Parcours de la reconnaissance - Forum protestant

«Il faut pouvoir se mettre d’accord sur ce sur quoi on n’est pas d’accord.» À partir de son expérience dans l’Église protestante italienne, Corinne Lanoir (interrogée par Pascale Renaud-Grosbras) revient ici sur la confrontation des cultures entre chrétiens arrivant de l’extérieur (auxquels «on ne pense pas à demander ce qu’ils ont été avant») et chrétiens locaux (qui pensent que les règles d’hospitalité sont «évidentes, alors qu’elles ne le sont pas du tout»). Et sur la nécessité de «former des gens qui soient capables de parler les deux langues, de faire des aller-retours entre les deux cultures».

Article du cahier d’études missiologiques et interculturelles L’émergence de la question interculturelle en théologie (Foi&Vie 2023/4).

 

Pascale Renaud-Grosbras : Dans votre expérience de théologienne et professeur de théologie, quelle est votre définition de la culture ?

Corinne Lanoir : La culture, c’est le matériau à partir duquel nous réfléchissons, mais nous n’en avons pas tous la même définition, ce qui rend les choses compliquées. Il est important d’au moins en avoir conscience. Les différences ne tiennent d’ailleurs pas seulement aux origines géographiques, elles sont aussi sociologiques, et il y a bien sûr les facteurs tenant à l’origine religieuse. Il faut pouvoir se comprendre soi-même comme venant d’une culture donnée, et ça ne va pas forcément de soi. Il faut pouvoir entrer en dialogue avec d’autres pour se comprendre soi-même comme appartenant à une certaine culture. Il y a des références historiques et géographiques qui entrent en ligne de compte, d’autant que nos cultures actuelles sont souvent très morcelées. Il existe également des critères de normalité, et nous n’avons pas tous les mêmes.

Dans le dialogue interculturel, ce qui devient important est alors le pacte de désaccord dont parle Olivier Abel, qui permet de se dire l’écart qui nous sépare : il faut pouvoir se mettre d’accord sur ce sur quoi on n’est pas d’accord. Dans l’Église protestante italienne (vaudoise et méthodiste) par exemple, il y a eu dans les dernières décennies une forte croissance avec l’arrivée de beaucoup d’étrangers sur le sol italien. Il a fallu très rapidement penser le changement dans l’Église. Il restait quelques anciens, mais peu d’enfants, avec des paroisses en déclin, et d’un seul coup des gens sont arrivés, avec des enfants, qui ont découvert une Église de la même dénomination que leur Église d’origine, mais très différente culturellement. Comment faire, des deux côtés ? La gestion de l’argent par exemple devient vite problématique, il faut que les choses soient explicitées pour que chacun comprenne les différences de fonctionnement.

J’ai participé à la formation des prédicateurs laïques de cette Église. Il s’agissait de mettre à plat des choses qui n’étaient pas intuitives, de se tenir entre les deux cultures. Ça a bien fait avancer les choses, c’était un travail d’explication, pour tout le monde. Le fait de mettre des gens autour de la table permettait un dialogue. Souvent, quand des gens arrivent de l’extérieur d’une Église, on ne pense pas à leur demander ce qu’ils ont été avant, leur histoire, leur parcours et, malgré la bonne volonté de tout le monde, l’implicite peut être un piège. Est-ce qu’on partage un repas après le culte ? Si on dit que non (ici ça ne se fait pas), on ne prend pas le temps de comprendre les formes de socialisation qui se vivaient dans leur Église d’origine, comme si les règles d’hospitalité étaient évidentes, alors qu’elles ne le sont pas du tout. Cette confrontation à une double culture nécessite des traductions, de la médiation. La formation consistait à former des gens qui soient capables de parler les deux langues, de faire des aller-retours entre les deux cultures, pour expliquer les choses.

 

Quels sont les outils à disposition pour cela, pour développer cet encouragement à la traduction, à la médiation ?

Nous nous sommes beaucoup basés sur la lecture biblique. Ce n’était pas évident, parce que nos façons de lire sont différentes, mais le texte constitue au moins l’élément commun, il est important pour tout le monde, ce qui permet beaucoup, notamment de montrer en quoi, même s’il est commun à tous, il est en même temps différent pour tous. Inutile d’infantiliser les gens, ils comprennent très bien ces questions qui les touchent directement, pas besoin de déployer des stratégies d’animation compliquées. Il ne faut pas qu’une personne impose sa lecture, il faut vraiment lire ensemble.

 

Justement, quelles méthodes ou quelles techniques utiliser dans ce cas, pour aborder les questions de fond face à un texte biblique ?

C’est d’abord une question de confiance. Pour aborder des questions compliquées autour du texte biblique, il faut d’abord se faire confiance. À la Faculté de théologie, ici à Paris, ça consiste par exemple à voir les étudiants pas seulement comme des têtes à remplir mais comme des personnes très réelles qui ont des soucis du quotidien. Alors les aider à se nourrir, à se loger, à trouver leurs marques, ça participe de ce qu’on veut faire avec eux et qui permet ensuite d’être en confiance. Ça permet d’expliquer – sans que ce soit un drame – que non, la Bible n’a été écrite ni par Moïse ni par Abraham ! Et de passer à autre chose… Mais ça peut être très violent, selon ce qu’on apporte à ces études, avec quel bagage on vient. C’est un travail de respect les uns envers les autres et de construction d’une vie commune. La théologie populaire, sujet que je travaille beaucoup, parle de ça : ça parle de la personne, mais sans jamais l’isoler de son environnement, de l’épaisseur de sa vie. Il y a nécessairement une dimension communautaire, d’expérience vécue. La théologie, ça touche à la façon dont on se situe par rapport au monde dans lequel on vit, comment on interpelle ce monde et comment on se laisse interpeller. Pour arriver à construire du commun, des outils communs, il faut comprendre que les textes sont des miroirs de ces questions. J’ai souvenir d’avoir lu le livre de Ruth dans des lieux très différents, et à chaque fois il y a eu un phénomène d’appropriation, avec une nouvelle Ruth qui a surgi. C’est passionnant, alors, de partager non seulement la lecture du texte, mais les idées qui surgissent et qui sont différentes à chaque fois, selon les gens. En même temps, le texte résiste, il contient des différences irréductibles.

 

«Le bricolage, l’hospitalité et l’imagination»

Est-ce que la dimension culturelle vous semble être un marqueur de notre théologie, sur la façon dont, en tant que théologiennes, nous exerçons notre métier ?

Ça dit quelque chose de notre théologie, c’est certain, mais ce n’est pas un choix. Toute théologie est contextuelle au sens où elle est marquée par son contexte et donc par sa culture. Pendant longtemps, la théologie qui se faisait en Occident avec sa théologie missionnaire était considérée comme la théologie, et à côté il y avait des théologies contextuelles, qui semblaient très exotiques. On parlait de la théologie de Nouvelle-Calédonie ou d’Amérique latine, comme si c’étaient des déclinaisons de la vraie théologie. On sait aujourd’hui à quel point le retour sur soi-même est important. On mesure sa propre théologie à l’aune des autres, par le dialogue. Internet a sans doute contribué à cela, à une plus grande perméabilité. Aujourd’hui, il y a dans nos théologies des éléments qui viennent d’ailleurs. En réalité, ça a toujours été le cas : dans la Bible il y a toujours eu des influences mésopotamiennes, égyptiennes, grecques, etc. Tous ces apports ont tissé quelque chose, ensemble. Je n’opposerais plus notre théologie et celle des autres, aujourd’hui la théologie occidentale s’enrichit en permanence. On a accès maintenant à des lectures différentes, on peut se sensibiliser par exemple à des approches de femmes d’Amérique latine, d’Afrique ou d’Océanie, ce qui vient nourrir notre propre approche.

C’est vrai, il n’y a pas les moyens partout dans le monde de produire des livres, mais internet a démocratisé l’accès à beaucoup de choses qu’on ne connaissait pas avant, ça donne une autre mesure. Et puis lire avec d’autres éveille à autre chose, à d’autres dimensions. Prendre le temps de discuter avec des femmes en lisant les récits de la libération d’Égypte dans un contexte où les théologies de la libération sont vraiment implantées, c’est très différent de le faire ici, dans nos paroisses. Lire des récits sur le rapport à la terre au Liban, avec des gens qui arrivent de Syrie, c’est encore autre chose.

 

On a parfois peur d’aborder ces sujets-là dans nos Églises de France, comme s’il y avait une peur de la déconstruction, qu’on craigne jusqu’où ça peut aller. Ici, il faut pouvoir se risquer à une lecture qui enrichisse notre théologie, tout en rassurant les participants que ça n’ira pas trop loin …

On revient à la question de la confiance : dans un groupe, il faut pouvoir porter ensemble les inquiétudes des uns et des autres. Parfois, il y a des enjeux de pouvoir, des questions autour du statut de la vérité: l’interculturel confronte forcément à ces questions quand on travaille un texte ensemble. Les sciences humaines sont indispensables pour penser ça, et tout ce qui se réfléchit autour de la transformation positive des conflits.

Il y a trois choses importantes: le bricolage, l’hospitalité et l’imagination (1).

Le bricolage permet de se dire qu’on n’est pas maître de la démarche ; on essaie des choses et certaines vont marcher mais d’autres non, selon les situations, on accompagne le passage d’une Parole mais dans la démaîtrise. Être conscient de ses propres présupposés, de ce qu’on trimballe avec soi, est utile, mais on fait avec de toute façon.

Et puis on parle d’hospitalité quand on parle de reconnaissance de l’autre tel qu’il est, avec ses choix, ses idées. On n’est pas obligé d’être d’accord, mais il faut prendre acte de l’existence de l’autre et de ses idées. Les modèles missionnaires ne sont pas toujours basés sur cette idée de confiance, il y a des modèles encore aujourd’hui qui iraient plutôt prêcher l’enfer pour qui n’est pas d’accord. Il me semble que l’important, c’est ce qu’on vit ensemble, c’est la reconnaissance mutuelle.

C’est là que se niche l’imagination.

 

«C’est un des seuls lieux où on ne demande à personne ses papiers d’identité»

Il y a une vraie ambiguïté dans nos théologies, mais déjà chez Paul qui dit d’une part qu’il n’y a plus ni Juif, ni Grec, etc., et de l’autre que les différences culturelles existent bien et qu’il faut faire avec (je pense notamment aux questions alimentaires en Romains 14). Il faut tricoter les deux.

C’est d’autant plus compliqué que les raisons culturelles d’agir ou de ne pas agir ne sont parfois pas explicites pour les gens d’une culture donnée. Je pense à une pasteure allemande qui était dans une paroisse italienne et qui avait demandé à un jeune Ghanéen s’il pourrait écrire quelque chose pour le journal de paroisse. Il avait commencé par dire oui, et il l’a appelée trois jours plus tard pour lui dire que ce n’était pas possible. Elle ne comprenait pas pourquoi. Ce qui n’était pas expliqué, c’était qu’il aurait fallu qu’elle demande aux aînés de ce jeune homme avant de lui demander à lui ; il y avait une façon de procéder qu’elle ne connaissait pas et qui les avait mis tous les deux en difficulté.

Si personne n’explique ces questions qui sont souvent des questions d’honneur, on ne comprend pas, et ça casse une dynamique, ça mine la confiance. Les questions de pouvoir, de reconnaissance, d’honneur peuvent se discuter face à un texte, ça permet de traduire, de comprendre autrement. Trouver comment traduire un nom, par exemple, permet d’ouvrir beaucoup de questions autour de la place du nom de chacun dans sa propre culture. Il y a par exemple des gens venus d’ailleurs qui, parce qu’ils empruntent des papiers pour pouvoir travailler, ne portent pas leur propre nom. Ça touche à la légitimité, à une place dans laquelle on peut être reconnu : les processus de transmission des noms entre générations sont éminemment culturels et assurent la légitimité des individus, leur place dans la société. Je crois beaucoup à la force du récit de soi dans les processus de reconnaissance. On peut vraiment travailler à partir de ces récits, de ces identités multiples.

 

Peut-on avoir ces débats en Église ?

Bien sûr ! La question de l’identité est essentielle en Église. C’est un des seuls lieux où on ne demande à personne ses papiers d’identité. Pour moi, c’est une des définitions de l’Église, essentielle ! Là où on n’a pas à se justifier ou à redouter d’entrer.

 

S’interroger sur la théologie interculturelle aujourd’hui nous pousserait-il à prendre de face les questions d’exclusion ?

Sans doute. Mais la théologie interculturelle n’est pas forcément le lieu du débat permanent : il faut aussi pouvoir se dire qu’on a be- soin de moments où on se retire, on retrouve la familiarité de ce qui nous est culturellement familier, on parle sa langue, on peut être soi. On ne peut pas être sur la brèche en permanence. L’Église est à la fois le lieu du débat, de la traduction, de la négociation, et le lieu du repos, il faut articuler les deux. L’interculturel, en ce sens, est un horizon plus qu’une donnée. Ce n’est ni évident ni acquis. Comme la terre promise !

 

Corinne Lanoir est maîtresse de conférences en Ancien Testament à l’Institut protestant de théologie – Faculté de Paris. Elle a été animatrice biblique dans l’Église réformée de France, puis enseignante au Nicaragua, directrice du centre œcuménique d’Agapè à Prali et coordinatrice d’une formation interculturelle de prédicateurs laïcs pour les Églises vaudoise et méthodiste en Italie.

 

Illustration: Commentaires sur la prédication du culte d’ouverture du synode 2024 (Chiese Evangelica Valdese, 25 août 2024)

(1) Voir à ce sujet Corinne Lanoir, Pour une théologie populaire. Témoignage et réflexions, Études théologiques et religieuses 98/1 (2023), pp.107-123.

 

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