« La pensée espérante est la pensée des possibles »
«Des images d’un avenir souhaitable qui n’a pas encore trouvé d’autres lieux de réalisation que les rêves ou les désirs des hommes»: dans un texte sur L’Utopie écrit dans les années 1990 et réédité aujourd’hui, Jürgen Moltmann va des «utopies partielles» qui maintiennent «vivante l’espérance» à «une réalité totalement nouvelle qui supprimerait cette réalité temporelle infirme et endommagée», pour les chrétiens le Royaume de Dieu.
Texte publié sur Vivre & Espérer.
Apparue dans les années 1960, la théologie de l’espérance de Jürgen Moltmann a répondu à une grande aspiration et suscité une dynamique qui s’est poursuivie à travers le temps (1). Cette dynamique se poursuit et garde toute son actualité comme en témoigne un petit livre publié chez Labor et Fides et intitulé: L’Utopie (2). Cet ouvrage reprend quelques textes fondateurs de Moltmann en les introduisant par un avant-propos de Marion Muller-Colard et en les accompagnant des éclairages de quelques théologiens. Nous présentons ici le premier des trois chapitres de Moltmann: Utopie et pensée utopique. La tonalité du chapitre nous apparaît dans cette profonde pensée: «La pensée espérante est la pensée des possibles» (p.17).
Du passé, du présent et du futur
Jürgen Moltmann nous appelle à réfléchir sur notre rapport avec le passé et avec le futur en passant par notre vécu du temps présent:
«La vie humaine est le temps de l’histoire. Elle est en tension entre le futur et le passé. Le futur est le domaine du possible, le passé, celui du réel; quant au présent, c’est la ligne de front sur laquelle des possibilités peuvent être réalisées».
Mais comment entrons-nous en rapport avec notre passé? Comment notre mémoire s’exerce-t-elle et quel est son rôle?
«Par le souvenir, nous rendons présentes les expériences passées, et par la mémoire, nous relions la réalité présente à la réalité passée» (p.13).
Ainsi s’établit une «continuité rétrospective». C’est la mémoire qui engendre également l’identité.
«Aussi bien individuellement que collectivement, nous trouvons et confirmons notre identité grâce à une identification remémorant notre passé» (p.13).
Notre ressenti de ces souvenirs peut être bien différent. Cependant, «ce passé peut influencer notre présent et notre futur, de telle façon que nous revenons toujours à ces évènements dont nous reconnaissons qu’ils font partie de notre histoire».
Notre regard sur le futur est moins contraint: «Au regard de l’avenir, nous rendons présentes des expériences futures possibles par l’attente» (p.14). Là aussi, notre regard peut être différent. Ainsi la peur nous rend inquiet, mais peut-être aussi «pré-voyant». Autrement,
«dans nos espoirs, nous anticipons également le futur et nous imaginons ce que serait le devenir des choses si nos désirs et nos attentes étaient exaucés. Par l’espérance, nous nous figurons un avenir désirable et concevons plans et projets pour le réaliser. Sans espoirs, ni plans, ni projets, nous passerions, aussi bien individuellement que collectivement, à coté de nos meilleures possibilités, pour la simple raison que nous ne les percevrions même pas» (p.15).
En mouvement
«Selon la forme que prend l’anticipation d’une expérience future possible, nous la nommons rêve, vision, utopie, projet ou planification.»
C’est une ouverture: «Aux modes temporels du passé et du futur, correspondent les modes d’être du réel et du possible». Certes, il n’est pas facile de prendre du large par rapport à des situations bien installées et à leurs effets, mais il y a des marges:
«À la différence du passé, ces possibilités ne sont pas fixées; en tant que possibilités futures, elles comportent toujours un facteur de hasard, de contingence, de surprise ou de déception».
«Pour l’expérience du présent comme tel, il est tout aussi important de se représenter un futur que de se souvenir du passé. Les attentes futures marquent l’expérience du présent autant que l’agir actuel… Qui envisage le futur avec sérénité y investira… Pour la vie dans l’histoire, l’orientation vers le futur est d’importance vitale. C’est la raison pour laquelle nous connaissons une grande variété de modalités selon lesquelles nous regardons vers le futur: de la peur à l’espoir, de l’attente à la planification» (pp.16-17).
Nous dépendons de cet horizon: «Si il ne se passe ‘rien de neuf sous le soleil’, nous n’avons plus qu’à nous résigner». Alors dans quelles conditions et comment pouvons-nous embrasser l’espérance?
«Tant que les systèmes politiques et économiques dans lesquels nous vivons sont ‘des systèmes ouverts’, l’espérance nous fait vivre. Dans des ‘systèmes clos’, il ne reste que la mort. Notre espérance subjective dépend de l’ouverture du monde objectif pour lequel elle s’engage en prenant soin. La pensée espérante est une pensée des possibles» (p.17).
L’approche planificatrice
«Nous pratiquons la pensée des possibles par la planification et par l’utopie.»
Jürgen Moltmann décrit et analyse l’activité planificatrice courante et parfois centrale dans nos sociétés:
«Sous le terme de ‘planification’, nous comprenons une disposition anticipante pour l’avenir. La croissance de la masse des possibilités dans la société scientifique et technique ainsi que le nombre croissant des changements sociaux en jeu rendent plus signifiante une planification à moyen et long terme, destinée à éviter ‘les mauvaises surprises’» (p.17).
On entend procéder à partir des causes et de leurs effets.
«Mais si des prévisions causales sont effectivement possibles pour des phénomènes isolés, elles ne peuvent être appliquées à des ‘systèmes ouverts’ dont le futur est encore partiellement indéterminé.»
Pour intervenir dans les systèmes ouverts, on doit faire appel aux calculs des probabilités. Par ailleurs, «référées à des réalités plus complexes et à des possibilités multiples, les planifications se trouvent toujours dans un rapport dialectique avec l’histoire faite et vécue» (p.19). Elles interfèrent avec le cours des évènements.
La planification implique et engage un choix de valeurs:
«D’année en année, nous sommes mieux équipés pour atteindre ce que nous voulons, mais que voulons-nous au juste? Il n’existe pas de planification indépendante de choix de valeurs» (p.20).
La planification est mise en œuvre par ceux qui disposent du pouvoir de l’entreprendre:
«Dans notre société, les planifications d’envergure présupposent le pouvoir économique et politique, et servent à élargir et consolider le pouvoir. Le futur doit être réalisé comme progrès du présent… Ces planifications sont au service d’une image du futur dégagée à partir des tendances et des faits, du statu quo. La mentalité planificatrice est de part en part articulée à la conservation du pouvoir. Elle ne perçoit pas le futur comme l’arrivée de nouvelles possibilités, mais comme la continuation du présent. Il ne s’agit pas de rendre réel le futur, mais d’étendre le présent» (p.20).
La pensée utopique
«Par le terme ‘utopie’, nous désignons des images d’un avenir souhaitable qui n’a pas encore trouvé d’autres lieux de réalisation que les rêves ou les désirs des hommes.»
Jürgen Moltmann évoque des œuvres écrites dans le passé et décrivant des sociétés imaginées idéales comme La Cité de Dieu de saint Augustin, L’Utopie de Thomas More, L’Abbaye de Thélème de François Rabelais, La Cité du soleil de Tommaso Campanella.
«On peut enfin dire que la ‘Réforme Radicale’ vit foncièrement d’une pensée ou d’une quête utopique.»
Depuis la Révolution française et par delà les Lumières européennes, «l’Utopie… apparaît dans le futur de l’histoire en un avenir à accomplir» (pp.21-22). Dans les criss actuelles,
«la pensée utopique est devenue pertinente pour l’avenir, prenant la forme d’un rapport révolutionnaire au statu quo… On projette ses espoirs sur une vie dans l’avenir et on les confronte à un présent porteur de mort ou lourd d’aliénations. Les utopies du bonheur et de la liberté deviennent l’espoir d’avenir de ceux qui souffrent et sont prisonniers; elles les mobilisent dans la réalisation de leurs buts» (p.22).
«On peut distinguer les buts réellement possibles et les facteurs d’espérance qui nécessairement les dépassent.»
Jürgen Moltmann rappelle de grandes luttes où l’espérance a joué un rôle important:
«Sans le ‘rêve’ de liberté et d’égalité, les noirs opprimés des États-Unis ne seraient pas descendus dans la rue avec le Mouvement pour les droits civiques de Martin Luther King. Sans le rêve d’une dignité propre, bien des peuples ne se seraient pas soulevés contre la dictature qui les opprimait, ni Nelson Mandela contre le régime d’apartheid de l’Afrique du Sud».
Dans les Temps modernes européens, les utopies se sont mobilisées, soit pour l’égalité, soit pour la liberté, utopies socialistes ou utopies démocratiques. Mais l’un ne va pas sans l’autre:
«Pas de liberté sans justice, pas de justice sans égalité» (p.24).
Ainsi, l’utopie socialiste de l’Union soviétique s’est effondrée. Aujourd’hui,
«l’utopie capitaliste de la marchandisation globale de toutes choses et de la démocratie libérale a pris sa place. Selon Francis Fukuyama, la société du marché global doit être ‘la fin de l’histoire’. Mais tant que le libre marché récompensera les forts et pénalisera les faibles, il y aura des utopies opposées qui maintiendrons vivante l’espérance du peuple. Car cette ‘utopie universelle du statu quo’ n’est souhaitable que pour le premier monde. A long terme, elle détruit l’humanité et la planète» (p.25).
Le Royaume de Dieu: nouvel avenir de l’humanité
Jusqu’ici, ce sont des utopies partielles qui ont été présentées:
«La forme ultime du désir humain a toujours été appelée le ‘Bien Suprême’ et identifiée à une réalité totalement nouvelle qui supprimerait cette réalité temporelle infirme et endommagée. Ce furent les religions, et, parmi elles, avant tout les religions d’espérance abrahamiques – judaïsme, christianisme, islam – qui attendent de l’avenir de l’histoire cette alternative totale».
Là où il y a espérance, elle tient lieu de religion, et la vérité de la religion est la lumière de cette utopie alternative et totale, «espérance en finalité et totalité» (p.25).
Au chapitre suivant, Jürgen Molmann abordera la pensée eschatologique. En christianisme, le Royaume de Dieu est une réalité primordiale:
«L’utopie totale du ‘Royaume de Dieu’ n’apporte pas un nouvel avenir historiquement situé, mais un nouvel avenir de l’histoire toute entière. Avec lui prend fin le temps historique et s’ouvre l’éternité. C’est pourquoi, dans ce ‘Royaume de Dieu’, non seulement prennent fin famine et esclavage, mais avec eux disparaît tout le ‘schème’ de ce monde à l’envers: péché, mort et diable». (p.26).
Cette nouvelle réalité est appelée à s’étendre au monde entier:
«Cet accomplissement n’est pas seulement attendu par le monde humain n’ayant pas encore été racheté, mais également par ‘la création gémissant dans les douleurs de l’enfantement’ (Romains 8,19). Il figure le dépassement de toute détresse et l’exaucement de tous les désirs. Puisque tout agir humain produit de nouvelles détresses, cette utopie totale a été liée à l’expérience religieuse et rapportée à la présence de la transcendance, c’est-à-dire à Dieu» (pp.26-27).
Dans un avant-propos, l’écrivaine et théologienne protestante Marion Muller-Colard nous dit «l’actualité» du texte de Jürgen Moltmann qui date pourtant des années 1990 (p.7). Avec elle, nous pouvons considérer l’utopie en terme de «dynamique» et «c’est dans cette perspective que Jürgen Moltmann nous offre une perspective inspirante». Nous retrouvons ici quelques paroles décisives de Moltmann comme:
«Pour la vie dans l’histoire, l’orientation vers le futur est d’importance capitale».
Et, dans cette démarche, elle aussi reprend l’affirmation:
«La pensée espérante est la pensée des possibles» (p.8).
Illustration: Washington, le 28 août 1963, jour où Martin Luther King prononça le «I have a dream».
(1) Quelle vision de Dieu, du monde et de l’humanité en phase avec les aspirations et les questionnements de notre époque?, Vivre & Espérer, 10 août 2017.
(2) Jürgen Moltmann, L’Utopie, avant-propos de Marion Muller-Colard, Labor et Fides (Dossier de l’encyclopédie du protestantisme 10), 2023.