Pour des «paysages nourriciers»
Initiateur du mouvement international Incroyables comestibles destiné à «planter légumes et fruits dans la ville en vue d’offrir une nourriture à partager», François Rouillay vient de d’écrire avec Sabine Becker un «guide pratique» pour atteindre l’autonomie alimentaire. Une autonomie qui entraine «un nouvel aménagement de l’espace», comme le montre le développement des permis de végétaliser en ville, premier pas vers la restauration de «paysages nourriciers».
Texte publié sur Vivre et espérer.
En route pour l’autonomie alimentaire (1) est le titre d’un livre récent de François Rouillay et de Sabine Becker. Prendre ce chemin, c’est répondre au déséquilibre d’une existence humaine où le contact s’est rompu entre la terre nourricière et l’assiette de nos repas et où la continuité de notre alimentation est soumise à la menace d’une rupture dans nos chaines d’approvisionnement éclatées dans la distance géographique et soumises aux aléas de la spéculation. Cependant, ce livre nous dit bien plus. Car emprunter le chemin de l’autonomie alimentaire, c’est également s’engager dans un nouveau genre de vie, une vie en phase avec la nature nourricière. Et tout ceci implique une nouvelle éthique qui fonde une approche collaborative: «prendre soin de soi, de l’autre et de la terre» (p.62).
C’est un livre ambitieux mais aussi réaliste. Le sous-titre nous en informe: Guide pratique à l’usage des familles, villes et territoires. En effet, nous n’avançons pas dans l’inconnu. Le chemin est déjà reconnu et balisé par de nombreuses initiatives collaboratives. Et ceux qui sont déjà impliqués dans ces initiatives où la présence du vivant engendre du bonheur peuvent accéder à une joie que les auteurs mettent en lumière: «Lorsque nous sommes connectés par le partage, cette énergie, ce carburant, cette essence qui résident en nous nous permet d’avancer, d ‘évoluer, de faire tomber nos barrières, nos zones d’ombre. La joie est une immense force qui nous conduit vers l’amour libéré de nos peurs et autres pollutions psychiques, vers l’amour semblable à celui de l’enfant…» (p.95). Ce livre nous permet d’entrer dans une recherche où la vie se reconstruit différemment: un volet participatif, un volet éducatif, un volet coopératif et un volet régénératif. A chaque fois, nous découvrons de belles expériences dans une grande variété d’approches du «permis de végétaliser la ville en paysage nourricier», aux «poulaillers participatifs», «ateliers de cuisine» et «zones d’activité nourricière». C’est une collaboration inventive.
Le mouvement Incroyables comestibles
Auteur du livre avec Sabine Becker, François Rouillay a été un pionnier de cette approche au cours de la dernière décennie. Il raconte comment, à un moment propice où, consultant en politiques publiques, il s’interrogeait à leur sujet, il a découvert une approche innovante qui débute dans une petite ville anglaise. Effectivement, c’est à Todmorden que deux mères de famille, subissant le déclin économique et social du nord de l’Angleterre, ont décidé de réagir et de créer un mouvement pour planter légumes et fruits dans la ville en vue d’offrir une nourriture à partager. François Rouillay s’est engagé pour développer cette expérience en France en suscitant un mouvement, Les incroyables comestibles: «Il s’agissait de fabriquer des bacs de nourriture à partager sur un domaine privé ouvert au public ou visible depuis la rue qui enverrait un signal très fort d’offrande de nourriture que l’on aurait soi-même mise en terre» (p.19). Pendant trois ans, François Rouillay a été l’animateur de ce mouvement, travaillant «dans la foi absolue que celui-ci aurait un effet transformateur dans les quartiers et dans les villes. Et ce fut le cas» (p.19). Le mouvement s’est alors répandu à vive allure. En trois ans, il s’est propagé en France et à l’international dans plus de 3000 villes et 30 pays (2).
Ce fut une véritable épopée. François Rouillay a ainsi «accompagné des centaines et des centaines de groupes». Malheureusement, cette activité s’est révélée épuisante et a porté atteinte à sa vie privée. En mars 2015, «il décide de passer la main après trois années de bénévolat», une nouvelle étape commence. Il rencontre Sabine Becker et la perspective s’élargit. En conjuguant la compétence de chacun, ils induisent le développement d’un mouvement pour l’autonomie alimentaire. Sabine Becker a exercé pendant 32 ans la profession d’ingénieure urbaniste dans différentes collectivités publiques. Au vu des obstacles rencontrés, elle a pris conscience que son activité professionnelle «n’était pas juste» et «a cherché à comprendre pourquoi» : «Une grande quête s’en est suivie qui m’a conduite à étudier le fonctionnement de l’être humain dans les différentes dimensions qui le composent. Je me suis également formée à la connaissance des énergies dans le monde vivant des humains, mais aussi des règnes végétal, animal et minéral (p.23). Ma vision est devenue holistique et mon regard est appliqué au travail sur soi, au travail collectif et aux territoires» (p.24).
François Rouillay et Sabine Becker se sont ainsi rejoints, «lui dans le domaine de la participation citoyenne au service de l’autonomie alimentaire et donc de la restauration de la santé des personnes, des sols et de la biodiversité, et, elle, dans le domaine holistique du fonctionnement humain en matière comportementale sur les plans émotionnel et mental» (p.24). Ensemble, à la suite des expériences passées, ils ont dégagé une vision du retour à l’autonomie alimentaire et élaboré des stratégies pour sa mise en œuvre: «Il s’agissait pour nous de diffuser la connaissance à partir de méthodes pédagogiques accessibles au plus grand nombre, d’expérimenter des techniques de fabrication de sol nourricier en milieu urbain et périurbain et d’animer des réseaux de personnes volontaires engagées dans l’agriculture urbaine et la transition alimentaire sur les territoires» (p.24).
C’est dans ce but qu’ils ont créé l’Université francophone de l’autonomie alimentaire et le site francophone qui en est l’expression. Et c’est ainsi qu’ils en sont venus à publier ce livre qui présente la feuille de route de 21 actions résultant de nombreuses expériences et réflexions et permettant le retour à l’autonomie alimentaire de manière individuelle et collective.
Le succès des permis de végétaliser
Développer l’autonomie alimentaire, c’est non seulement faire face à des déséquilibres insécurisants, c’est établir une relation bienfaisante avec la nature pourvoyeuse de nourriture. Comment envisager cette autonomie? C’est «la capacité d’un territoire urbain à produire une nourriture saine permettant de répondre aux besoins quotidiens primordiaux des habitants (…) à travers une production locale constituée de fruits, de légumes, de légumineuses, de noix, de diverses céréales, d’œufs et de viandes, de poissons d’élevage en eau douce ainsi que de produits laitiers et d’huiles végétales; le tout étant récolté, voire transformé sur ce territoire, ou situé dans une proche périphérie (moins d’une heure de trajet), élevé et cultivé selon des méthodes respectueuses de la santé et de l’environnement» (p.37). Or, une telle politique requiert un nouvel aménagement de l’espace. Et cet aménagement dépend lui-même de notre niveau de conscience. Les auteurs mettent en évidence les déviations qui sont intervenues au cours des dernières décennies: «Comment se fait-il qu’au cours des cinquante dernières années, nous soyons passé des espaces nourriciers aux espaces verts d’ornement?» Alors que pendant ce temps, «les entrées de nos villes forment des espaces périurbains voués invariablement aux zones commerciales avec leurs parkings et leurs ronds points» (p.47).
Le développement de l’autonomie alimentaire requiert donc une conscience collective «et l’un des moyens pour y contribuer est tout simplement de rendre les paysages nourriciers… (…). À une plus grande échelle que celle des bacs de nourriture, cela permettrait de mettre en évidence le lien entre le sol et l’assiette et nous en redonnerait le goût» (p.68). Tout au long du livre, nous voyons comment des paysages nourriciers peuvent apparaître et se développer. Par exemple, une des premières actions recommandées est d’obtenir l’autorisation de planter légumes et fruitiers dans la ville auprès des collectivités publiques. C’est «le permis de végétaliser la ville en espace nourricier» (p.17): «Le permis de végétaliser est une pratique récente que le mouvement international Incredible edible (Incroyables comestibles ) a grandement contribué à généraliser. Il exprime avant tout une volonté politique d’ouvrir l’espace public à la participation citoyenne pour l’agriculture urbaine. Pour des questions de sécurité et de responsabilité, il a progressivement été accompagné de protocoles (conventions simplifiées entre des citoyens désireux de jardiner la ville et les services techniques de la collectivité) et d’une procédure administrative» (p.67). En France, de nombreuses villes ont maintenant officialisé leur permis de végétaliser.
C’est un chemin vers l’autonomie alimentaire mais le mouvement en ce sens est déjà bien engagé. Il manifeste une dynamique associative qui s’est déjà révélée dans la rapide expansion du mouvement des Incroyables comestibles gagnant ville après ville. La même force anime les nombreuses et diverses initiatives qui apparaissent dans ce livre. C’est le commun dénominateur des volets «participatif, éducatif, coopératif, régénératif» de la feuille de route (pp.6-7). Les maîtres-mots sont bien collaboration, coopération, participation, partage. Ainsi parle-t-on de «vergers et de jardins partagés», de «pépinières citoyennes participatives» et même de «poulaillers participatifs». comme celui dont parle François Rouillay au Québec: «Sept familles s’y impliquent en intervenant à tour de rôle pendant une semaine pour préparer la moulée, donner à manger, nettoyer et cueillir les œufs. Le service revient toutes les sept semaines» (p.110).
Tout ce mouvement, si divers dans ses expressions, s’inscrit dans «une vision commune partagée»: «Nous ne sommes absolument pas dans une démarche autarcique d’individualités en repli… La logique cosmique des choses nous indique que nous sommes interdépendants les uns des autres… Nous avons besoin les uns des autres pour rendre possible l’expression d’une intelligence collective» (p.193). La vision du livre s’exprime notamment dans l’épilogue: «Voir les choses dans leur ensemble; les fondements: eau, sol, semences, arbres; l’homme est le gardien des équilibres; l’univers est un lieu de création et d’abondance» (pp.197-199). Ce sont des pensées directrices qui orientent notre marche vers une société nouvelle, un nouveau genre de vie, une éthique. En même temps, à travers ce livre, on reconnaît le levain dans la pâte d’aujourd’hui comme l’écrit le préfacier: «Le fil conducteur de ce guide porte sur l’émersion de ce qui existe déjà, qui est là partout dans le monde, expérimenté, enseigné, mais masqué par le vacarme du modèle marchand qui domine… Il nous conduit à nous reconnecter à la terre, à celle qui nous nourrit, que nous devons préserver, entretenir, celle dont nous devons prendre soin. C’est un livre qui nous invite ainsi à rencontrer la paix» (p.10).
Illustration : jardin pilote d’Appietto, près d’Ajaccio, en Corse.
(1) François Rouillay et Sabine Becker, En route pour l’autonomie alimentaire. Guide pratique à l’usage des familles, villes et territoires, Terre vivante, 2020. François Rouillay fait le point dans une vidéo du 12 juin 2020: Comment changer la ligne du futur avec l’autonomie alimentaire.
(2) Voir Incroyable, mais vrai ! Comment «Les Incroyables Comestibles» se sont développés en France, Vivre et espérer, 28 août 2015.