L'abeille et le trader - Forum protestant

À travers la mise en parallèle de ces deux symboles, l’abeille et le trader, ce réquisitoire contre le greenwashing et les pratiques destructrices de l’environnement en général dénonce l’hypocrisie de certains États, industries, voire ONG, promptes à gérer la protection de la planète selon un modèle comptable et marchand.

Intervention prononcée lors de la journée du Christianisme social Penser le bien commun du 21 octobre 2023.

Christianisme social

Nous connaissons tous les méfaits de notre civilisation prédatrice du climat et de la biodiversité, notre commun. Deux symboles, comme le titre d’une fable de La Fontaine: L’abeille et le trader.

L’abeille aujourd’hui menacée par les pesticides et la destruction des haies au profit de l’agriculture intensive est le symbole de ces prédations.

Le trader symbolise l’extrême marchandisation des ressources de notre planète.

Quelques chiffres pour donner une idée des enjeux:

  • 60% de notre alimentation dépend des insectes pollinisateurs, dont l’abeille.
  • Plus de 40% des populations d’insectes sont menacées d’extinction.
  • Les chercheurs estiment à 7,8 millions le nombre d’espèces animales, dont seulement 950.000 ont été décrites et classées.
  • Seulement 100.000 espèces de champignons ont été répertoriées sur un nombre total estimé entre 5 à 10 millions.
  • Les vers de terre représentent 70% de la biomasse.
  • 75% de l’environnement terrestre et environ 66% du milieu marin ont été significativement modifiés par l’action humaine.
  • L’activité humaine provoque 50 à 100 fois plus d’extinctions que le trend naturel – c’est l’annonce de la 6e extinction de masse.
  • La marchandisation de la nature représenterait une manne de 10.000 milliards de dollars.

De l’abeille polinisatrice à l’extrême marchandisation de la nature… C’est à ce cheminement qu’il nous faut réfléchir.

 

Cupidité, stupidité et arrogance

L’appropriation destructive de notre commun, cette petite bande de terre, les océans et la faible couche d’atmosphère qui nous font vivre, révèle notre cupidité, notre stupidité et notre arrogance.

Cupidité, par exemple dans la recherche de profits importants et surtout immédiats par l’utilisation sans compter d’engrais chimiques et de pesticides par l’agriculture intensive.

Stupidité: nous venons de voir que seulement 950000 espèces animales ont été décrites et classées sur un total estimé à près de 8 millions. Nous détruisons les espèces animales et végétales pour notre petit confort immédiat, avant même d’en avoir fait l’étude exhaustive, d’avoir vu tout ce qu’elles pouvaient nous apporter pour nous soigner, pour nous nourrir, pour nous émerveiller de leur beauté et de leur complexité.

L’arrogance: nouvel avatar du capitalisme, vouloir reconstruire ce qu’il a participé à détruire, en s’appuyant sur les scientifiques et bien sûr en monétisant leur process.

Citons un extrait de l’ouvrage collectif 40 ans de bioéthique en France (1) célébrant les 40 ans du Comité consultatif national d’éthique:

«Les ruptures technologiques donnent à l’humanité une puissance inégalée à l’échelle de l’évolution du vivant pour modifier les espèces, mais elle s’arroge ce droit dans un contexte de connaissance partielle des processus évolutifs et d’inconnu concernant les conséquences de ses actes à moyen terme».

Qui s’arroge ce droit? En Amazonie, les 40000 membres de la tribu Ticuna, les 450 Awa, derniers chasseurs cueilleurs? Non: le modèle économique dominant.

Voyons maintenant avec deux ouvrages récents quels mécanismes sont en œuvre dans le projet de marchandisation de la Nature.

 

A) La Part sauvage du monde. Penser la nature dans l’Anthropocène, par Virginie Maris (2)

Tout d’abord, il a fallu inventer des outils comptables de valorisation, et c’est avec Virginie Maris que nous découvrons la création de ces outils.

Virginie Maris est la fille du regretté Bernard Maris, économiste, chroniqueur sur France-Inter, membre de la rédaction de Charlie Hebdo, assassiné le 7 janvier 2015 par le terrorisme islamiste. On lui doit la large diffusion de la fameuse formule de l’économiste Kenneth Boulding: «Seul un fou ou un économiste peuvent imaginer une croissance infinie dans un monde fini».

Virginie Maris est philosophe de l’environnement au CNRS, doctorante de l’Université de Montréal et spécialiste des rapports entre économie et écologie.

Ici nous retiendrons la définition de deux concepts qui ont connu un grand succès et ouvrent la voie à la marchandisation de la Nature.

Tout d’abord le capital naturel, métaphore qui désigne les éléments et les processus naturels bénéfiques pour l’Homme, et notons-le, de l’Homme seulement. Le capital naturel génère des biens et des services dits écosystémiques au même titre que le capital matériel (une usine par exemple) génère des biens.

Ensuite, les services écosystémiques sont les bénéfices que les êtres humains tirent du fonctionnement des écosystèmes.

Trois catégories de services écosystémiques ont été définies:

– Les services d’approvisionnement (ressources renouvelables comme le vent dans une éolienne) – faciles à chiffrer.

– Les services de régulation qui apportent des avantages indirects pour l’Homme (absorption du carbone, pollinisation) – plus difficiles à chiffrer, mais on a su le faire par exemple pour définir certaines compensations du genre pollueur/payeur. Ce terme de compensation a son importance.

– Services culturels (beauté de la nature, lieux de loisirs) – impossibles à chiffrer bien sûr.

Inventer de tels outils – le PIB vert par exemple – c’est sous-entendre que l’État et le Marché proposent de gérer la Nature sur le modèle de la comptabilité dans une optique coûts/avantages.

Avec les PES (Paiement pour services environnementaux), on a inventé des unités échangeables, comme les CEE (Certificat d’économie d’énergie). Quand j’émets des gaz à effet de serre, j’achète des droits à polluer et ces droits à polluer servent ensuite à financer des projets de dépollution – planter une forêt, par exemple.

Quantifier l’échange tonne de carbone émise contre tonne de carbone évitée est relativement aisé.

Ainsi, dans ma résidence, 50% des frais de raccordement à un réseau de géothermie ont été pris en charge par des CEE, et depuis des années nous abondions le marché des CEE par une taxe sur nos factures de gaz.

Mais ces processus connaissent aussi de sérieuses dérives: la société Blue carbone des Émirats-Arabes-Unis est en train d’acquérir 10% du Libéria pour compenser l’émission de gaz carbonique de son activité pétrolière. À la clef, l’abandon de terres arables pour nourrir la population locale.

Mais si on supprime une zone humide, comment compenser? Cela sous-entendrait que les milieux naturels sont substituables.

Et l’auteure, Virginie Maris, de poser d’autres questions:

– Cette comptabilité est-elle compatible avec la vraie vie du système Terre?

– Tout est-il commensurable?

– Que payeriez-vous pour conserver tel ou tel service?

– Doit-on rémunérer ceux qui se retiennent de détruire (déforestation) ?

Adopter le langage économique du marché, c’est penser les solutions du marché, aux mains des experts, voire confiées à des algorithmes. Et bien sûr, sans débats démocratiques, sans construction collective du monde de demain, sans relationnel entre les hommes.

La nature n’est pas un capital. Sa marchandisation extrême est la conséquence d’une société de croissance, d’accumulation et d’individualisme.

Mais ces approches connaissent un franc succès car elles font trois gagnants: les développeurs (industriels, bâtisseurs, compagnies pétrolières, etc.), les banques de compensation, et même certaines ONG qui y trouvent par ricochet une source de financement.

Au pire, on va jusqu’à dépendre de la destruction de la nature pour en assurer la protection.

 

B) Fin du monde et petits fours, les ultra-riches face à la crise climatique, par Édouard Morena (3)

Maintenant, franchissons une autre étape, avec Édouard Morena.

Édouard Morena est maître de conférences en sciences politiques à l’University of London Institute in Paris – ex Institut Britannique.

Le propos général du livre est de montrer comment les ultra-riches ont perçu très vite (dès la fin des années 90) combien le changement climatique pouvait impacter la valeur de leurs actifs.

Nous avons tendance à stigmatiser l’hyper-carbonisation du mode de vie des ultra-riches – leurs jets privés par exemple – mais c’est une goutte d’eau par rapport à l’impact carbone des activités économiques dont ils détiennent les leviers, via leurs investissements – ce qu’on nomme le capitalisme fossile. Rappel: 1% des plus riches détiennent 65% de la richesse du monde.

Ils ont inventé la notion de capitalisme vert, en favorisant auprès des décideurs le principe de la compensation du gaz carbonique émis par l’acquisition de puits à carbone (forêts, zones de tourbières par exemple en Amazonie, en Afrique équatoriale, en Indonésie et même dans les Highlands écossais).

C’est un vrai marché comme les marchés financiers, avec ses intermédiaires bancaires, ses conseillers – on retrouve le cabinet McKinsey – et ses communicants, qui tous s’enrichissent au passage.

C’est aussi l’idée d’investir la terre comme valeur refuge. On lit p.47: 

«Les riches et leurs conseils, parient sur l’insécurité alimentaire et l’augmentation de la demande de produits agricoles».

Ils savent aussi manipuler les opinions. On lit p.119:

«La formule gagnante à propos de cet enjeu est 2/3 espoir, 1/3 de peur. Sans espoir, les gens se referment. Sans peur, il n’y a pas d’urgence

Les plus malins prennent acte de la situation et investissent le monde des ONG de protection contre la catastrophe climatique à venir. Certaines se laissent prendre dans leurs jeux au vu des dons qu’ils sont capables de verser et se mettent à tenir des discours dans leur sens, par exemple sur l’apport de la science et des techniques de géo-ingénierie qui bien sûr sera demain au cœur des investissements des hyper-riches. On lit p.27:

«Les prescriptions de Al Gore ont pour but de renforcer la croyance que la technoscience et le capitalisme peuvent et vont résoudre la crise climatique». 

Jamais une moindre réduction des émissions de GES ou un vrai respect du vivant ne sont envisagés, car il faudrait accepter un autre modèle économique. L’auteur cite p.120 Karen Christiana Figueres Olsen, diplomate du Costa Rica, secrétaire exécutive de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques entre 2010 et 2016:

«On ne peut pas changer le modèle économique en dix ans. L’écosocialisme attendra son tour».

L’article de Romaric Godin du 30 mars 2023 dans Médiapart (4) nous rappelle que Rishi Sunak, le premier ministre britannique, a programmé le lancement du premier marché de compensation obligatoire de la biodiversité. Il s’agit pour tout projet destructeur de biodiversité – par exemple une nouvelle immense plateforme logistique Amazon – d’acheter un crédit de compensation auprès des banques d’habitat, auprès des courtiers ou des plateformes d’échange.

Comme pour les émissions de CO2, cela n’a pas vocation à freiner les destructions de la biodiversité, mais permet de continuer comme avant, et de compenser.

Mais la biodiversité ne fonctionne pas ainsi: on ne peut pas compenser la destruction d’un habitat par la construction d’un autre, entièrement différent.

Sous couvert de protéger le vivant, en créant ce nouveau marché financier, le gouvernement britannique essaie surtout de sauver la City, en grande difficulté depuis le Brexit, et de faire de Londres le futur hub (carrefour) de la compensation verte.

Et partageant la même planète que l’abeille, mais sans vraiment la même façon de l’habiter, qui retrouvons nous ici? Le trader.

Petit rappel d’un chiffre déjà cité: au niveau mondial, le World Economic Forum estime que les services écologiques, autrement dit la marchandisation de la nature, représenteraient une manne de 10000 milliards de dollars, soit plus de trois fois le PIB de la France.

Je pourrais arrêter mon propos sur ce triste tableau de l’avenir de nos enfants aux mains du néolibéralisme destructeur des biens communs qui font vivre humains comme non-humains. Mais je ne serais pas en accord avec le devoir d’espérance que porte le XS (Excess-Loss ou Excédent de sinistre).

 

Trois points pour espérer

Espérer que l’incommensurable stupidité du capitalisme prédateur va enfin être une évidence pour tous. Il faut noter un début de prise de conscience des dirigeants du monde: «L’humanité est devenue une arme d’extinction massive (…) Il n’y a pas de planète B», ce sont les mots forts et alarmants prononcés par le secrétaire général de l’ONU António Guterres, en amont de la COP15 sur la biodiversité réunissant 190 pays du 7 au 17 décembre 2022 à Montréal. Il a tenu un discours équivalent en préparatif de la COP28 sur le climat à Dubaï.

Espérer en l’extraordinaire résilience des communs: dès que l’Homme cesse de détruire, d’accaparer et se retire, la Nature se régénère très rapidement.

Espérer en s’informant des milliers d’initiatives en cours et en les soutenant. Dans le film Animal de Cyril Dion, deux adolescents, Bella et Vipulan, de la génération persuadée que leur avenir est menacé, parcourent le monde à la rencontre de nombreuses solutions positives. Espérer en mettant notre confiance dans la jeunesse militante: les grévistes du vendredi avec Greta Thunberg, les très nombreux jeunes militants engagés dans les ONG.

 

Illustration:  iStock photo.

(1) Odile Jacob, 2023, 300 pages, 24,90€.

(2) Seuil (Anthropocène), 2018.

(3) La Découverte, 2023.

(4) Biodiversité: le Royaume-Uni accélère la marchandisation, Mediapart, 30 mars 2023.

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