Fin de vie et PMA: requiem pour la «bioéthique à la française»?
La bioéthique est un débat. En France, il oppose moins, selon Stéphane Lavignotte, pro-choix contre pro-vie que les tenants d’un «moralisme s’appuyant sur des grands principes abstraits» à ceux d’une «éthique de la réalité qui naît de la parole et du vécu des personnes concernées». Et les évolutions législatives en cours (projet de loi de bioéthique, proposition de loi sur la fin de vie) pourraient indiquer que ceux-ci ont désormais plus de poids que ceux-là.
Tribune publiée dans L’Obs.
Le double événement de l’adoption par la commission des Affaires sociales d’une proposition de loi sur le droit à une fin de vie libre et choisie, présentée le 8 avril en séance plénière (1) et du prochain vote de la nouvelle loi de bioéthique ouvrant notamment la PMA aux couples de femmes (2) sonnent-t-ils le glas de la très paternaliste bioéthique à la française? Quelque chose en tout cas a changé. En 2011, au lendemain d’une révision de la loi de 1994 qui n’avait pas révisé grand-chose, en particulier pour l’ouverture de la PMA aux couples de femmes, des intellectuels comme Eric Fassin, Daniel Borillo ou Dominique Mehl se demandaient pourquoi dans les grands débats français, à la différence des pays voisins, pendant des mois des points de vue s’échangent avec passion pour qu’à la fin l’immobilisme l’emporte? La bioéthique à la française serait-elle un mélange de refus de la réalité – les grands principes surplombant les pratiques – et de paternalisme – un État protégeant la société et les individus de leurs propres pratiques?
Pour comprendre ce qui change peut-être aujourd’hui, il faut faire une archéologie de la naissance de cette bioéthique à la française en revenant aux débats sur la contraception et l’avortement du milieu des années 1950. Pensant le passé avec les mots d’aujourd’hui, on décrit souvent une opposition entre deux grands principes antagonistes: pro-vie contre pro-choix. L’étude des débats de l’époque nous apprend que le clivage est moins là que dans la confrontation entre, d’une part, un moralisme s’appuyant sur des grands principes abstraits et, d’autre part, une éthique de la réalité qui naît de la parole et du vécu des personnes concernées.
Violence de la réalité
En 1955, un drame est à l’origine de la relance du débat sur la contraception: la condamnation des époux Bac à sept ans de réclusion pour «privation de soin à un enfant ayant entraîné la mort sans intention de la donner», en l’occurrence leur cinquième enfant en cinq ans, une fille de 8 mois. L’argument principal pour la dépénalisation de l’avortement, ce sont les 10000 décès de femmes par an entraînés par les quelque 600000 à 800000 avortements clandestins. «Un enfant si je veux quand je veux» est un principe qui naît non pas du désordre des désirs illimités comme on l’entend encore aujourd’hui, mais de la violence de la réalité.
L’autre enseignement de l’étude des débats de l’époque est dans les protagonistes de ces deux éthiques opposées. La majorité des institutions religieuses se rangent alors, Église catholique en tête, dans le camp du moralisme abstrait et inhumain – perdant alors une crédibilité auprès de la société qu’elles ne regagneront jamais. Mais, du côté des précurseurs de l’éthique de la réalité, on découvre une alliance surprenante: les protestants font scission du bloc religieux et s’allient avec les femmes. Les protestantes du mouvement Jeunes femmes s’engagent dans la création du Planning Familial pour porter le combat sur la contraception. André Dumas, pasteur et éthicien engagé lui-même dans des filières sécurisées d’avortements clandestins, crée avec des figures du Planning familial l’Association nationale pour l’étude de l’avortement, alors que le Planning familial tarde à prendre position sur le sujet. Alors que les femmes ont tant de mal à se faire entendre, Dumas défend leur point de France-Soir à RTL face à des prêtres ou des députés gaullistes partisans du statu quo.
Quelles sont les caractéristiques de cette éthique de la réalité?
Elle est embarquée: elle part du vécu, des questions éthiques, des conflits moraux qui se posent aux personnes concernées par la réalité des problèmes.
Elle est empathique: elle fait droit à tous les arguments dans le débat, en particulier les plus opposés à son point de vue, une nécessité dans une société où les conceptions du bien se sont diversifiées, ne se résumant plus au magistère d’une religion majoritaire; un appel à la nuance avant l’heure, dans une société pas moins clivée idéologiquement qu’aujourd’hui.
Enfin, elle est créative: pour ne pas rester dans une éthique du moindre mal, elle propose de faire appel à l’imagination, d’avoir confiance dans l’inventivité éthique des individus et de la société. Par exemple, elle insiste sur les conditions – maîtriser sa fécondité, habiter dans des conditions convenables, converser dans le couple… – qui peuvent faire que la naissance soit une bénédiction.
Évolutions lentes, mais réelles
D’un côté, donc, ce qu’André Dumas qualifie alors d’«éthique légaliste». De l’autre, cette «éthique de la réalité», qui va permettre une autre alliance, unissant l’ensemble de la gauche et une partie minoritaire de la droite, et dont le vote de la loi Veil sera l’illustration. Sous pression du mouvement féministe, ce bloc de la réalité promeut d’autres évolutions, lentes mais réelles, tout au long des années 1970: décrets de la loi Newirth sur la contraception en 1972, loi autorisant le divorce par consentement mutuel en 1975, confirmation de la loi Veil en 1979…
Les choses se grippent au milieu des années 1980. Le mouvement des femmes marque le pas, la communauté LGBT doit se battre contre le sida, la parole des personnes les plus concernées est affaiblie. Dans les grands colloques qui accompagnent la création du Comité national d’éthique (CNE), toutes les disciplines scientifiques sont représentées mais pas les patients, les femmes, les personnes LGBTQI+. Pour répondre notamment au CNE qui s’inquiète que ses avis ne soient pas suivis, Jacques Chirac demande en janvier 1988 au Conseil d’État, mené par le juriste Guy Brabant, un rapport pour traduire en grands principes considérés comme intangibles la morale commune et en déduire des consignes méticuleuses. La loi de 1994, à peine révisée en 2011, naît de ce retour de l’éthique légaliste – où se rejoignent rigidité républicaine et dogmatisme romain – et installe la glaciation de la bioéthique à la française.
Comme le critique la sociologue et membre du Comité national d’éthique de 1992 à 1996 Simone Bateman-Novaes, le souci éthique (s’interroger sur la justesse de notre manière habituelle d’agir et donc des prescriptions normatives qui régissent celle-ci) est écrasé par les préoccupations normatives: fixer pour une société des règles morales et juridiques. Et tant pis si cette éthique qui tombe d’en haut fait violence aux personnes confrontées au concret des problèmes: couples de femmes épuisées par les PMA à l’étranger, malades en fin de vie qui meurent mal, enfants nés sous X perdus dans leur histoire…
Ce vote sur la fin de vie et l’adoption prochaine de la nouvelle loi bioéthique signifient-ils que l’éthique de la réalité reprendrait à nouveau le dessus? La parole – la parole des couples de femmes, celle des enfants nés sous X, les témoignages de ceux qui choisissaient le suicide assisté – s’est libérée et surtout les oreilles se sont ouvertes. Quand hier le Comité national d’éthique faisait comme si les études scientifiques sur le devenir psychologique des enfants dans les couples de femmes n’existaient pas, l’actuel les cite dans ses avis.
Ne pas penser hors-sol
Pour préparer cette loi, il a reçu les associations de personnes concernées – qui ne sont plus stigmatisées comme des lobbies –, il débat avec les comités d’éthique des grands instituts de recherche comme l’Inserm, il s’est confronté avec le public lors des États généraux de la bioéthique – y compris les partisans de la Manif pour tous qui ont tenté de les noyauter. Son avis 129 sur la révision de la loi de bioéthique (3) s’ouvre par ces mots: «L’éthique ne peut se penser hors sol. Elle ne peut pas non plus être déléguée à quelques experts seulement, car elle concerne aussi chacun d’entre nous».
Fin d’une certaine éthique et bioéthique à la française, retour de l’éthique de la réalité? Au-delà du projet de loi bioéthique qui ne peut qu’inciter à l’optimisme, cela se jouera dans la capacité de la société et des politiques à donner une suite à ce premier vote en commission sur la fin de vie. Mais aussi à faire évoluer les législations sur les personnes intersexes. Ou à soulever enfin la chape de la politique des drogues: ne pourrait-on comparer la loi de 1970 qui, en maintenant la prohibition, fait autant violence aux usagers de drogue qu’aux habitants des quartiers populaires (on estime à 60 le nombre de morts et 250 le nombre de blessés liés aux règlements de compte dus au trafic de drogue en 2020) à la loi de 1920 qui, en interdisant l’avortement, maintenait cette pratique dans une clandestinité mortelle pour les femmes?
Si ces changements ont lieu, alors l’injonction de Dumas devant l’Académie de Médecine en 1979 sera entendue: «La morale ne consiste pas dans l’observance légaliste de principes inconditionnels, mais dans la responsabilité délicate et aimante dont nous faisons preuve dans notre affrontement avec des situations personnelles. À certains égards, il y a morale justement quand il y a trouble, sensibilité et responsabilité». Soyons au rendez-vous de cette éthique de la réalité.
Illustration: image extraite de la vidéo de présentation du Comité citoyen des États généraux de la bioéthique en 2018.
(1) Voir le dossier législatif sur cette proposition de loi sur le site de l’Assemblée nationale.
(2) Dossier législatif également de ce projet de loi déposé en juillet 2019.
(3) Contribution du Comité consultatif national d’éthique à la révision de la loi de bioéthique, CCNE, 18 septembre 2018.