Commun(s)
Repenser le commun: c’est ce à quoi nous invite Jean-Marc Lamarre dans son analyse, fondée sur le livre Commun. Essai sur la Révolution au XXIe siècle, de Pierre Dardot et Christian Laval. Ce concept aux acceptions plurielles, distinct des notions de public et de privé, s’impose selon lui dans notre actualité comme une alternative et un outil de métamorphose sociétale.
Intervention prononcée lors de la journée du Christianisme social du 21 octobre 2023.
1. Des communs au commun: l’émergence du commun
Dans les conceptions économiques et juridiques classiques, les communs sont des ressources gérées collectivement selon des règles instituées par les acteurs eux-mêmes; ce ne sont ni des biens privés ni des biens publics. On distingue les communs globaux (l’air, la biodiversité, etc.), les communs traditionnels ou naturels (terres, systèmes d’irrigation, etc.) et les nouveaux communs ou communs artificiels générés par les technologies de l’information et de la communication. Dans leur livre Commun. Essai sur la Révolution au XXIe siècle (1), Pierre Dardot et Christian Laval citent un épisode du livre VII de L’Énéide où les Troyens parvenus aux rives du Latium sont reçus par le roi Latinus. Ilionée, un porte-parole des Troyens, dit alors au roi: «… Nous quêtons l’humble lieu d’un bord calme, ainsi que l’air et l’eau, ces biens à tous offerts» (Paul Veyne traduit: «l’air et l’eau, ces biens ouverts à tous»).
Dardot et Laval opèrent un déplacement des communs au commun, c’est-à-dire au commun comme principe politique de l’institution des communs et même comme principe politique d’une transformation de l’ensemble de la société et des sociétés («la révolution au XXIe siècle»). Le commun émerge des luttes contre le capitalisme néolibéral comme terme et thème fédérateurs, mobilisateurs et porteurs de l’alternative au capitalisme néolibéral et même de l’alternative au marché et à l’État, à la propriété privée et à la propriété publique. Le mouvement mondial du commun s’oppose sur le plan politique à l’appropriation des institutions publiques par une oligarchie de politiciens et sur le plan économique à l’appropriation des ressources par les oligarchies économiques. De nombreuses luttes sont menées aujourd’hui dans le monde contre la prédation capitaliste néolibérale – on parle d’«un second mouvement d’enclosure» (James Boyle) (2): privatisation des ressources naturelles (eau, gaz, terres, etc.) et des services publics, brevetage du vivant, appropriation de la production intellectuelle créée via le numérique, etc. Combats sociaux, mobilisations écologiques, luttes pour une démocratie réelle (le mouvement des places), innovations urbaines, ZAD, transformations des services publics, formes autogérées d’éducation, essor des réseaux collaboratifs dans le numérique, etc. sont en train de converger dans une même référence au(x) commun(s).
L’État, à l’époque du néolibéralisme, ne semble plus pouvoir être le recours de la société contre la prédation capitaliste: impuissance des États devant la finance de marché, inaction des États face à la catastrophe écologique. Bien plus, l’État (que le gouvernement soit de droite ou qu’il soit de gauche) contribue au renforcement du néolibéralisme (privatisation de services publics, extension des normes de concurrence et de performance à l’ensemble de la société, y compris aux conduites individuelles). Parallèlement aux mobilisations dans les sociétés, des recherches en économie, histoire, droit, théologie, sociologie, philosophie se développent; on parle de Common studies.
2. Un tournant: les travaux d’Elinor Ostrom
L’économie et le droit raisonnent en termes de biens; c’est un héritage du droit civil romain. On distingue les biens privés et les biens publics. Les biens privés sont exclusifs (le propriétaire peut en empêcher l’accès) et rivaux (son utilisation par un individu X diminue celle de Y). Les biens publics sont non exclusifs et non rivaux (exemples: l’éclairage des rues, l’air); cette caractéristique justifie l’intervention de l’État (cf. Richard Musgrave et Paul Samuelson dans les années 1950). Certains économistes, dans les années 1970, ont montré que le couple biens privés-biens publics ne rend pas compte de tous les biens; il existe aussi des biens hybrides ou mixtes: les biens de club et les biens communs. Les biens de club (ou à péages) sont exclusifs et non rivaux (autoroutes à péages, spectacles artistiques ou sportifs). Les biens communs sont non exclusifs et rivaux (zones de pêche, pâturages ouverts, systèmes d’irrigation, etc.).
Le travail de l’économiste Elinor Ostrom (Prix Nobel d’économie en 2009) marque un tournant. Elle publie en 1990 Governing the commons. The Evolution of Institutions for Collective Action (traduit en français 20 ans plus tard et de façon inexacte par Gouvernance des biens communs. Pour une nouvelle approche des ressources naturelles (3)). Ostrom s’appuie sur des observations de pratiques d’usage collectif concernant des communs dits naturels ou traditionnels et aussi des nouveaux communs de la connaissance (4). Se fondant sur l’analyse de cas de réussite durable de communs naturels (pêcheries, pâturages, systèmes d’irrigation) et de nouveaux communs de la connaissance, elle montre (contre le biologiste néo-malthusien, Garrett Hardin, auteur en 1968 de l’article La Tragédie des communs (5)) la rationalité et l’efficacité de l’autogouvernement des communs «par-delà les marchés et les États» (titre d’un article d’Ostrom). Le principal apport d’Ostrom est d’avoir pensé, non plus en termes de biens, c’est-à-dire de choses (ce que Dardot et Laval appellent une «réification du commun»), mais de règles, d’institutions, de gouvernement. Elle a, au niveau de la terminologie, substitué au common good les commons: «La traduction de ̎commons̎ en français par «biens communs» (…) fait perdre l’essentiel de la rupture opérée par Elinor Ostrom», écrivent Dardot et Laval (6). L’économiste Benjamin Coriat définit les «communs fonciers» de façon ostromienne comme «des ensembles de ressources collectivement gouvernés, au moyen d’une structure de gouvernance assurant une distribution des droits entre les partenaires participant au commun (commoners) et visant à l’exploitation ordonnée de la ressource, permettant sa reproduction dans le long terme» (7).
Ostrom a laissé de côté la conception juridique classique naturaliste selon laquelle le commun tiendrait à la nature intrinsèquement commune du bien (l’air, la mer, la lumière du soleil); elle a démontré que ce n’est pas tant la nature du bien qui constitue le commun que l’organisation de l’activité collective (la coactivité) et les règles que se donne et que respecte une communauté de producteurs ou d’usagers (l’autogouvernement). D’où la thèse de Dardot et Laval du commun comme principe d’institution des communs.
3. Le principe du commun et la politique du commun selon Dardot et Laval
Ostrom plaide pour une économie mixte où les communs auraient leur place à côté de l’économie de marché et des services publics de l’État. Mais elle ne fait pas du commun le principe organisateur de la société à venir. L’enjeu est donc le suivant (et c’est la problématique de ce texte): faire des communs une sphère entre le marché et l’État ou bien faire du commun le principe politique pour penser et construire par l’institution des communs un au-delà du marché et de l’État?
Dardot et Laval font du commun le principe transversal pour une transformation à la fois de l’économie, des institutions sociales et culturelles, des services publics et de l’État. Ils en font le principe de sortie du capitalisme, principe qui rompt radicalement avec la tragédie du communisme d’État au 20e siècle et qui renoue avec le premier socialisme, le socialisme associationniste, le socialisme de la coopération (en particulier celui de Mauss et de Jaurès). Michael Hardt et Antonio Negri (8) sont les premiers à avoir fait du commun au singulier un concept politique fondamental pour l’alternative au capitalisme et au communisme d’État. Ils ont conçu «la première théorie du commun». Mais, à la différence de Hardt et Negri, Dardot et Laval ne font pas du commun un mode de production, mais une politique.
Le commun selon Dardot et Laval ne constitue pas un troisième type de biens qui viendrait s’ajouter aux biens privés et aux biens publics, mais une politique qui s’applique à l’ensemble des activités humaines. Seule une politique s’appliquant aux activités dans leur ensemble peut faire face au néolibéralisme qui impose à la société dans son ensemble la politique de l’appropriation privée. Le commun est «une rationalité alternative généralisable», «une raison politique qu’il faut substituer à la raison néolibérale» (9). Cette définition politique du commun va donc à rebours de la compréhension juridique ou économique du commun en termes de biens. La catégorie juridique de «choses communes», c’est-à-dire de choses qui seraient inappropriables en raison de leur nature (l’air, l’eau, etc.) relève d’une conception qui réifie le commun, qui en fait une chose préexistant aux pratiques. «C’est seulement l’activité pratique des hommes [que Dardot et Laval nomment, avec Cornelius Castoriadis, ̎ praxis instituant ̎] qui peut rendre des choses communes» (10). Le commun n’est pas un bien, c’est une mise en commun, un agir commun, c’est ce qu’une collectivité décide de mettre en commun pour mieux assurer la destination sociale d’une production ou d’une activité. «La coactivité – autrement dit, la coparticipation à une activité –, exige la codécision et fonde la coobligation», dit Laval dans sa conférence aux Bernardins (11). Le commun est «le principe politique d’une coobligation pour tous ceux qui sont engagés dans une même activité», écrivent Dardot et Laval (12). Cum-munus renvoie en latin à l’idée de coobligation: étymologiquement, c’est l’obligation envers les autres qu’implique une charge publique. Selon Dardot et Laval, l’obligation ne saurait être fondée sur une appartenance identitaire (ethnique, nationale ou religieuse) ni même sur l’appartenance à l’humanité; elle ne peut être fondée que sur la participation à une même activité. Le principe du commun est directement dirigé contre le principe de la propriété.
4. «Il faut opposer le droit d’usage à la propriété et faire valoir l’inappropriable»
Le commun est, comme on vient de le voir, le principe d’une coobligation pour tous ceux qui sont engagés dans une même activité. Cette coactivité qui fonde la coobligation appelle des règles de droit et des institutions. Il faut inventer, par la coparticipation à la création de règles, un droit du commun – lequel est un droit d’usages collectifs et non un droit de la propriété, fût-il de la propriété commune. Le principe politique du commun est dirigé contre le principe politique de la propriété privée qui est à la racine de la domination sociale, économique et politique: «C’est donc à cette racine qu’il faut s’attaquer en renouant avec des pensées socialistes et communistes (…)», dit Laval dans sa conférence aux Bernardins.
«L’un des grands enjeux de l’avenir est l’établissement d’un droit d’usage dirigé contre le droit exclusif de propriété, c’est-à-dire la création d’un droit qui consacre, contre la tradition occidentale, l’inappropriable du commun. Il nous semble que l’un des combats juridiques et politiques à mener est de faire valoir contre la tradition juridique occidentale la dimension d’inappropriabilité, pas seulement de la terre, dans un sens encore théologique, mais de tous les biens produits. Il convient de faire valoir que dans la propriété de n’importe quel bien, il y a de l’inappropriable et que cet inappropriable doit être déclaré, respecté, reconnu et, d’une manière ou d’une autre, institué» (13).
Laval ajoute cependant:
«Il ne s’agit pas d’un projet de destruction intégrale de la propriété privée comme dans la société communiste imaginée par Cabet, il s’agit d’affirmer la primauté du commun sur la logique propriétaire. Nous en avons quelques premiers exemples avec la créativité juridique du mouvement des logiciels libres et du copyleft» (14).
Comme on le voit, il s’agit avec Dardot et Laval d’un communisme du commun et d’une révolution, de la révolution non pas comme prise du pouvoir mais comme processus de transformation de la société par la société elle-même via les mouvements sociaux.
«Le ̎ faire commun ̎ par lequel l’histoire se fait commence à chaque instant et peut apparaître partout où une tâche nous requiert. En ce sens, la révolution n’est pas pour demain, elle commence avec les pratiques alternatives dont nous sommes capables et responsables» (15).
L’instauration de la propriété comme médiation du rapport des hommes entre eux et avec la nature depuis les Grecs a contribué, selon Dardot et Laval, au développement de la conception du commun comme chose et à l’oubli du commun comme agir. L’alternative n’est pas «celle de la propriété commune et de la propriété privée, mais celle de l’inappropriable et de la propriété, qu’elle soit privée ou étatique» (16).
Conclusion
Dardot et Laval cherchent à «refonder le concept de commun de façon rigoureuse» (17). Ils définissent le commun comme le «principe méta-institutionnel» de l’institution des communs par l’agir commun. On peut résumer l’institution des communs par cinq caractéristiques (18):
- Les communs sont «des espaces institutionnels délimités par des règles élaborées collectivement».
- Ils ne sont pas «hors sol» mais «toujours situés si ce n’est localisés».
- Cette localisation n’en fait pas des communautés fermées et exclusives sur le modèle des communautés d’appartenance.
- Les communs font prévaloir le droit d’usage sur le droit de propriété, qu’il soit privé ou étatique.
- Ils sont animés par l’exigence de démocratie égalitaire c’est-à-dire une coparticipation à la délibération, à la décision et à l’exécution de la décision.
Les communs existent déjà (cf. les mobilisations pour faire de l’eau un commun à Cochabamba en Bolivie et pour la remunicipalisation de l’eau en Italie), ils ont même toujours existé dans l’histoire des sociétés. Un des grands mouvements historiques de lutte pour les communs est la guerre des paysans en Allemagne, au 16e siècle; Thomas Münzer aurait dit: «Omnia sunt communia» (Tout est commun). Mais aujourd’hui, une économie mixte où les communs existeraient sur le long terme entre le marché et l’État en coexistant harmonieusement avec les propriétés privées et publiques ne semble plus possible car, dans le contexte de prédation par le capitalisme néolibéral, le marché et l’État s’attaquent aux communs pour les privatiser. Le rapport entre les communs d’un côté et le marché et l’État de l’autre ne peut être que conflictuel. Les communs ne peuvent se développer que comme alternative au capitalisme, autrement dit dans un processus révolutionnaire anticapitaliste de transformation générale tendant vers une société du commun.
Illustration : Vue d’une vallée entre les montagnes du Mont Buet et de l’Aguille de la Tête Plate, dans le massif du Giffre entre le Chablais et le Mont Blanc (photographie Tiia Monto, Wikimedia Commons, CC-BY-SA-3.0).
(2) On appelle mouvement des enclosures, la tendance à privatiser les terres agricoles communes et supprimer les droits d’usage dans les campagnes anglaises et galloises au profit de seigneures ou personnes particulières de la fin du Moyen Âge au début des Temps modernes. (NDLR).
(3) De Boeck supérieur (Planète en jeu), 2010, révisé par Laurent Baechler.
(4) Cf. Charlotte Hess et Elinor Ostrom, Understanding Knowledge as commons. From Theory to Practice, MIT Press, 2007.
(5) Selon Hardin, les communs font inévitablement l’objet d’une surexploitation de la part de commoners cherchant avant tout à maximiser leurs gains personnels aux dépens des autres: ce qui justifierait l’abandon des communs au profit de la propriété privée individuelle.
(7) Cité par Dardot et Laval, p.149.
(8) Cf. Commonwealth, Harvard University Press, 2009. Traduction française par Elsa Boyer: Folio essais, 2014.
(9) Dardot et Laval, Commun, op.cit., p. 156 et p. 572.
(11) Christian Laval, Qu’est-ce que le commun ?, exposé au Collège des Bernardins le 22 septembre 2014.
(18) Cf. Pierre Dardot et Christian Laval, L’Ombre d’octobre, La Révolution russe et le spectre des soviets, Lux (Humanités), 2018, p.251.