques, plus rapides d’action et plus faciles à manipuler, a fait perdre de son intérêt au cannabis.
Depuis quelques dizaines d’années, l’utilisation du cannabis a retrouvé un regain d’intérêt par l’intermédiaire des propriétés de son principal principe actif, le tétrahydrocannabinol (THC) sur le système nerveux. C’est une molécule qui a des effets psychotropes, antalgiques, anti-spasmodiques, sur le comportement de la faim en stimulant l’appétit, sur la nausée en empêchant les vomissements, sur l’émotion et à fortes doses sur la détérioration de la mémoire et des mouvements. Et de récents travaux ont montré que le THC jouerait aussi un rôle anti-inflammatoire par son action sur le système immunitaire, ce qui pourrait présenter un intérêt clinique important si ces résultats étaient confirmés.
D’un point de vue thérapeutique, de nombreuses études cliniques ont montré que le THC pourrait présenter un intérêt, toutefois limité, dans le traitement des douleurs chroniques neuropathiques, mais pas des douleurs post-opératoires. Il est utilisé aux USA et dans les pays anglo-saxons comme stimulant de l’appétit chez les patients atteints du Sida et comme anti-vomitif chez les patients soumis à des chimiothérapies anti-cancéreuses. A faible dose, dépourvu d’effets secondaires, il pourrait être utilisé pour potentialiser l’action des morphiniques donnés en association, permettant d’éviter l’escalade des morphiniques consécutive aux problèmes de tolérance quand ils se posent.
De nombreuses études ont montré que le Sativex, un spray nasal pour les patients souffrant de sclérose en plaques, améliore la qualité de la vie
Très récemment en France, l’ANSM (Agence nationale de sécurité du médicament) vient de délivrer l’autorisation de mise sur le marché (AMM) du premier médicament à base de deux composés dérivés du cannabis, le Sativex. Le Sativex est déjà autorisé dans 23 pays dans le monde, mais ne sera pas disponible en pharmacie en France avant 2015. Et la prescription de son AMM est extrêmement limitée, puisqu’elle ne concerne que les patients atteints de sclérose en plaques (SEP). Il ne pourra être prescrit que par un neurologue ou un médecin rééducateur hospitalier pour le seul traitement des douleurs de contracture fréquentes dans la SEP, et la prescription sera limitée à six mois. Il se présente sous forme de spray nasal associant le THC et le cannabidiol, molécule qui sans être psychoactive possède des effets significatifs anticonvulsivants et sédatifs. L’intérêt de cette association vient aussi du fait que le cannabidiol limite les effets euphorisants et le sentiment d’ébriété du THC, qui pourraient générer un risque d’abus et donc de dépendance à ce médicament. La plupart des études cliniques ont montré que le Sativex présente des effets significatifs dans l’amélioration de la qualité de la vie, principalement du sommeil, et une faible amélioration, supérieure à l’effet placebo, des scores de douleur. Mais son efficacité a été montrée contre les contractures musculaires (spasticité) et les dysfonctionnements urinaires, lorsqu’ils sont présents, dans la SEP et dans son aptitude à abaisser la pression intra-oculaire dans le glaucome.
Au Canada, la prescription du Sativex est beaucoup plus large, puisqu’il est indiqué pour les douleurs neuropathiques de la SEP (en plus des douleurs de contractures), mais aussi « pour le traitement analgésique d’appoint chez les adultes atteints de cancer avancé qui présentent une douleur modérée ou grave pendant un puissant traitement d’opioïde administré à la plus forte dose tolérée contre une douleur de fond persistante ». Aux États-Unis, les usages médicaux sont autorisés dans 20 états. La vente de cannabis et de ses produits dérivés reste illégale au niveau fédéral, l’administration fédérale a seulement annoncé qu’elle ne poursuivrait plus ces infractions. Mais dans l’état du Colorado et bientôt l’état de Washington, la pleine légalisation du cannabis (le fumer, manger ou inhaler) est entrée en vigueur le 1er janvier 2014. D’ici à 2018, 14 autres états américains vont légaliser la vente publique du cannabis.
Au niveau international, une convention de l’ONU sur les stupéfiants signée en 1961 prohibe l’usage du cannabis. A contrario, le pays le plus avancé est, incontestablement, l’Uruguay, qui a légalisé le cannabis en décembre 2013, et se prépare à créer le premier marché réglementé au monde du cannabis. Ce projet va beaucoup plus loin que les textes en vigueur aux Pays-Bas et en Espagne qui autorisent ou tolèrent la production et la consommation du cannabis à usage privé à des fins récréatives.
Il appartient à la société de donner aux thérapeutes cet outil lorsque les moyens conventionnels ont échoué
D’un point de vue éthique, cette question de l’autorisation de l’usage du cannabis interroge sur la pratique médicale. La place, la fonction de la médecine face à l’individu douloureux doit toujours être interrogée, sachant que si l’on doit garantir aux patients une attention parfaite à l’égard de leur douleur, il n’est pas possible, en l’état actuel des connaissances et des pratiques médicales, de garantir un succès thérapeutique absolu, une disparition totale de la douleur. Le patient détient la vérité sur sa douleur, alors que le médecin possède le savoir lui permettant, peut-être, de la soulager. Le traitement de la douleur s’inscrit dans la collaboration active des deux, dans la relation d’un sujet à un autre sujet. La douleur apparaît ainsi à la fois comme le fondement de l’activité de soin et le point d’ouverture de la médecine à toutes les sciences et toutes les disciplines touchant à l’homme. Dans la mesure où la prise en charge de la douleur est très étroitement liée à la fragilité humaine, qu’elle soit biologique, psychologique, ou sociale, le médecin se trouve au cœur de la rencontre avec le patient douloureux dans l’obligation morale de tout mettre en œuvre pour le soulager. L’utilisation du cannabis étant maintenant un sujet bien documenté dans ce soulagement possible de la douleur, il appartient à la société de donner aux thérapeutes cet outil lorsque les moyens conventionnels ont échoué, avec une véritable dimension clinique, et non comme cette autorisation de mise sur le marché du Sativex extrêmement restrictive en France l’autorise, qui a comme seul intérêt d’y avoir brisé un tabou sur une utilisation légale du cannabis ou de ses produits dérivés.
Quel que soit le fondement de cette AMM de l’ANSM pour le Sativex, le problème posé par la dépénalisation de l’usage du cannabis, par exemple pour des patients atteints de cancer, de sclérose en plaques ou du Sida – à qui cette pratique peut apporter un état de bien-être, sans parler de son usage récréatif –, repose plus sur des jugements de valeur moraux imposés par la société (interdit d’une certaine forme de plaisir que procurent les drogues hédoniques, et à ce titre interdites), que sur une analyse objective des données. C’est ce qu’a montré le rapport du groupe d’experts présidé par le professeur Bernard Roques dans la comparaison qui y est faite concernant la dangerosité comparée, faible pour le cannabis dont la vente et l’usage sont interdits et pénalisés, et élevée pour l’alcool et le tabac qui sont en vente libre. Il s’agit là d’un problème politique mais aussi éthique auquel tout citoyen doit pouvoir s’intéresser.
(Illustration : planche consacrée au chanvre/cannabis sativa dans l’Atlas des plantes médicinales de Köhler en 1887)